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La cosmographie médiévale
La Terre, le ciel et les anges
Aperçu L'autorité des Pères La Topographie chrétienne
La pluralité des cieux La place des anges Le monde et les astres
La Topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustès

Au commencement du VIesiècle vivait à Alexandrie un personnage qui, après avoir fait le négoce et voyagé dans l'Océan indien, avait embrassé la vie monastique. Dans le repos et le silence du cloître, il composa plusieurs ouvrages, dont il ne nous reste plus que la Topographie chrétienne. Ce livre, écrit, vers l'an 535, a été connu de Photius, qui en a donné un extrait fort succinct dans sa Bibliothèque; mais ce savant patriarche a ignoré jusqu'au nom de l'auteur; et Fabricius (Bibl. Graec.) doute même si celui de Cosmas, qui se trouve dans le manuscrit, ne serait pas simplement un de ces surnoms qu'il était d'usage de prendre d'après le genre des occupations auxquelles on se livrait ou des ouvrages qu'on avait composés. Quoi qu'il en soit, ce livre n'a longtemps paru intéressant que par quelques détails curieux sur l'Inde, où l'auteur avait voyagé, et principalement par les fameuses inscriptions grecques qu'il avait copiées à Adulis.  Cependant le fond même de ce livre le rend un des plus curieux de l'époque où il a été composé. Le but principal de l'auteur a été d'établir le seul système cosmographique qui lui semblait orthodoxe, c'est-à-dire, selon lui, conforme au sens littéral de la Bible, auquel il s'attachait, avec scrupule. La partie astronomique de ce système est complètement absurde; la partie géographique est remplie de notions fausses et d'idées extravagantes; et toutes deux paraîtraient peut-être anecdotiques si elles ne nous représentaient qu'une opinion individuelle. Mais l'analyse approfondie de ce livre démontre que les opinions qui s'y trouvent ont été celles de plus d'un auteur des premiers siècles du christianisme.

Cosmas attaque très vivement ce qu'il appelle les hypothèses grecques, c'est-à-dire les idées de l'école alexandrine sur la rotondité de la Terre et l'existence des antipodes (Histoire de la géodésie). Il croit, démontrer d'abord sans réplique que les Écritures sont formellement contraire à ces dangereuses idées. Ensuite il avance qu'il est absurde d'imaginer que des humains peuvent vivre la tête en bas et les pieds en haut (L'Hypothèse du continent austral), et que la pluie peut tomber des quatre points de l'horizon diamétralement opposés. Ces arguments datent de loin, et en tout temps ils ont, été trouvés fort bons. Plutarque (De facie in orbe Lunae) les met déjà dans la bouche d'un de ses interlocuteurs, grand ennemi de la sphéricité de la Terre et des antipodes; et on les voit se reproduire de siècle en siècle, depuis Lactance et saint Augustin, jusqu'au moment où la découverte de l'Amérique et le voyage autour du monde de Magellan vinrent pour toujours réduire au silence les adversaires des antipodes.

Selon Cosmas Indicopleustès, la Terre est une surface plane entourée de l'océan; au delà, s'étend une autre Terre que les humains habitaient avant le Déluge, mais où ils ne peuvent plus pénétrer maintenant. Cette Terre est entourée de hautes murailles sur lesquelles le firmament, comme une voûte immense, vient s'appuyer de tous côtés. Ainsi, le monde ressemble assez à un coffre dont la Terre serait le fond, et le ciel le couvercle.

Voici maintenant comment l'auteur soutient ce singulier système. Saint Paul désigne, par les mots to aghion kosmikon, le tabernacle élevé par Moïse dans le désert (Hebr.). Ici les commentateurs conviennent que le mot kosmikos  signifie simplement terrestre, par opposition à céleste. Mais, au temps de Cosmas, et auparavant, plusieurs interprètes de la Bible, entre autres Théodoret, donnaient à ce mot le sens de fait à l'imitation du monde. Cosmas, qui adopte cette interprétation, ne manque pas d'admettre en conséquence que le tabernacle était une représentation du monde : dans ce cas, la forme du premier étant connue, celle du second devait l'être nécessairement. Les textes de la Bible à la main, il n'a pas de peine à prouver que le tabernacle avait tout juste la figure d'une grande caisse une fois plus longue que large, et conséquemment que telle doit être la forme de l'univers. Il s'appuie principalement sur des passages d'Isaïe

