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Les historiens
et les critiques s'accordent assez mal sur ce qu'il faut entendre au juste
sous le nom de physiocrates. L'incertitude vient en général de
ce qu'on cherche à définir la « physiocratie », non pas en-soi, mais
seulement par opposition avec ce qui l'a précédée, on la considère
comme une simple réaction contre le mercantilisme, et on ne voit en elle
que ce qui combat le mercantilisme et le contredit : on se trompe à la
fois sur le mercantilisme, dont on fait à tort un système
théorique, et sur la physiocratie, dont on méconnaît la signification
et la valeur. Si l'on échappe à cette erreur,
et qu'on s'en tienne à la doctrine pour l'analyser,
on risque de commettre une autre méprise : c'est d'étendre ou de restreindre
arbitrairement les frontières de l'école qui la représente, c'est d'attribuer
aux physiocrates des idées qui ne leur appartenaient
pas en propre, ou de leur enlever injustement.
ce qui est leur bien.
On peut reconnaître, en effet, deux sens au mot « physiocrate », l'un étroit et logique, l'autre historique et très large. Selon le premier sens, la doctrine physiocratique se réduit à une théorie de la production fondée sur le sol, et aux conséquences économiques qui en résultent; d'après le second, elle comprend un système général de droit public, avec ses subdivisions afférentes à l'économie et à la politique. Il ne paraît pas douteux que ce dernier sens doive être préféré. Si l'on se contentait du premier, on serait obligé de faire, dans l'oeuvre de tous les physiocrates, des distinctions artificielles entre ce qui est proprement « physiocratique » et ce qui ne l'est pas; en second lieu, on se mettrait en contradiction formelle avec les définitions que les plus notables d'entre eux ont données de leur science; enfin on serait amené à considérer ces théories économiques, déjà fortement organisées, comme un produit factice de pensées isolées, dont on ne saurait expliquer ni la formation ni les effets. Seule, la seconde interprétation est en accord avec les textes, avec la pensée qui les a inspirés, avec l'histoire dans laquelle les personnes et les oeuvres ont leur place. Il s'est constitué en France, aux environs de l'année 1750, la première école d'économie politique systématique. Un remarquable penseur, Quesnay, a fourni à cette école les ouvrages théoriques qui contenaient tous les éléments de sa doctrine : théorie du droit naturel, théorie de la production purement agricole, théorie de la juste répartition entre producteurs et propriétaires, théorie du libre échange, théorie du gouvernement despotique éclairé. Le nom de Physiocratie a été donné par le premier éditeur, Du Pont de Nemours, à la collection de ces ouvrages, d'après le caractère du principe imposé par Quesnay à la théorie de la production (la nature, le sol); le nom de physiocrates revient à tous les économistes français et étrangers qui, jusqu'au début du XIXe siècle, n'ont fait que reproduire ou développer, en tout ou en partie, la doctrine établie par Quesnay. Aux
sources de la physiocratie.
La première n'est autre que la situation
matérielle de la France eu 1750. La France souffre alors de tous les vices
du mercantilisme; son agriculture dépérit sous les entraves imposées
au commerce; son industrie est enchaînée par les règlements et les prohibitions.
Le mal s'aggravant, on commence à comprendre de toutes parts qu'il n'y
aurait qu'un remède, la liberté, condition nécessaire du progrès. Une
pareille idée a beaucoup de préjugés et d'erreurs
à vaincre pour triompher; mais elle va pénétrer dans le public réfractaire,
mêlée à d'autres idées plus puissantes, déjà connues et presque généralement
adoptées. Ces idées, ce sont celles de la philosophie
positive, telle qu'elle s'est constituée en France à ce moment. Malgré
les lacunes et les divergences doctrinales, il y a dans cette philosophie
un certain nombre de points acquis, sur lesquels l'accord est fait : l'humain
existe pour le bonheur, qui est réalisable par les institutions de la
société et par l'oeuvre des gouvernements; les conditions du bonheur
et les règles du gouvernement sont dans la nature; la raison
de l'humain a son emploi dans la découverte des lois
naturelles et dans leur application au progrès
continu de l'humanité. Cet abrégé de principes forme un corps d'enseignement
qui s'impose peu à peu au public et ne se discute plus; c'est le terrain
solide d'où l'on part; les philosophes en font la base de leurs recherches;
toute théorie nouvelle les suppose. Quand la pensée française, en 1780,
sentit le besoin d'un
système de droit public
et d'économie politique, elle l'éleva sur ce fondement où l'appelaient
les autres systèmes déjà construits. Et telle est la seconde cause de
l'apparition de la doctrine physiocratique.
