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Les îles de saint-Brandan |
Les voyages fantastiques de saint Brandan (saint Brendan ou saint Brendaines), rejetés avec raison par les Bollandistes de leurs Actes des saints, ainsi que par Waraeus, Usserius et Colgan, figurent dans d'autres graves recueils moins sévèrement épurés; ils font surtout l'objet de nombreuses légendes, tant en prose qu'en vers, latines, françaises, anglo-normandes, anglaises, erses, galloises, flamandes, saxonnes, qui nous racontent minutieusement, non sans quelques variantes, ces merveilleuses navigations, dont , à notre tour, nous allons résumer ici les grands traits. La forme la plus ancienne de cette légende parait être un texte latin dont les manuscrits les plus anciens remontent au IXe siècle, la Navigatio sancti Brendani. Au commencement du XIIe siècle, un clerc anglo-normand du nom de Benedeit (Benoît) mit cette légende en vers français et dédia son poème à Adélaïde, femme d'Henri ler, roi d'Angleterre. Depuis lors, soit par le latin, sait par le français, la légende de saint Brendan a pénétré dans presque toutes les littératures de l'Europe occidentale. Sans parler des versions en prose, on connaît sur le même sujet un poème latin en tétramètres trochaïques, un poème français postérieur à celui de Benedeit, un poème anglais, un poème moyen-allemand, un poème bas-allemand, un poème néerlandais; etc. Le géographe arabe Edrisi, qui écrivait en 1154, parle de l'île des Moutons et de l'île des Oiseaux, mentionnées dans la Navigatio sancti Brendani, comme si elles existaient réellement, et jusqu'au XVIIIe siècle on a cherché à retrouver parmi les Canaries l'île mystérieuse où saint Brendan avait vu le Paradis. Le fond de cette légende est évidemment celtique et on en retrouve encore aujourd'hui différents traits dans des chansons populaires des marins bretons.
Les Bollandistes ont remarqué qu'il y avait eu deux saints du nom de Brandan (Brendan ou Brendaines), tous deux disciples de saint Finnian, et qui vécurent en Irlande dans la seconde moitié du VIe siècle. Le saint Brandan dont il est question ici était abbé de Cluainfert (Cluain-Feart), de l'ordre de Saint-Benoît, et naquit probablement vers l'an 484; on a fixé sa mort vers l'an 577 ou 578, le 16 mai, quantième auquel l'Église l'a inscrit dans le martyrologe. « Ayant un jour donné l'hospitalité au moine Barinte, qui revenait de courir l'Océan , il apprit de lui l'existence , au delà du Mont de pierre, d'une île appelée Délicieuse, où son disciple Mernoc s'était retiré avec plusieurs religieux de son ordre; Barinte était allé le visiter, et Mernoc l'avait conduit à une île plus éloignée vers l'Occident, où l'on n'arrivait qu'à travers une enceinte de brouillards épais, au delà desquels brillait une éternelle clarté : cette île était la Terre Promise des Saints.Tels sont les récits du XIe siècle. Ce n'était pas encore assez de merveilles, et Sigebert de Gemblours, qui rédigea dans le siècle suivant la légende de saint Malo, trouva quelques particularités inédites à joindre à la relation de ce fameux voyage, dans lequel son héros avait jusqu'alors joué un rôle trop obscur : l'île tant vantée qu'il allait rechercher en compagnie de son ancien maître, s'appelait Ima; et quand ils l'eurent atteinte, saint Malo, qu'animait un zèle ardent pour la conversion des infidèles, se hâta de ressusciter un géant qui y était enterré , afin de l'instruire dans la vraie foi et de le baptiser sous le nom de Mildus, après quoi il le laissa mourir de nouveau. En recherchant quel est le canevas géographique sur lequel sont brodées ces légendes merveilleuses, on ne peut manquer d'être frappé de l'ordre où se succèdent constamment , en cette pérégrination septennale, l'île aux grosses brebis, celle des oiseaux, enfin celle-de Saint-Patrice et Saint-Ailbee, lesquelles offrent comme un vague reflet des îles d'El-Ghanam ou du menu bétail, d'El-Thoyour ou des oiseaux, et de Scherhain et Schabram ou des Deux frères sorciers des voyageurs et des géographes arabes; et la baleine qui vient jouer le rôle d'une île au milieu de ce récit, mais qui s'éveille et se meut quand on allume du feu sur son dos, ne semble-t-elle pas empruntée de l'épisode tout semblable qu'on trouve dans la relation du septuple voyage de Sindbâd le