« Je suis celui qui a posé le ciel comme une voûte; je suis celui qui a étendu le ciel comme une tente »;
et de cet autre de Job :
« J'ai incliné le ciel sur la Terre. »
Quant à la Terre elle-même, Cosmas donne pour certain qu'elle ressemble à une table ayant une longueur double de sa largeur. Il la compare à la table des pains de proposition placée dans le tabernacle : peut-on douter de la justesse de cette comparaison, nous dit-il , quand on voit qu'à chacun des quatre angles de cette table il y avait trois pains de proposition, symbole évident des trois mois de chaque saison? Et d'ailleurs les quatre angles de cette table ne sont-ils pas des emblèmes évidents des solstices et des équinoxes.

Ainsi Cosmas ne le cédait pas beaucoup sur l'article des allégories à d'autres docteurs chrétiens ou juifs qui en avaient puisé le goût chez les Alexandrins. Cette manière forcée de rendre compte de la disposition du tabernacle rappelle naturellement que Josèphe veut trouver dans certaines dispositions de ce lieu saint des emblèmes du même genre, tels que ceux des douze mois de l'année, de la terre, de la mer, du ciel, des planètes et des quatre éléments, toutes choses auxquelles Moïse et tous les autres auteurs des textes bibliques n'avaient probablement jamais pensé; de même Philon, ainsi que Clément d'Alexandrie, voyait dans les diverses parties de l'ancien temple de Jérusalem, et jusque dans les ornements du grand prêtre, des symboles qui se rapportaient à toute la nature, et principalement à ses parties les plus apparentes, le ciel, la Terre, le Soleil, la Lune, les signes du zodiaque, etc. Cette manie d'interprétation symbolique gagna aussi les théologiens du Moyen âge; car, lorsque Galilée eut découvert les quatre satellites de Jupiter, qui augmentaient le nombre connu des planètes, on opposa d'abord à sa découverte et les septchandeliers d'or de l'Apocalypse et le chandelier à sept branches du tabernacle, et jusqu'aux sept églises d'Asie, symboles divins, assurait-on, du nombre auquel la Providence avait voulu porter les planètes, et qu'on ne pouvait augmenter sans blesser la foi. Mais aussitôt que le fait eut été constaté, on fit la découverte que la foi n'y est pas contraire.

Le monde de Cosmas, ou ce grand coffre oblong qu'il appelle ainsi, se divise, selon lui, en deux parties : la première, séjour des humains, s'étend depuis la Terre jusqu'au firmament, au-dessous duquel les astres font leurs révolutions; là séjournent les anges, qui ne s'élèvent jamais plus haut. La seconde s'étend depuis le firmament jusqu'à la voûte supérieure qui couronne et termine le monde. Sur le firmament reposent les eaux du ciel : au-delà de ces eaux se trouve le royaume des cieux, où Jésus-Christ a été admis le premier, frayant la route de vie à tous les chrétiens.

Après avoir fait de l'univers un grand coffre divisé en deux compartiments, il restait à expliquer les phénomènes célestes, tels que la succession des jours et des nuits et les vicissitudes des saisons.

Voici l'explication orthodoxe de Cosmas. Il considère la Terre, ou cette Terre oblongue circonscrite par de hautes murailles, comme divisée en trois parties : 

1° la terre habitable (oekoumène), qui en occupe le milieu; 

2° l'océan, qui environne cette terre de toutes parts;

3° une autre, qui entoure l'océan, terminée elle-même par ces hautes murailles sur lesquelles vient s'appuyer le firmament. 

