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Les
Grandes compagnies
Les compagnies étaient
des troupes d'aventuriers, soldées par les princes en temps de guerre,
et vivant de pillage et de rançons en temps de paix ou de trêve.
Au Moyen âge, elles apparurent dès
que les suzerains, ne trouvant plus les ressources humaines suffisantes
dans leurs contingents féodaux, commencèrent à payer
des bandes de soudoyers, formées par le hasard, la misère,
l'habitude des guerres privées ou le goût des aventures.
Les premières
bandes de ce genre, en France, sont signalées par Suger
à l'époque de la croisade
de Louis VII, au milieu du XIIe
siècle. Ce sont des Aragonais,
Basques, Navarrais, Mainades, Triavordins, Paillards, Brabançons,
Cotereaux et Routiers. L'empereur Frédéric Barberousse, Henri
II et Richard Coeur de Lion, roi
d'Angleterre, en prirent à leur solde. En vain, l'Eglise
lança contre ces routiers ses plus redoutables anathèmes
(Concile
de Latran, 1179).
Plus efficace fut la résistance spontanée des paysans du
centre et du midi du royaume : ainsi se forma, grâce à l'initiative
d'un obscur artisan d'Auvergne, durant,
la puissante association des confrères de la Paix de Marie (Capuciati,
Pacifici, etc.). Ses succès furent considérables; à
Dun-le-Roi, douze mille routiers restèrent sur le champ de bataille.
La confrérie avant succombé sous les coups des seigneurs,
les compagnies pillardes reparurent; elles se mirent au service des rois
d'Angleterre et de France, Richard Coeur de Lion et Philippe-Auguste;
leurs chefs étaient, du coté français, Codoe, seigneur
de Gaillon; du côté anglais, Algaïs, Louvart, Mercadier.
Mercadier surtout fut le compagnon inséparable du roi Richard dans
les guerres d'Aquitaine (1183-1199)
et le confident de ses dernières heures. Les routiers prirent encore
part, au XIIIe
siècle, aux guerres des Albigeois
dans les armées de Simon de Montfort
et de Raymond de Toulouse.
Les grandes guerres
du XIVe
siècle virent reparâtre les
bandes errantes : ce fut surtout pendant la longue lutte de la France contre
l'Angleterre, dite guerre de Cent ans.
A la faveur des invasions anglaises, des soudoyers au compte d'Edouard
III occupèrent un grand nombre de lieux fortifiés du plat
pays de France. De plus, le 1er août
1359,
le roi de Navarre, Charles le Mauvais,
s'allia au roi d'Angleterre contre Jean II;
des bandes navarraises se joignirent désormais aux bandes anglaises.
Lorsque la paix fut faite à Brétigny et à Calais
(1360),
toutes les compagnies se trouvèrent livrées à elles-mêmes;
n'étant plus soldées, elles restèrent établies
dans les châteaux qu'elles occupaient, malgré les stipulations
du traité (Traité de Calais, articles 27 et 28), continuant
à faire des prisonniers et à ravager les campagnes.
S. Luce (Hist.
de Bertrand Du Guesclin, ch. x) a décrit l'existence ordinaire
de ces compagnies du XIVe
siècle. Elles étaient composées
des éléments les plus variés, gens d'origine et de
nationalité différentes, ignorants et grossiers, cruels envers
les prisonniers qui ne pouvaient payer rançon, aimant le luxe, les
habits grotesques, les pays plantureux; leurs plaisirs étaient les
repas copieux, le viol et la lutte. La compagnie faisait un tout complet
avec ses équipages, ses ouvriers, clercs, médecins, cuisiniers,
brocanteurs. Lorsque les chefs étaient fatigués de leur vie
incertaine et vagabonde, ils entraient au service du roi de France, comme
l'archiprêtre Arnaud de Cervole. Parmi les chefs les plus fameux,
on peut citer les Anglais Robert Knolles, Jean
Jouël, Jean Hakwood, le Wallon Eustache d'Auberchicourt, etc. Les
pays où ils séjournaient de préférence étaient
les pays riches où les pâturages étaient beaux et le
vin abondant : Normandie, Ile-de-France,
Bourgogne,
Bas-Languedoc, etc. Froissart a laissé
sur les principaux chefs des récits pleins de pittoresque, dont
le plus connu est celui de la vie de Mérigot Marchès.
Ces compagnies restèrent
presque toutes dans le royaume tant que dura la paix (1360-1369).
En Normandie, les bandes installées dans les abbayes fortifiées
et les châteaux furent vivement attaquées et poursuivies par
Bertrand
du Guesclin, qui finira par en venir à bout, au moins pour quelque
temps. Avant qu'il n'y parvienne, cependant, en Bourgogne et en Lyonnais,
plusieurs compagnies se réunirent sous le nom de Grande-Compagnie
de Tard-Venus.
Les Tard-Venus.
On appelle ainsi
des gens de guerre licenciés après le traité de Brétigny
(8 mai 1360),
qui désolèrent une grande partie de la France. Ces soudards,
tant Français qu'étrangers, Bretons, Gascons, Anglais, Allemands,
Brabançons, Navarrais, etc., ne pouvant plus vivre de leur métier
pendant la paix, se répandirent dans la plupart des provinces, portant
de tous côtés le pillage, la dévastation et le meurtre.
Ceux qui ravagèrent la Champagne, la Bourgogne et le Lyonnais
furent nommés les Tard-Venus, c.-à-d. venus après
d'autres.