marin? L'idée même du griffon aux serres menaçantes n'est-elle pas prise du grand oiseau rokh qui enlève Sindbâd? D'un autre côté, cette montagne haute et nébuleuse qui vomit des flammes échappées de l'enfer, n'offre-t-elle pas un rapport marqué avec l'île d'Enfer, ainsi dénommée sur les cartes du Moyen âge, et que nous appelons aujourd'hui Ténerife? L'île des Délices et la Terre-Promise des Saints ne devraient-elles point aussi être considérées comme une transformation des îles du Bonheur et des îles Éternelles des Arabes? Saint-Brandan et les cosmographes. « qu'il y avait dans l'Océan une certaine île agréable et fertile par-dessus toutes les autres, inconnue aux hommes, découverte par quelque hasard, puis cherchée sans qu'on pût la retrouver, et enfin appelée Perdue : c'était, disait-on, celle où Brandan était venu. »Sur le fameux globe de Martin Behaim en 1492, c'est à une grande île beaucoup plus occidentale et placée au voisinage de l'équateur, qu'appartient l'inscription suivante : « L'an 565 après la naissance de Jésus-Christ, saint Brandan arriva avec son navire dans cette île, où il vit beaucoup de choses merveilleuses; et après sept ans écoulés, il s'en retourna dans son pays. »Sur la magnifique mappemonde peinte sur parchemin par ordre de Henri II, l'île de Saint Brandan est marquée entre l'Islande et Terre-Neuve. Elle conserva cette place dans la carte de Sébastien Cabot (1544), dans l'atlas de Mercator (1569), dans la Cosmographie Universelle de Thevet (1576). Ortelius la rapprochait de l'Islande. Le Dijonnais Morisot, auteur d'une Historia orbis maritimi, se gardait bien de l'oublier. Nous la retrouvons encore au XVIIIe siècle. En 1755 Gautier la plaçait au cinquième degré ouest de l'île de Fer, sous le 29° de latitude Nord. Au XIXe siècle enfin, elle existe encore : seulement elle a voyagé et ne cesse de voyager; car on désigne sous ce nom une île dont la position varie singulièrement, puisque on la place même dans l'Océan Indien, tantôt au nord, tantôt au sud ou à l'est des Mascareignes. A la recherche de Saint-Brandan. « Malo me Galatea petit lasciva puella,Et cédant à de telles agaceries, on la cherchait sans la pouvoir découvrir, mais on ne doutait pas de son existence. En 1484 un insulaire de Madère, Domingues do Arco, se faisait concéder par la couronne du Portugal, une île qu'il voyait chaque année, et qu'il s'engageait à aller chercher. Trois ans plus tard, en 1487, un véritable traité était signé entre le Portugal et le Terceiran Fernando de Ulmo qui voulait la conquérir à ses frais. Quand, à Évora , Emmanuel de Portugal signait, le 4 juin 1519, l'abandon de ses prétentions sur les îles Canaries, il y comprenait expressément l'île Cachée, l'île Non-Trouvée, comme on l'appelait alors. On la cherchait mal sans doute! c'est du moins ce que pensèrent en 1526 Fernando de Troya et Fernando Alvarez , tous deux habitants de la grande Canarie, qui se promirent bien d'être plus habiles dans leur exploration, mais qui revinrent après de vaines courses, sans avoir rien découvert; l'anglais Thomas Nicholls, qui écrivait à cette époque, était disposé à croire, lui, que l'île de Saint-Brandan n'était autre que Madère. Mais voilà qu'en 1570 l'île fugace se laissa voir si fréquemment, si nettement , qu'on ne douta plus de la facilité de l'atteindre : cependant on voulut bien prendre ses mesures pour ne la point manquer. Le docteur Hernan Perez de Grado, premier juge de l'audience royale de Canarie, expédia, le 3 avril, une commission officielle aux tribunaux des trois îles de Palma, de Fer et de Gomère, pour procéder à une enquête exacte à ce sujet : sur quoi Alonso de Espinosa, gouverneur de l'île de Fer, entendit plus de cent témoins qui affirmaient avoir vu dans le nord-ouest , à environ quarante A Palma , ce fut bien autre chose on n'y entendit-que trois témoins, il est vrai, mais quels précieux témoins! trois Portugais de Setubal, parmi lesquels le pilote Pero Velho, habitué aux voyages du Brésil. les autres avaient vu l'île de Saint-Brandan, eux y avaient touché, et la tempête les y avait spontanément portés : ils étaient entrés dans une anse ouverte au sud , avaient sauté à terre, bu de l'eau fraîche d'un ruisseau, remarqué sur le sol l'empreinte répétée d'un pied humain double de la grandeur commune (sans doute