Selon lui, la terre habitable va toujours en s'élevant du midi au nord, en sorte que les contrées australes sont beaucoup plus basses que les boréales. C'est pour cela, nous dit-il, que le Tigre et l'Euphrate, qui coulent du Nord au Sud, ont un cours plus rapide que le Nil, qui va dans le sens contraire. Tout à fait au Nord, il existe une grande montagne conique derrière laquelle se cachent le Soleil, la Luneet tous les astres, qui exécutent leur cours le long de la voûte céleste, et en dedans de ces hautes murailles qui circonscrivent la Terre. Par leurs mouvements obliques, ces astres ne passent jamais au-dessous de la Terre; ils ne font que tourner autour de la grande montagne qui les cache à notre vue. Selon que le Soleil s'éloigne ou s'approche du Nord, et conséquemment selon qu'il s'abaisse ou s'élève dans le ciel, il disparaît derrière la montagne en un point plus ou moins éloigné de sa base, et demeure éclipsé plus ou moins de temps : de là l'inégalité des jours et des nuits, et la vicissitude des saisons. Du reste, Cosmas admet que non seulement le Soleil et la Lune, mais tous les astres, sont conduits, chacun par des puissances spirituelles, par des anges, qu'il compare à des lampadophores; en sorte que les mouvements de ces astres sont dus à une cause intelligente qui préside à chacun d'eux. Ce sont encore des puissances angéliques qui préparent la pluie, rassemblent les nuages, et président aux vents, à la rosée, à la neige, à la chaleur, au froid, en un mot à tous les phénomènes météorologiques.

Tel est en substance le système de Cosmas. On peut facilement décider si quelque partie de ce système lui appartient en propre, ou bien si toutes les idées dont il se compose étaient plus ou moins répandues avant lui parmi les docteurs chrétiens. Il nous apprend lui-même qu'il ne l'a pas tiré de son propre fonds. 
« Ce n'est pas, dit-il, d'après ma propre opinion et mes propres conjectures que j'ai exposé la forme du monde; c'est principalement d'après les leçons orales d'un homme divin et d'un grand maître, Patrice; il vint ici du pays des Chaldéens, accompagné de son disciple Thomas d'Édesse, qui le suivait partout dans ses voyages. C'est lui qui m'a fait connaître la vraie et pieuse doctrine (ce qui veut dire le système conforme au texte de l'Écriture, que Cosmas expose dans son ouvrage, et maintenant il a été promu au siège épiscopal de toute la Perse.
Tout ce qu'il faut conclure de ce texte, c'est que le moine d'Alexandrie tenait son système d'un chrétien de Babylone, appelé Patrice , et que le maître ne méritait guère les pompeux éloges de son disciple. Mais ce système n'appartenait pas plus à l'un qu'à l'autre, comme cela résulte de l'examen des principales particularités qu'il présente dès que l'on considère de son origine. (A.-J. Letronne).
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`« Le lieu où le Ciel et la Terre se touchent »

Au cours du Haut Moyen Âge, les visions succèdent aux visions; et l'influence de l'enseignement chrétien sur la vie future trace dans le ciel mystique des routes nombreuses que de saintes âmes suivront les unes après les autres. C'est une remarque digne d'intérêt de voir combien les idées cosmographiques sont intimement liées à ces conceptions et même aux principes théologiques. Les vies des saints fourmillent de récits sur des ravissements au ciel, des visites au purgatoire et quelquefois aussi, mais plus rarement, sur des descentes en enfer. Platon, dans son mythe d'Er le Pamphylien (République); Plutarque, dans celui de Thespésius, sont largement débordés par le flot des narrateurs du Moyen âge, qui, depuis la vision de saint Carpe et de saint Sature (IIe siècle) jusqu'aux voyages de saint Brendan (XIe siècle), captivèrent l'attention des masses chrétiennes sur les régions de la vie future. Jean Chrysostome avait dit que « si quelqu'un sortait de chez les morts, tous ses récits seraient crus. » Jamais parole ne fut plus brillamment confirmée. Nous. citerons ici que deux exemples qui suffiront pour reproduire l'état des esprits à cette époque : 

De très anciens biographes de saint Macaire Romain, qui vivait au VIe siècle, racontent que trois moines orientaux, Théophile, Serge et Hygin voulurent découvrir le point où le Ciel et la Terre se touchent, c'est-à-dire le Paradis terrestre (Éden). 