Ils formèrent
la plus connue des Grandes Compagnies, composée de plusieurs bandes,
dont l'effectif s'éleva jusqu'à 15 000 hommes. Sous la conduite
de Séguin de Badefol, seigneur gascon, et de Petit Meschin, aventurier
de basse naissance, ils prirent Joinville (25 décembre 1360),
envahirent la Bourgogne, le Forez, le Lyonnais, s'emparèrent du
Pont-Saint-Esprit, menacèrent le pape à Avignon
et parcoururent encore tout le pays de Lyon
à Tarascon et de Tarascon à Perpignan.
Dans le Languedoc. Ils s'emparèrent aussi des châteaux
de Rive-de-Gier et de Brignais, d'où
ils menacèrent Lyon (1362).
Le comte de Tancarville,
lieutenant général du roi dans les pays de Champagne, Bourgogne
et Forez, Jacques de Bourbon, comte de La Marche
et son fils, Pierre de Bourbon, réunirent un grand nombre de seigneurs
et s'avancèrent jusqu'à Brignais, à 10 kilomètres
au Sud de Lyon, où ils rencontrèrent les Tard-Venus, qui
leur infligèrent une sanglante défaite (6 avril 1362).
Beaucoup de seigneurs, notamment le comte de Forez, furent tués;
Jacques et Pierre de Bourbon, moururent, quelques jours après, de
leurs blessures; le comte de Tancarville, le fameux Arnaud de Cervole,
dit l'Archiprêtre, etc., furent pris dans cette désastreuse
journée. Les Tard-Venus étendirent ensuite leurs déprédations
jusque dans la Franche-Comté
et l'Auvergne, où Séguin de Badefol s'empara de Brioude
(septembre 1363).
L'année suivante on le retrouve dans le Lyonnais, où il prit
encore Anse (entre Lyon et Villefranche), le 1er
novembre 1364,
qu'il rendit en 1365,
après un arrangement obtenu par Urbain V, moyennant 40 000 florins
et l'absolution.
C'est de cette époque
que datent aussi les premières tentatives pour détourner
les Compagnies vers d'autres pays. Déjà en 1361,
le marquis de Montferrat avait ainsi voulu en appeler quelques-unes en
Italie; ce furent les mêmes qui, en Provence, reconnurent pour roi
de France le Siennois Giannino Gucci, prétendu fils de Louis
X (Jean Ier).
et, en 1362,
le maréchal d'Audreliem signa un traité à Glermont
avec don Enrique de Trastamare, bâtard d'Alonzo VI et prétendant
au trône de Castille, qui devait emmener en Espagne les routiers
du Bas-Languedoc. Urbain V espéra vainement encore, en 1362,
en faire partir une partie pour la croisade. En 1363,
le pape et Charles V tentèrent, toujours
sans succès, d'expédier les compagnies au roi de Hongrie
pour faire la guerre aux Turcs.
Bertrand
du Guesclin fut plus heureux : avec l'aide et l'argent du roi, il réunit
à Châlons des compagnies de Normandie,
Champagne,
Bourgogne, et se mit à leur tête;
à Avignon, il força le pape à donner de l'argent et
à lever l'excommunication prononcée contre les routiers dès
le 27 mai 1364.
Puis cette armée passa les Pyrénées et vint en Castille
combattre don Pedro le Cruel et installer
à sa place don Enrique. Licenciées après la fuite
de don Pedro, les compagnies étaient retournées au Nord des
Pyrénées, et recommençaient leurs pillages jusqu'à
la Loire, quand elles furent réunies de nouveau, mais cette fois
par le prince de Galles qui, parti de Bordeaux, allait rétablir
don Pedro sur le trône de Castille. Don Enrique et du Guesclin furent
battus par leurs soldats de l'année précédente à
Navarette (3 avril 1367).
Une troisième expédition fut faite en 1368
: Du Guesclin y conduisit encore des routiers du Languedoc
et d'Auvergne; elle aboutit, en août,
à la bataille de Montiel qui restaura définitivement le pouvoir
de don Enrique. Ces allées et venues, tout en soulageant le royaume,
ne suffirent pas à le délivrer. Mais, dès l'année
suivante (1369),
la guerre étant rouverte entre la France et l'Angleterre, les compagnies
trouvèrent à qui offrir leurs services.
Des faits analogues
se produisirent lorsque, pendant les trêves qui occupèrent
la première partie du règne de Charles
VI, un grand nombre d'hommes d'armes demeurèrent sans ressources
sur le plat pays. Durrieu (Les Gascons en Italie) a raconté
avec vivacité les efforts faits par des chefs gascons, Jean III
et Bernard d'Armagnac, Bernard de la Salle, pour entraîner les nouvelles
bandes en Italie et les utiliser dans les guerres perpétuelles que
se faisaient les papes, les Visconti Milan,
les républiques de Sienne et de Florence
ou les prétendants au royaume de Naples,
à la fin du XVe
siècle.
La Compagnie blanche.
La Compagnie blanche,
commandée par le célèbre John Hawkwood, dit Jean Acuto,
pendant une trentaine d'années au XVe
siècle était autre ce ces
Compagnies. Il s'agissait une bande d'aventuriers anglais qui servit tour
à tour le pape, les princes et les républiques d'Italie.