Ainsi sont réglés les rapports des individus entre eux reste à déterminer leur place dans la société et à régler leurs rapports avec elle; en d'autres termes, à établir le droit public conforme au droit naturel. Mais l'institution du droit public exige l'organisation préalable de l'économie à laquelle il doit s'appliquer. La grand principe de la physiocratie régit cette organisation : il y a dans l'économie un ordre naturel que la société a pour objet de retrouver et de maintenir; la connaissance des lois naturelles est nécessaire et suffisante pour fonder la théorie de la production et celle de la répartition, qui constituent toute l'économie. La nature seule produit, et non l'humain; le sol est la source de toute richesse; le travail de la terre est le seul qui rapporte au travailleur un surplus, entièrement créé par la force productive de la nature, et non racheté par une dépense équivalente de biens : le travail de la terre doit être la base de l'économie. Mais la culture, pour produire, exige des avances : avances primitives des biens naturels dont on lui demande la. reproduction, et des instruments nécessaires à cette reproduction; avances annuelles, pour l'entretien des instruments et pour la consommation reproductive du fonds. Dès lors, le produit brut du sol se divise en deux parts : la première comprend les avances annuelles et l'intérêt des avances primitives - ce sont les reprises; la seconde comprend tout ce qui reste du produit brut après prélèvement des reprises - c'est le produit net. A l'origine, chaque individu travaille pour obtenir du sol la portion de biens nécessaires à sa subsistance, et son droit est le même sur les deux parts du produit de son travail. Mais l'accroissement de la richesse dans la société et sa répartition naturellement inégale entre les individus sont causes d'une distinction entre ceux qui possèdent la terre et ceux qui la cultivent; car ceux qui obtiennent du sol un produit supérieur à leurs besoins louent la partie superflue de leurs biens-fonds à ceux qui en obtiennent un produit insuffisant: les premiers sont cultivateurs et propriétaires, les seconds cultivateurs et fermiers. A mesure que s'étendent la propriété des uns et le fermage des autres, leur séparation s'accuse. Le mouvement est achevé quand coexistent deux classes définies, l'une de propriétaires, l'autre de cultivateurs. Ceux-ci n'ont droit qu'à leur consommation et à celle du fonds qu'ils entretiennent : les reprises sont leur part; aux propriétaires revient le produit net. Les biens de la terre ne sont pas immédiatement utilisables sous la forme avec laquelle la nature les livre : les matières premières doivent subir une préparation. A l'origine, cette préparation est l'oeuvre de chaque individu; dans la société perfectionnée, elle est devenue l'oeuvre d'une classe spéciale. D'après les principes établis, il est évident que cette classe ne produit rien. Sans doute, son travail ajoute de la valeur aux matières sur lesquelles il s'exerce; mais cette valeur surajoutée, au moment où elle naît, est déjà compensée par les dépenses de consommation, dépenses improductives, faites par le travailleur pour subsister, et payées en produits du travail des cultivateurs, le seul productif. Cette classe est véritablement, en ce sens, la classe stérile, la classe stipendiée, à côté des deux autres, productive et propriétaire. Accessoirement à l'industrie, qui est sa raison d'être, elle est chargée du commerce; mais le commerce est aussi improductif que l'industrie; tout ce qu'on peut en attendre, c'est une amélioration de ses organes et une diminution de ses frais. La théorie de l'échange est à faire. tous les éléments en ont été faussés par le mercantilisme, qui a méconnu le caractère de la vente et le rôle de la monnaie. La vente est un échange de produits; les deux parties qu'elle met en présence traitent d'égale à égale; chacune d'elles achète un produit, et en vend le juste prix en échange. Dans la vente, entre individus et entre nations, il v a compensation entre les prestations faites; il n'y faut pas d'autre loi que celle de l'intérêt; qu'y trouvent les parties. D'autre part, la monnaie est une marchandise; elle s'achète et se vend comme les autres marchandises, et n'a avec elles d'autre différence ou sur elles d'autre supériorité que sa mobilité et la constance de sa valeur. Elle ne constitue donc pas une richesse spéciale; son accumulation n'est un avantage ni pour les individus, ni pour les nations. De ces deux principes, qui détruisent deux erreurs du mercantilisme, résulte une conséquence capitale : l'échange doit être libre. D'abord la libre concurrence entre les individus est la condition du développement de la production; par suite, de l'augmentation de la jouissance et du bonheur. En second lieu, le libre commerce international, débarrassé des réglementations et des prohibitions, est la condition d'une circulation économique entre les nations, d'une production et d'une consommation économiques dans chacune d'elles. Il ne s'agit, en somme, que de créer ou de maintenir les rapports naturels entre les humains. A ce moment apparaît donc enfin la nécessité d'une autorité tutélaire, sauvegarde du droit naturel; là se fait, dans le droit public, dans la science de la société (Sociologie), la liaison de l'économie et de la politique. Cette autorité, garante de l'exercice des droits et de l'accomplissement des devoirs, doit être supérieure aux intérêts privés, dont le conflit pourrait obscurcir la notion des droits et des devoirs; elle doit être souveraine. La seule forme d'autorité qui réponde à cette définition est la monarchie absolue et héréditaire. Élevée au-dessus des classes, des partis, des passions, son intérêt se confond avec l'intérêt social : c'est un gage de prospérité pour elle et pour la société. Ainsi constitué, le gouvernement politique, accru dans son pouvoir, mais restreint dans son action et limité dans son intervention, a besoin, pour subsister et pour entretenir ses organes indispensables, de ressources que la société lui accorde sous le nom d'impôt. L'impôt, qui est une charge constamment renaissante, ne saurait être prélevé que sur les richesses renaissantes de la société, c.