« Après avoir visité les saint lieux, ils traversent la Perse et entrent dans les Indes. Des Éthiopiens (telle est la géographie des hagiographes ) s'emparent d'eux et les jettent en une prison d'où les pèlerins ont enfin le bonheur de s'échapper. Ils parcourent alors la Terre de Chanaan (c'est toujours la même exactitude) et arrivent en une contrée fleurie et printanière où se trouvent des Pygmées, hauts d'une coudée, puis des dragons, des vipères, mille animaux épars sur des rochers. Alors un cerf, une colombe, leur viennent servir de guides et les mènent, à travers des solitudes ténébreuses, jusqu'à une haute colonne placée par Alexandre à l'extrémité de la Terre. Après quarante jours de marche, ils traversent l'enfer [...] Après quarante autres jours, une contrée merveilleuse se révèle à leurs yeux, avec des teintes de neige et de pourpre, des ruisseaux de lait, des contours lumineux, des églises aux colonnes de cristal. Enfin la route les mène à l'entrée d'une caverne où ils trouvent Macaire, qui, comme eux, était arrivé miraculeusement aux portes du paradis. Depuis cent années, le saint était là, abîmé en prières. Instruits par cet exemple, les pèlerins abandonnèrent leur projet et reprirent, en louant Dieu, le chemin de leur couvent. »
La vision se montre là dans toute sa plénitude; l'espace et le temps sont des notions évanouies, et, comme les palais des Mille et une Nuits, l'édifice de la vision se lève à la fantaisie du narrateur. Les moines précédents espéraient aller au Ciel, sans quitter la Terre, trouver «le lieu où le Ciel et la Terre se touchent, » et franchir la porte mystérieuse qui sépare ce monde de l'autre. Telle est la notion cosmographique de l'univers; c'est toujours la vallée terrestre couronnée, par le pavillon des cieux. Si nous choisissons quelque autre saint qui ait fait directement le voyage au ciel, sans se donner la peine de chercher le bout de la Terre, mais tout simplement en mourant pour quelques jours, nous aurons la confirmation de cette conception de l'univers. Saint Sauve, par exemple, nous donne un récit du Ciel de proprio visu :

Le lendemain de sa mort, la cérémonie des obsèques étant préparée, le corps commença à s'agiter dans le cercueil, et voilà qu'au grand effroi des méchants, Sauve, comme sortant d'un profond sommeil, se leva, ouvrit les yeux, étendit les mains, et s'écria : 

« Ô Seigneur miséricordieux! pourquoi m'as-tu fait revenir dans ces lieux ténébreux de l'habitation du monde, lorsque ta miséricorde dans le Ciel m'était meilleure que la vie de ce siècle pervers? » 
Comme tous demeuraient stupéfaits, lui demandant ce que c'était qu'un tel prodige, il sortit du cercueil, mais ne révéla point ce qu'il avait vu. Cependant, sur leurs instances, trois jours après, il dit à ses frères :
« Lorsqu'il y a quatre jours vous m'avez trouvé mort dans ma cellule ébranlée, je fus emporté et enlevé au Ciel par des anges; de sorte qu'il me semblait que j'avais sous les pieds le Soleil et la Lune, les nuages et les astres; on m'introduisit ensuite par une porte plus brillante que ce jour, dans une demeure remplie d'une lumière ineffable et d'une étendue inexprimable, dont tout le pavé était resplendissant d'or et d'argent; elle était remplie d'une telle multitude des deux sexes que, ni en longueur ni en largeur, les regards ne pouvaient percer la foule. Quand les anges qui nous précédaient nous eurent frayé un chemin parmi les rangs serrés, nous, arrivâmes à un endroit que nous. avions déjà considéré de loin et sur lequel était suspendu un nuage plus; lumineux que toute lumière, on n'y pouvait distinguer ni le Soleil ni la Lune, ni aucune étoile; et il brillait par sa propre clarté beaucoup plus que tous les astres; de la nue sortait  une voix semblable à la voix des grandes eaux [...].  Une voix se fait entendre, disant : « Qu'il retourne sur la Terre, car  il est nécessaire à nos églises. » Ayant donc laissé mes compagnons, je descendis en pleurant, dit-il, et sortis par la porte par laquelle j'étais entré. » 
Grégoire de Tours, rapporte ce voyage au ciel et cette résurrection, ajoute : « J'atteste le Dieu Tout-Puissant que j'ai entendu dire de la propre bouche de saint Sauve ce que je raconte ici.  » (Historia Francorum). (C. F.).
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