| Le mot destin exprime ce qu'il y a de fixé, de décrété et par conséquent de nécessaire dans les êtres et dans les événements. Les idées que ce mot désigne ont pris différentes formes dans l'histoire de la pensée humaine. Elles ont d'abord revêtu une forme théologique, puis elles ont pris une forme métaphysique; elles ont enfin adopté une forme scientifique ou positive. Chez les Grecs, le rôle du destin est rempli par une puissance redoutable et mystérieuse qui s'impose à Zeus lui-même; elle se nomme Aïsa ou Moïra. Aïsa et Moïra expriment « la part » qui appartient à chaque humain, le lot de bonheur ou de malheur qui lui est échu. Cette part, ce lot nous est assigné sans qu'il soit possible d'y rien changer. Zeus lui-même doit laisser s'accomplir les arrêts de la Moira. « Les dieux eux-mêmes, dit Homère, ne peuvent soustraire un héros qu'ils aiment à la mort commune à tous, quand la Moira pernicieuse l'a saisi pour le coucher dans la mort. » (Odyssée, III, 236.) Dans les poètes postérieurs à Homère et à Hésiode, la Moira se partage entre trois divinités qui héritent de son nom, les trois Moïrai (assimilées par les Romains aux Parques), et Euripide (Peleus, fragm. 2) nous les montre assises au pied du trône de Zeus. Chez les Latins, le Fatum remplit vis-à-vis de Jupiter et des autres dieux le rôle de la Moira grecque. Le mot fatum exprime ce qui a été dit, arrêté, énoncé dans le décret éternel à propos de chaque être ou de chaque événement. Il semble que les Anciens aient considéré l'histoire du monde comma déjà écrite ou racontée dans un esprit préexistant. La parole de cet esprit, son verdict (fatum), est l'ensemble des événements qui doivent se réaliser. Avec les philosophes, la conception du destin devint plus abstraite et un peu moins inflexible. Aristote admet que le premier moteur immobile meut par son attrait la substance incorruptible des cieux; ceux-ci à leur tour meuvent par une impulsion directe et mécanique le monde sublunaire, et tous les événements matériels dépendent de cette impulsion. C'est cette liaison des mouvements matériels qui constitue le destin. Seule, la volonté humaine lui échappe en ce qui dépend de nous. Deux pouvoirs se partagent donc la production de mouvement dans le monde, le destin, è eimarmenè, et ce qui dépend de nous, to ephèmin. Ce sont surtout les stoïciens qui ont fait de l'eimarmenè le ressort moteur de l'univers. « La cause dépend de la cause, l'ordre immense des choses commande les événements publics et privés. » (Sénèque, De Provid., V.) « Le destin est cette nécessité de toutes les choses et de toutes les actions qu'aucune force ne rompt. » (Sénèque, Quaest. natur., II, 36.) « Tous les événements se tiennent, tous se répondent; un seul changé change tous les autres; le sage ne peut remuer le doigt sans mettre en branle l'univers. » (Plutarque, De Commun. not., XII.) Les stoïciens admettent bien que quelque chose dépend de nous; il l'appellent, comme Aristote, to ephèmin, mais ils croient que cela se borne à l'assentiment intérieur de la volonté. Nous n'avons aucun pouvoir sur les mouvements extérieurs et mécaniques, pas même sur nos propres membres. Notre force est tout intérieure et intentionnelle. Chez tous les philosophes qui ont suivi jusqu'à Descartes, on trouve des traités particuliers, De Fato, qui tantôt étendent, tantôt restreignent la puissance du destin, mais reconnaissent tous l'existence d'un enchaînement des causes mécaniques dans l'univers, enchaînement qu'ils appellent du nom de fatum. Au moment où disparaissaient les traités De Fato, Descartes, par le mécanisme auquel il soumet la monde matériel tout entier, professait une nouvelle doctrine du destin. Seulement, fondée sur les mathématiques au lieu de l'être sur les conceptions métaphysiques, cette doctrine devenait à la fois plus rigoureuse et mieux démontrée. Elle tendait à sortir de la philosophie pour entrer dans la science positive. Cette tendance de la physique cartésienne à tout expliquer par la mécanique est devenue la règle de la physique moderne et la loi de la science contemporaine. On ne parle plus maintenant du destin, mais on parle du déterminisme universel. C'est la même conception qui reparaît sous un autre nom. Seulement on a pu aujourd'hui découvrir beaucoup de ces corrélations de causes que les anciens philosophes affirmaient sans les connaître; on a pu mesurer ces corrélations. La science contemporaine est ainsi arrivée à montrer que tout phénomène exige une certaine quantité de mouvement antérieur pour être produit et que la quantité de mouvement apparent restait constamment la même. Rien ne se crée, rien ne se perd. La loi de la conservation de l'énergie est devenue le principe de la science positive. Les mouvements actuels sont le résultat de mouvements antérieurs, et il n'y a dans le monde rien autre chose que des mouvements. La science positive prétend, en effet, que les phénomènes psychologiques ne sont que la traduction interne des phénomènes physiologiques, la pensée est l'expression consciente d'un état du cerveau. Il suit de là que tout état de conscience est l'infaillible résultat des "mouvements" cérébraux. Or, ces mouvements eux-mêmes dépendent des mouvements extérieurs, de la circulation, de la respiration, de la constitution, de l'état de l'atmosphère, etc. Par conséquent, nos volitions sont, comme tous nos autres états, déterminées par toutes leurs circonstances antécédentes. Rien en nous ni hors de nous ne saurait échapper à l'universel déterminisme, équivalent actuel du destin antique. Ceux mêmes qui, parmi les savants et les philosophes, ne sauraient aller si loin, sont obligés d'admettre un ordre déterminé des événements mécaniques, et, par conséquent, de professer la croyance à un destin scientifique, de tout point semblable au destin philosophique des anciens. (G. Fonsegrive).
| En bibliothèque - Decharme, Mythologie de la Grèce antique; Paris, 1876, in-8. - Ch. Plaix, la Nature des dieux; Paris, 1890, in-8. - Preller, les Dieux de l'ancienne Rome, trad. fr. - Fouillée, la Liberté et le Déterminisme; Paris, 1884, in-8, 2e édit, - Balfour-Stewart, la Conservation de la force; Paris, 1875 in-8.- Fonsegrive, Essai sur le libre arbitre; Paris, 1887, in-8. | | |