La paix de Brétigny, jurée
à Paris le 10 mai, par le régent,
au nom du roi de France, et le 10 mai 1359
par le prince de Galles, au nom du roi d'Angleterre, avait laissé
sans engagement un grand nombre de compagnies anglaises, qui, mécontentes
de la paix, continuaient de parcourir le pays et de rançonner les
paysans et les bourgs. Le marquis de Montferrat, ayant été
abandonné par la Grande-Compagnie que commandait Anéchino
de Bargardo, alors qu'il soutenait la guerre que lui faisait Galéas
Visconti, et ne sachant à qui s'adresser en Italie, fit marché
avec l'une des bandes anglaises qui dévastaient la France. Cette
compagnie, connue de l'autre côté des Alpes sous le nom de
Compagnie
blanche anglaise, était alors commandée par Albert Sterz.
Philippe Villani, un historien contemporain,
parle ainsi des aventuriers qui composaient la Compagnie blanche :
«
Ardents et cupides, familiarisés au meurtre et à la rapine,
ils étaient prompts à saisir le fer, car ils se souciaient
peu de leurs personnes; mais, quand il s'agissait de combattre, ils s'empressaient
d'obéir à leurs chefs, bien que dans les campements, à
cause de leur audace imprudente, ils se dispersassent sans ordre, de manière
à recevoir facilement de gens courageux dommage et honte.
Leur armure se composait
d'une cuirasse, de brassards, de cuissards, de jambières, de dagues
et d'épées solides, d'une lance, armes dont ils se servaient
volontiers, même à pied, et chacun d'eux avait un ou deux
pages, selon ses ressources. Aussitôt qu'ils avaient déposé
leurs armes, les pages s'occupaient de les polir, de telle sorte que, au
moment de la lutte, elles brillaient comme des miroirs, ce qui donnait
aux guerriers un aspect plus redoutable. D'autres étaient archers,
avec des arcs d'ifs et longs; toujours prêts à obéir;
ils maniaient cette arme avec une grande habileté.
En général,
ils combattaient à pied et donnaient aux pages leurs chevaux à
garder; ils se formaient en files presque rondes, et tenaient la lance
par le milieu, comme on le fait avec les pieux pour attendre le sanglier.
Ainsi disposés et serrés, ils s'avançaient à
pas lents, lances basses, contre l'ennemi en poussant des cris terribles,
et il était difficile de pouvoir les rompre. Comme l'expérience
le démontre, ils étaient plus propres à chevaucher
de nuit et à piller qu'à tenir la campagne, plus heureux
par la ldcheté des Italiens que par leur courage. Ils avaient des
échelles composées de plusieurs morceaux, dont le plus grand
était de trois échelons, et tous s'adaptaient l'un à
l'autre à la façon d'une pompe, de manière qu'ils
seraient montés sur la plus haute tour. »
Telle était la
bande anglaise dont Acuto devint le chef quand Bogardo, qui s'était
unie à elle, s'entendit avec Sterz pour former une autre compagnie
sous le nom de Compagnie de l'Etoile. Sous la direction d'Acuto,
la Compagnie blanche, qui avait déjà détruit cinquante-trois
forteresses, devint une bande de furieux, pillant et saccageant les villes
ennemies et souvent aussi les villes alliées, violant les femmes
et égorgeant jusqu'aux enfants qu'ils embrochaient avec leurs lances
et qu'ils portaient ainsi au milieu des cités terrifiées.
Comme les autres chefs de bandes, Acuto vendait ses services au plus offrant
et trahissait celui qui le payait quand un autre venait lui proposer une
somme plus forte.
En 1363,
on le trouve secondant Barnabas Visconti et
se faisant accorder la main de Donnina Visconti. La Compagnie blanche comprenait
alors cinq cents cavaliers et deux mille fantassins. A leur tête,
Acuto, que Barnabas Visconti avait envoyé au secours de Pise que
les Florentins bloquaient, dévasta la campagne, s'avança
jusque sous les murs de la ville ennemie et fit pendre devant ses portes
trois ânes avec les noms de trois magistrats florentins. Mais, malgré
tous ses efforts, il ne parvint pas à s'emparer de la ville, et
fut même obligé de s'enfuir. De retour à Pise, ne pouvant
obtenir des magistrats pisans la dernière solde due à ses
compagnons, il fit promettre à Jean Agnello de leur compter le montant
de l'arriéré et le fit proclamer doge.
La paix signée,
Acuto ne tarda pas à se brouiller avec les Visconti
qui avaient plusieurs fois tenté de le faire assassiner. En 1371,
trouvant l'occasion de se venger d'eux et de piller encore, il s'engage
dans la ligue du pape Grégoire Xl contre
les Visconti et les bat sur le Penaro (5 janvier 1372)
et à Chiesi (8 mai 1372);
puis, poussé par le pape, il dévaste la Toscane, pillant
tout sur son passage. Trahissant la cause du pape, il vend aux Florentins
130 000 florins son inaction et refuse de marcher contre eux; ne pouvant
lui offrir une pareille somme pour l'amener à rentrer en Toscane,
Grégoire XI lui confie la pacification de la Romane qui vient presque
tout entière de se déclarer contre lui. Acuto donne à
sa compagnie le nom de Sainte et dévaste la Romagne sous
couleur de religion. En 1376,
l'évêque d'Ostie l'appelle à son secours et le charge
de résister à Manfred, mais en lui déclarant ne pouvoir
le payer par avance; Acuto se fâche, fait arrêter trois cents
des principaux citoyens de Faenza, en bannit onze mille autres, et abandonne
les femmes et la ville aux soldats.
Ces excès
commis, Jean Acuto vendit la ville au duc d'Este,
moyennant 40 000 florins, puis la lui reprit pour la donner à Manfred
qui, moyennant la possession de Faenza, Bagnocavallo et Castrocaro, s'engageait
à servir le pape. Mais le pape rêvait d'écraser Florence.