-à -d. sur le produit des biens-fonds, ou plutôt, la part des reprises étant inaliénable, sur le produit net. En d'autres termes, les principes établis conduisent à la théorie de l'impôt unique et direct sur le revenu des propriétaires fonciers. Cette théorie trouve sa confirmation dans la théorie de l'incidence des impôts indirects, qui, frappant la consommation et le travail, restreignent la production, et finissent ainsi par retomber avec dommage sur le produit net. Au contraire, l'impôt direct est un stimulant de la production; unissant les intérêts du gouvernement, des propriétaires et des producteurs, il favorise la prospérité générale. Trois grands organes sont indispensables au gouvernement, trois grands corps de mandataires auxquels il délègue ses pouvoirs : un corps d'administration, sur lequel il n'y a pas lieu d'insister; un corps de protection, la magistrature; un corps d'instruction, l'enseignement public. L'oeuvre de protection confiée à la magistrature est aussi simple qu'elle est efficace; elle consiste uniquement à faire observer par tous la loi positive, qui n'est pas la création arbitraire du législateur, mais seulement l'interprétation de la loi naturelle. La conservation de l'ordre social dépend donc de la raison des magistrats; ce qui revient à dire qu'elle dépend de l'enseignement public, à qui est remis le soin de former cette raison. Il n'est rien que ne puisse l'éducation sur l'humain perfectible : s'il est vrai que la science économique et politique est désormais fondée, on peut tout espérer d'une société dont les membres en connaîtront les principes, et dont le gouvernement n'aura d'autre charge que de les enseigner et de les appliquer. L'École
à l'oeuvre.
Mais dès 1758, au lendemain de la retentissante publication de Quesnay, leur école s'était formée; les deux courants s'étaient réunis, Gournay et Quesnay, s'étaient étroitement alliés. Autour d'eux, leurs disciples se groupaient eu un corps de théoriciens et de polémistes. La plupart escarmouchaient encore pour conquérir la liberté du commerce ou pour défendre des théories secondaires : tels Patullo, Chamousset, Morellet, Abeille, Saint-Peravy. Mais des efforts plus sérieux n'allaient pas tarder à être faits. Ce fut d'abord, du marquis de Mirabeau, après sa conversion aux idées de Quesnay, après une Explication du tableau économique (1759) et une Théorie de l'impôt (1760), un essai très méritoire de synthèse dans sa Philosophie rurale (1763); ce fut ensuite une campagne active dans les journaux, successivement dans la Gazette du commerce (1764-65), dans le Journal d'agriculture, de commerce et de finances (1765-66), et dans les Ephémérides du citoyen, fondées en 1763 par l'abbé Baudeau; ce fut enfin, en 1767, la publication par Du Pont de Nemours des oeuvres de Quesnay sous le titre de Physiocratie; de cette publication date la constitution officielle de l'école. Elle ne cessa pas, dès lors, de grandir;
mais il ne fut presque rien ajouté à sa doctrine. Gournay était mort
en 1759; Quesnay, par ses petits traités postérieurs au Droit naturel,
précisa son système, mais ne l'enrichit point; enfin, les plus intelligents
de ses disciples le développèrent sans le renouveler ou le modifier.
C'est
Mercier de la Rivière, avec un ouvrage
important sur l'Ordre naturel et essentiel des sociétée politiques
(1767), Baudeau, dont l'lntroduction à la philosophie économique
est un excellent abrégé de la doctrine (1771); Le Trosne, dont l'esprit
net en élucide quelques points, restés obscurs, dans son traité de l'Intérêt
social (1777); enfin Du Pont de Nemours, qui fut jusqu'en 1817 le représentant
fidèle et autorisé de la physiocratie, à laquelle il avait donné, dès
1773, dans son Abrégé des principes, son programme le plus clair
et le plus complet.
Beaucoup de ces mesures furent rapportées
après la chute de Turgot (1776), et l'influence
des idées physiocratiques sur le pouvoir cessa pour un temps. Elle reparut
à la rentrée des physiocrates dans les conseils du gouvernement : Tillet,
Lavoisier,
et surtout Du Pont de Nemours. Les traités de commerce avec l'Angleterre
et avec la Russie (1786) furent en partie leur oeuvre; le programme économique
proposé par Calonne à l'Assemblée des notables,
en 1787, était conforme à leurs théories commerciales et financières.
Ce furent ces mêmes théories qui triomphèrent dans les assemblées de
la Révolution; il fallut les transformations économiques et les bouleversements
politiques du début du XIXe siècle pour
en avoir, raison. Mais, exclue des faits et de la pratique, la doctrine
physiocratique se réfugia dans la pure théorie; par Germain Garnier et
par Dutons, elle rejoint l'économie libérale de la Restauration
et de la monarchie de Juillet.
Bilan
d'une doctrine.
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