Il lance de nouveau la Compagnie blanche en Toscane et donne à Acuto
deux compagnons dignes de lui, le légat Robert de Genève
et le Breton Malestroit. De nouveau les villes sont mises à feu
et à sang; on égorge les habitants de dix cités et
le viol est commis sur les places, à la vue des soldats ivres et
fous, puis les victimes sont pendues. Césène devint la proie
des flammes et les femmes, nues, souillées, mourant de faim, sont
exposées à la fureur des aventuriers. Acuto, pris de pitié,
parlait de faire cesser le massacre, mais le légat, refusant, s'écriait
:
«
Du sang, je veux du sang! égorgez tout le monde sans épargner
personne! »
Les troubles de Naples
lui offrirent un nouveau champ à exploiter. C'est, dit-on, par les
conseils d'Acuto que Charles III laissa se fondre d'elle-même, par
la famine, l'armée du compétiteur que le pape lui avant suscité.
En 1382, nous trouvons Jean Acuto servant, conjointement avec Antoine de
la Scala, la république de Venise,
et portant la désolation jusqu'aux portes de Vérone
et de Vicence. En 1387, nous retrouvons la Compagnie blanche et son chef
aidant François Ier
de Carrare, seigneur de Padoue, contre
son ancien compagnon Antoine de la Scala et contre les Vénitiens
dont il avait abandonné la cause. En 1390,
dans la guerre de Florence et de Bologne
contre Visconti, Acuto eut à combattre un autre condottiere célèbre,
Jacques del Verme, à la solde des Visconti.
Il s'avança jusqu'à Brescia et à quatre milles de
Milan, et se proposait d'attaquer cette ville, lorsque la défaite
de son auxiliaire, le duc d'Armagnac (25 juillet1391),
l'obligea de se retirer dans la plaine véronaise. Comme il avait
établi son camp sur le sommet d'une colline, Jacques de Vérone
ouvrit les digues de l'Adige et transforma la colline en une île,
puis il lui envoya par raillerie un renard enfermé dans une cage.
«
Le renard trouvera bien le moyen de sortir du piège », répondit
Acuto.
En effet, il découvrit
un gué, marcha dans l'eau un jour entier et réussit à
mettre son armée, alors forte de 6000 hommes, en sûreté.
Florence
lui payait alors 2000 florins par an, l'exemptait d'impôts lui et
son fils, donnait de riches dots à ses trois filles et assignait
un douaire à sa femme. A sa mort, qui survint en 1394,
on lui fit des obsèques de prince, un mausolée lui fut érigé
à Sainte-Marie des Fleurs et le roi d'Angleterre réclama
ses cendres. Le portrait d'Hawkwood a été peint par Paolo
Uccello, sur une des parois intérieures de la cathédrale
de Florence (Sainte-Marie des Fleurs).
Les Ecorcheurs.
Au siècle
suivant, les ravages des compagnies recommencèrent en France, grâce
à la reprise active de la guerre anglaise et à la rivalité
des maisons d'Orléans et de Bourgogne.
Dès 1411
et 1412,
le Nord et le Centre sont parcourus par des bandes armées, d'origine
diverse, la plupart étrangères. Dans le Midi, en Languedoc,
en Gévaudan, Auvergne,
Velay,
les routiers n'avaient jamais disparu; les guerres privées, plus
fréquentes dans cette partie du royaume, contribuaient à
les y maintenir. Sous Charles VII, au temps
de l'occupation anglaise et de Jeanne d'Arc, les
compagnies devinrent plus fortes que jamais; on y comptait des Anglais,
des Français, beaucoup d'Espagnols et d'Allemands. Parmi les chefs
espagnols, le plus célèbre fut Rodrigue de Villandrando,
de Castille, dont Jules Quicherat a raconté
les courses des bords du Rhône à ceux de la Garonne, et de
l'Ebre à la Marne. A côté de lui, il faut citer des
capitaines du roi comme Saintrailles et La Hire, le bâtard de Bourbon,
Antoine de Chabannes, Jean de Salazar, Floquet,
Forte-Espice, Tempeste, etc. Les plus terribles furent à l'Est du
royaume, en Champagne,
Lorraine
et Bourgogne, les Ecorcheurs, dont
les cruautés furent inouïes.
Ces gens de guerre
exercèrent dans toute la France un véritable brigandage.
On pourrait sans doute donner ce nom aux bandes de mercenaires, grandes
compagnies, armagnacs,
routiers, qui, pendant toute la guerre de Cent
ans, commirent partout les plus horribles ravages; mais il s'applique
particulièrement aux aventuriers qui, de 1435
à 1445,
se signalèrent par une recrudescence de déprédations
et de férocité.
Après le traité
d'Arras (20 septembre 1435),
quand il fallut évacuer les places rendues au duc de Bourgogne,
les garnisons de la Champagne licenciées par le connétable
de Richemont formèrent des bandes qui s'associèrent bientôt
avec d'autres pour le pillage et le butin. Le pillage, la dévastation,
l'incendie, le viol, le meurtre marquaient partout le passage des écorcheurs.
Après eux venaient encore les retondeurs, ainsi nommés parce
que
«
ils retondoient tout ce que les premiers croient failly de happer »
(O. de La Marche).
Ni les ordonnances royales,
ni la sévérité, pourtant si redoutée, du connétable,
ne purent même atténuer le mal. La résistance des écorcheurs
fut, avec celle de la féodalité, le principal obstacle aux
réformes militaires si ardemment réclamées par les
Etats généraux de 1439,
et la principale cause de la Praguerie (1440).
Quand la trêve de Tours (20 mai 1444)
suspendit les hostilités entre la France et l'Angleterre, le péril
devint encore plus menaçant.
Lorsque Charles
VII eut reconquis la plus grande partie de son royaume et son gouvernement
recouvré sa force et sa régularité, d'efficaces mesures
furent prises pour délivrer la France des compagnies. Le dauphin,
le roi lui-même, en emmenèrent une partie, l'un en Suisse,
combattre les cantons au profit de l'empereur Frédéric Ill,
l'autre tenter de soumettre Metz révolté
contre René d'Anjou. Ce qui fut le plus utile, ce furent les ordonnances
et lettres contre le brigandage ou pour le paiement régulier de
la solde, des 5 avril, 19 septembre, 22 décembre 1438,
surtout la pragmatique sanction
du 2 novembre 1439,
sur l'organisation des troupes royales. L'exécution fut immédiate
et énergique en Lorraine, dans le centre, en Anjou, en Bretagne,
aux environs de Paris, etc. Enfin une ordonnance,
publiée à Nancy au commencement
de 1445,
acheva cette oeuvre réparatrice : la meilleure partie des compagnies
qui restaient forma le premier élément des compagnies ordonnances;
le reste fut congédié et mis hors du royaume. On était
désormais proche de la fin des bandes des routiers. Cependant,
en France, l'entreprise de leur intégration aux armées régulières
occupera encore toute la Renaisssance.
L'enrégimentation
des bandes.
En 1480,
Louis
XI réunit les bandes à son service au camp de Pont-de-l'Arche,
les fait exercer et discipliner par des Suisses et les envoie garder ses
provinces nouvellement acquises, l'Artois
et la Picardie. C'est là l'origine
des bandes de Picardie qui doivent former plus tard le régiment
de ce nom, le plus ancien de l'infanterie française. Nous voyons
ensuite d'autres bandes guerroyer à la solde des Fraçais
en Italie. Louis XII, dans une ordonnance du
15 janvier 1508
« pour la conduite des gens de pied en l'armée de delà
les monts », prescrit de n'admettre sous les enseignes de l'armée
d'Italie que « gens de bien et bons compagnons de guerre »,
et, peu de temps après, les bandes de Piémont peuvent être
comparées aux bandes de Picardie. L'armée de Marignan
contient huit bandes ou enseignes formant ensemble 4000 hommes. En 1521,
François
ler,
dit Martin du Bellay dans ses Mémoires, partage son royaume
en quatre gouvernements et les bandes françaises forment quatre
groupes principaux bandes de Guyenne, Picardie,
Champagne et Piémont. Ces troupes,
levées avec une certaine régularité, présentent
une discipline satisfaisante, mais à côté d'elles on
voit se former, en temps de guerre, d'autres bandes irrégulières
qui renouvellent volontiers les exploits des routiers et des malandrins
du Moyen âge.
Brantôme a
laissé du type de ces aventuriers un portrait bien connu, mais trop
curieux et trop pittoresque pour que nous l'omettions ici.
«
Habillez plus à la pandarde vraiment, comme l'on disait de ce temps,
qu'à la propreté; portants des chemises à longues
et grandes manches, comme Bohêmes de jadis et Mores, qui leur duraient
vestues plus de deux ou trois mois sans changer [...]. Montrants leurs
poictrines velues et pelues et toutes descouvertes, les chausses plus bigarrées,
dechicquetées et balafrées, usant de ces mots; et la pluspart
montroient la chair de la cuisse, voire des fesses [...]. C'estoient, la
pluspart, gens de sac et de corde, méchants garnements, échappez
à la justice, et surtout force marquez de la fleur de lys sur l'espaule,
essorillez et qui cachoient les oreilles, à dire vray, par longs
cheveux hérissez, barbes horribles, tant pour ceste raison que pour
se montrer effroyables à leurs ennemis.-»
Pour arrêter les
exactions de ces dangereux auxiliaires, François
ler,
dans un édit, en 1523,
prononce la peine de mort contre quiconque lèvera des gens de guerre
sans la permission du roi et livre à la merci de qui pourra les
prendre :
«
ces aventuriers, gens vagabonds, oiseux, perdus, meschants, flagitieux,
abandonnez à tous vices, larrons, meurtriers, faits pour nuire à
chascun, lesquels sont coustumiers de manger et dévorer le peuple,
battre, chasser et mettre le bonhomme hors de sa maison.-»
Deux autres ordonnances
sont rendues en 1527
et 1543
pour le même objet. Ces mesures sévères atteignent
leur but, et Brantôme peut dire « qu'il s'est vu sortir
de très bons soldats de ces goujats ». Le nom de vieilles
bandes fut revendiqué par les bandes de Picardie et de Piémont,
dès l'année 1535,
comme un honneur. A Cerisoles, en 1544,
ce sont les vieilles bandes de Piémont qui, se portant à
une charge vigoureuse sous leur colonel M. de Taix, décident de
la victoire. Deux ans plus tard, le 5 mai 1542,
Charles de Cossé-Brissac avait été placé à
la tête de celles de ces vieilles bandes envoyées pour combattre
en Roussillon. En 1549,
devant Boulogne, le connétable de
Montmorency a sous ses ordres 32 vieilles bandes de Picardie et de Piémont
et 40 nouvelles bandes. L'effectif des bandes était éminemment
variable suivant la renommée du chef, les chances heureuses que
l'on supposait à la campagne entreprise, etc. Voici, d'après
le général Susane, quelle était la formation tactique
de la bande :
«
Un carré plein, les piquiers au centre, les arquebusiers à
l'extérieur, le capitaine en avant, le lieutenant en serre-file
et l'enseigne au premier rang des piquiers. Quand le combat s'engageait,
les piquiers s'arrêtaient et les arquebusiers, dirigés par
le lieutenant, s'éparpillaient en tirailleurs. Si l'action devenait
sérieuse, les arquebusiers se retiraient derrière les piquiers,
et ceux-ci soutenaient l'attaque en croisant le fer de leurs piques ou
s'élançant à la charge sans rompre leurs ordonances.
»
Les bandes marchaient
au son du fifre et, à partir de 1534,
à celui du tambour. Elles possédaient comme cadre : un capitaine,
un lieutenant, un enseigne, deux sergents, un caporal ou cap d'escouade
par 25 hommes, douze lances-pessades et quatre paiesroyales. On appelait
de ces derniers noms des gentilshommes sans fortune qui ne pouvaient se
fournir de ce qu'il fallait pour combattre à cheval. Ils servaient
alors dans l'infanterie où ils jouissaient de certains privilèges.
Bien qu'il soit question encore des bandes dans les ordonnances de 1578
et de 1598,
leur existence se termine virtuellement à la fin du règne
de Henri II, lorsqu'apparaissent les premiers
régiments.
Prolongements.
Si nous voulions achever l'histoire de
tous ces auxiliaires embrigadés par le fanatisme politique ou religieux,
qui exerçaient le pillage au son des Te Deum ou des chansons
populaires, les francs-museaux, les lipans, les fressuriers, les
faucheurs, il faudrait poursuivre jusqu'au XIXe
siècle, en France, et même jusqu'à nos jours
dans de très nombreux pays (voyez votre quotidien habituel). Chemin
faisant, nous rencontrerions plus d'une fois les bandits de grand-route,
et sans doute serions nous tenté par un détour par cette
Cour des miracles, décrite par Victor
Hugo, qui y a placé l'une des scènes les plus dramatiques
de Notre-Dame de Paris.
Celle-ci
était au XVIe
siècle l'asile d'un grand nombre de malfaiteurs; une
de leurs bandes les plus redoutées était celle des frères
de la Samaritaine, du nom de ce monument à carillon, situé
sur le Pont-Neuf, qui était
leur rendez-vous habituel (Fontaine
de la samaritaine). Leur chef, nommé Forestier, malgré
de nombreux crimes, avait toujours réussi à se soustraire
à la justice, quand il fut attaqué dans une auberge par le
chien d'une fermière qu'il avait assassinée; il fut reconnu
et rompu vif.
-
La Cour des
Miracles
« Après
avoir couru à toutes jambes pendant quelque temps, sans savoir où,
donnant de la tête à maint coin de rue, enjambant maint ruisseau,
traversant mainte ruelle, maint cul-de-sac, maint carrefour, cherchant
fuite et passage à travers tous les méandres du vieux pavé
des Halles, explorant dans sa peur panique ce que le beau latin des chartes
appelle tota via, cheminum et viaria, notre poète s'arrêta
tout à coup, d'essoufflement d'abord, puis saisi en quelque sorte
au collet par un dilemme qui venait de surgir dans son esprit. - Il me
semble, maître Pierre Gringoire, se dit-il à lui-même
en appuyant son doigt sur son front, que vous courez là comme un
écervelé. Les petits drôles n'ont pas eu moins peur
de vous que vous d'eux. Il me semble, vous dis-je, que vous avez entendu
le bruit de leurs sabots qui s'enfuyait au midi, pendant que vous vous
enfuyiez au septentrion. Or de deux choses l'une : ou ils ont pris la fuite,
et alors la paillasse, qu'ils ont dû oublier dans leur terreur, est
précisément ce lit hospitalier après lequel vous courez
depuis ce matin, et que madame la Vierge vous envoie miraculeusement pour
vous récompenser d'avoir fait en son honneur une moralité
accompagnée de triomphes et mômeries-:
ou les enfants n'ont pas pris la fuite, et dans ce cas ils ont mis le brandon
à la paillasse, et c'est là justement l'excellent feu dont
vous avez besoin pour vous réjouir, sécher et réchauffer.
Dans les deux cas, bon feu ou bon lit, la paillassse est un présent
du ciel. La benoîte Vierge-Marie qui est au coin de la rue Mauconseil
n'a peut-être fait mourir Jehan Moubon que pour cela; et c'est folie
à vous de vous enfuir ainsi sur traîne-boyau, comme un Picard
devant un Français, laissant derrière vous ce que vous cherchez
devant; et vous êtes un sot!
Alors il revint sur
ses pas, et, s'orientant et furetant, le nez au vent et l'oreille aux aguets,
il s'efforça de retrouver la bienheureuse paillasse, mais en vain.
Ce n'était qu'intersections de maisons, culs-de-sac, pattes-d'oie,
au milieu desquelles il hésitait et doutait sans cesse, plus empêché
et plus englué dans cet enchevêtrement de ruelles noires qu'il
ne l'eût été dans le dédalus même de l'hôtel
des Tournelles; enfin il perdit patience et s'écria solennellement
: - Maudits soient les carrefours! c'est le diable qui les a faits à
l'image de sa fourche.
Cette exclamation
le soulagea un peu, et une espèce de reflet rougeâtre qu'il
aperçut en ce moment au bout d'une longue et étroite ruelle
acheva de relever son moral. - Dieu soit loué, dit-il, c'est là-bas!
Voilà ma paillasse qui brûle. Et se comparant au nocher qui
sombre dans la nuit : Salve, ajouta-t-il pieusement, salve, maris stella!
Adressait-il ce fragment de litanie à la Sainte-Vierge ou à
la paillasse? c'est ce que nous ignorons parfaitement.
A peine avait-il
fait quelques pas dans la longue ruelle, laquelle était en pente,
non pavée, et de plus en plus boueuse et inclinée, qu'il
remarqua quelque chose d'assez singulier. Elle n'était pas déserte;
ça et là, dans sa longueur, rampaient je ne sais quelles
masses vagues et informes, se dirigeant toutes vers la lueur qui vacillait
au bout de la rue, comme ces lourds insectes qui se traînent la nuit
de brin d'herbe en brin d'herbe vers un feu de pâtre.
Rien ne rend aventureux
comme de ne pas sentir la place de son gousset. Gringoire continua de s'avancer,
et eut bientôt rejoint celle de ces larves qui se traînait
le plus paresseusement à la suite des autres. En s'en approchant,
il vit que ce n'était rien autre chose qu'un misérable cul-de-jatte
qui sautelait sur ses deux mains, comme un faucheux blessé qui n'a
plus que deux pattes. Au moment où il passa près de cette
espèce d'araignée à face humaine, elle éleva
vers lui une voix lamentable : - La buona mancia, signor! la buona mancia
[= la charité, Monsieur, la charité!].
- Que le diable t'emporte,
dit Gringoire, et moi avec, si je sais ce que tu veux dire!
Et il passa outre.
Il rejoignit une
autre de ces masses ambulantes, et l'examina. C'était un perclus,
à la fois boiteux et manchot, et si manchot et si boiteux, que le
système compliqué de béquilles et de jambes de bois
qui le soutenait lui donnait l'air d'un échafaudage de maçons
en marche. Gringoire qui aimait les comparaisons nobles et classiques,
le compara, dans sa pensée, au trépied vivant de Vulcain.
Ce trépied
vivant le salua au passage, mais en arrêtant son chapeau à
la hauteur du menton de Gringoire, comme un plat à barbe, et en
lui criant aux oreilles : - Senor caballero, para comprar un pedaso
de pan! [ = Seigneur chevalier, pour acheter
un morceau de pain!]
- Il paraît,
dit Gringoire, que celui-là parle aussi; mais c'est une rude langue,
et il est plus heureux que moi, s'il la comprend.
Puis, se frappant
le front par une subite transition d'idée: - A propos, que diable
voulaient-ils dire ce matin avec leur Esmeralda?
Il voulut doubler
le pas, mais pour la troisième fois quelque chose lui barra le chemin.
Ce quelque chose, ou plutôt ce quelqu'un, était un aveugle,
un petit aveugle à face juive et barbue, qui, ramant dans l'espace
autour de lui avec un bâton, et remorqué par un gros chien,
lui nasilla avec un accent hongrois : Facitote caritatem!
- A la bonne heure,
dit Pierre Gringoire, en voilà un enfin qui parle un langage chrétien.
Il faut que j'aie la mine bien aumônière pour qu'on me demande
ainsi la charité dans l'état de maigreur où est ma
bourse. - Mon ami (et il se tournait vers l'aveugle), j'ai vendu la semaine
passée ma dernière chemise; c'est-à-dire, puisque
vous ne comprenez que la langue de Cicero : - Vendidi hebdomade nuper
transitâ ultiman chemisam.
Cela dit, il tourna
le dos à l'aveugle, et poursuivit son chemin. Mais l'aveugle se
mit à allonger le pas en même temps que lui, et voilà
que le perclus, voilà que le cul-de-jatte surviennent de leur côté
avec grande hâte et grand bruit d'écuelle et de béquilles
sur le pavé. Puis, tous trois, s'entre-culbutant aux trousses du
pauvre Gringoire, se mirent à lui chanter leur chanson :
- Caritatem!
chantait l'aveugle.
- La buona mancia!
chantait le cul-de-jatte.
Et le boiteux relevait
la phrase musicale en répétant :
- Un pedaso de
pan!
Gringoire se boucha
les oreilles. - O tour de Babel! s'écria-t-il.
Il se mit à
courir. L'aveugle courut. Le boiteux courut. Le cul-de-jatte courut.
Et puis, à
mesure qu'il s'enfonçait dans la rue, culs-de-jattes, aveugles,
boiteux pullulaient autour de lui; et des manchots, et des borgnes, et
des lépreux avec leurs plaies, qui sortant des maisons, qui des
petites rues adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant, beuglant,
glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la lumière
et vautrés dans la fange comme des limaces après la pluie.
Gringoire, toujours
suivi par ses trois persécuteurs, et ne sachant trop ce que cela
allait devenir, marchait effaré au milieu des autres, tournant les
boiteux, enjambant les culs-de-jatte, les pieds empêtrés dans
cette fourmilière d'éclopés, comme ce capitaine anglais
qui s'enlisa dans un troupeau de crabes.
L'idée lui
vint d'essayer de retourner sur ses pas. Mais il était trop tard.
Toute cette légion s'était refermée derrière
lui, et ses trois mendiants le tenaient. Il continua donc, poussé
à la fois par ce flot irrésistible, par la peur et par un
vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de rêve horrible.
Enfin, il atteignit
l'extrémité de la rue. Elle débouchait sur une place
immense, où mille lumières éparses vacillaient dans
le brouillard confus de la nuit. Gringoire s'y jeta, espérant échapper
par la vitesse de ses jambes aux trois spectres infirmes qui s'étaient
cramponnés à lui.
- Ondè vas,
hombre! [ = Où vas-tu, homme?] cria
le perclus jetant là ses béquilles, et courant après
lui avec les deux meilleures jambes qui eussent jamais tracé un
pas géométrique sur le pavé de Paris.
Cependant le cul-de-jatte,
debout sur ses pieds, coiffait Gringoire de sa lourde jatte ferrée,
et l'aveugle le regardait en face avec des yeux flamboyants.
- Où suis-je?
dit le poète terrifié.
- Dans la Cour des
Miracles, répondit un quatrième spectre qui les avait accostés.
- Sur mon âme,
reprit Gringoire, je vois bien les aveugles qui regardent et les boiteux
qui courent : mais où est le Sauveur?
Ils répondirent
par un éclat de rire sinistre.
Le pauvre poète
jeta les yeux autour de lui. Il était en effet dans cette redoutable
Cour des Miracles, où jamais honnête homme n'avait pénétré
à pareille heure; cercle magique où les officiers du Châtelet
et les sergents de la prévôté qui s'y aventuraient
disparaissaient en miettes; cité des voleurs, hideuse verrue à
la face de Paris, égoût d'où s'échappait chaque
matin, et où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices,
de mendicité et de vagabondage, toujours débordé dans
les rues des capitales; ruche monstrueuse où rentraient le soir
avec leur butin tous les frelons de l'ordre social; hôpital menteur
où le bohémien, le moine défroqué, l'écolier
perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands,
de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres,
couverts de plaies fardées, mendiant le jour, se transfiguraient
la nuit en brigands; immense vestiaire, en un mot, où s'habillaient
et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs
de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et
le meurtre jouent sur le pavé de Paris.
C'était une
vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes
les places de Paris alors. Des feux autour desquels fourmillaient des groupes
étranges y brillaient çà et là. Tout cela allait,
venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants,
des voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noire sur
le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres. Par moments,
sur le sol, où tremblait la clarté des feux, mêlée
à de grandes ombres indéfinies, on pouvait voir passer un
chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à
un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s'effacer
dans cette cité comme dans un pandémonium. Hommes, femmes,
bêtes, âge, sexe, santé, maladies, tout semblait être
en commun parmi ce peuple, tout allait ensemble, mêlé, confondu,
superposé; chacun y participait de tout. Le rayonnement chancelant
et pauvre des feux permettait à Gringoire de distinguer, à
travers son trouble, tout à l'entour de l'immense place, un hideux
encadrement de vieilles maisons dont les faces vermoulues, ratatinées,
rabougries, percées chacune d'une ou deux lucarnes éclairées,
lui semblaient dans l'ombre d'énormes têtes de vieilles femmes.
rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regardaient
le sabbat en clignant des yeux.
C'était comme
un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant,
fantastique.
Gringoire, de plus
en plus effaré, pris par les trois mendiants comme par trois tenailles,
assourdi d'une foule d'autres visages qui moutonnaient et aboyaient autour
de lui, le malencontreux Gringoire tâchait de rallier sa présence
d'esprit pour se rappeler si l'on était à un samedi. Mais
ses efforts étaient vains; le fil de sa mémoire et de sa
pensée était rompu; et, doutant de tout, flottant de ce qu'il
voyait à ce qu'il sentait, il se posait cette insoluble question
: - Si je suis, cela est-il? Si cela est, suis-je?
En ce moment, un
cri distinct s'éleva dans la cohue bourdonnante qui l'enveloppait
: - Menons-le au roi! Menons-le au roi!
- Sainte Vierge!
murmura Gringoire, le roi d'ici, ce doit être un bouc.
- Au roi! au roi!
répétèrent toutes les voix.
On l'entraîna.
Ce fut à qui mettrait la griffe sur lui. Mais les trois mendiants
ne lâchaient pas prise, et l'arrachaient aux autres en hurlant :
- Il est à
nous!
Le pourpoint déjà
malade du poète rendit le dernier soupir dans cette lutte. »
(V.
Hugo, Notre-Dame de Paris).
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A la même époque des déserteurs
et des soldats congédiés formaient l'association des rougets
et des grisons. Sous les ordres du sieur de la Chenaye ils furent Ion temps
la terreur des environs de Paris, et notamment
de la forêt d'Orléans. Plus
célèbres encore étaient à ce moment les trais
frères Guilleri. Issus de bonne famille, après avoir servi
au temps de la Ligue, sous le duc de Mercoeur,
ils recrutèrent une troupe de voleurs avec laquelle ils parcoururent
le Lyonnais, la Guyenne et la Saintonge,
le Maine, l'Anjou,
etc. Leur quartier général était un château
qu'ils avaient bâti eux-mêmes à quelque distance de
Nantes,
dans la forêt de Machecoul. Le prévôt de Rouen
avant tenté de donner assaut, sept archers furent pris et pendus;
le prévôt de Nantes fut plus heureux; il captura, en effet,
deux des frères Guilleri, mais le plus jeune réussit à
s'échapper; enfin, le gouverneur de Niort
attaqua Machecoul avec deux pièces de grosse artillerie, et mit
fin à cette horde de bandits. (A.
Lecler / A. Coville / E. Cosneau / M. Barroux / F. B.). |
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