celui du géant Mildus ressuscité par saint Malo), trouvé une croix attachée à un tronc d'arbre par un clou dont la tête était large comme une pièce d'un réal, et près de là trois pierres assemblées en triangle et entre lesquelles on avait naguère fait du feu, pour cuire sans doute les mollusques dont les coquilles étaient jonchées à l'entour; ils s'étaient enfoncés dans les bois à la poursuite de quelques vaches, chèvres et brebis; mais l'approche de la nuit et la crainte que le vent n'emportât le navire déterminèrent Pero Velho à se rembarquer précipitamment, sans attendre deux hommes de son équipage qui étaient descendus à terre avec lui; il prit le large pour laisser passer ce grain et voulut revenir ensuite prendre ses deux matelots, mais il eut la douleur de ne pouvoir retrouver l'île. Le chanoine Pedro Ortiz de Funez, inquisiteur de la Grande Canarie, recueillit de son côté, à Ténérife, le témoignage de Marcos Verde, qui avait eu pareillement le privilège de débarquer à Saint-Brandan : en revenant de la croisière de Barbarie, pendant les expéditions espagnoles d'Afrique, il se trouva en vue d'une île inconnue qu'il supposa être Saint-Brandan, et où il vint atterrir le soir, dans une anse formée par l'embouchure d'un marigot; il descendit à terre avec quelques compagnons; l'île leur parut déserte, et s'étant rembarqués à cause de la nuit, ils furent assaillis d'un tel vent qu'ils eurent hâte de fuir cette côte inhospitalière. Après de telles affirmations, il n'y avait plus à conserver de doutes : et une flottille commandée par Fernando de Villalobos, gouverneur de Palma, sortit de cette île pour aller à la découverte; mais Saint-Brandan demeura encore introuvable. On ne se découragea pas, et en 1604 on confia une nouvelle expédition au pilote consommé Gaspar Perez de Acosta, aidé des conseils du franciscain Lorenzo Pinedo, habile dans la science pratique de la mer; mais ils ne virent aucune terre ni aucun des indices qui peuvent en déceler le voisinage. Ce désappointement refroidit, au moins pour quelque temps, l'ardeur des recherches nautiques dont Saint-Brandan avait été l'objet; mais de nouveaux témoignages de son existence venaient toujours s'ajouter à la masse de ceux qu'on avait antérieurement recueillis, et faisaient revivre la confiance que l'inutilité constante des précédentes explorations avait affaiblie. Un aventurier francais raconta à Abreu Galindo qu'ayant été assailli par la tempête dans les parages des Canaries, il arriva démâté à une île inconnue extrêmement boisée, y débarqua, et abattit un arbre pour réparer sa mâture; mais que pendant que ses hommes le dégrossissaient, l'atmosphère devint si chargée qu'ils abandonnèrent leur travail pour regagner le navire et prendre le large, en sorte que le lendemain ils entrèrent à Palme. D'un autre côté, le colonel Roberto de Rivas constata que le capitaine d'un navire canarien avait cru passer en vue de Palme, et que le lendemain, croyant toucher à Ténérife, c'était Palme qu'il avait trouvée en réalité; d'où il concluait que la premiere île devait être Saint-Brandan. Mais on ne cessa pas d'apercevoir au loin, dans de certaines circonstances atmosphériques, cette île insaisissable, dont quelques dessinateurs recueillirent l'image; le prêtre canarien don Joseph de Viera y Clavijo, historien judicieux de son pays, connaissait un grand nombre de pareils dessins; il en cite seulement un de Prospero Cazorla, un autre fait en 1730 par le bénéficier don Juan Smalley, et il publia lui-même celui qu'avait esquissé à Gomère, le 3 mai 1759, vers six heures du matin, en présence de plus de quarante témoins, un franciscain plein de bonne-foi et d'amour de la vérité. En quête d'explications. L'autre piste suivie, a été celle du mirage. Tous les dessins, tous les récits, s'accordaient à présenter l'île de Saint-Brandan comme allongée du nord au sud, et formée de deux cimes inégales (dont la plus haute est au nord) ayant entre elles une dépression considérable, qui, vue à la lunette, paraissait couverte d'arbres. Au surplus, on reconnaissait unanimement que l'île, dans son ensemble, offrait une parfaite ressemblance avec celle de Palme. Là est précisément le mot de l'énigme l'apparition de Saint-Brandan n'est autre chose que le phénomène expliqué par Monge à l'armée d'Égypte : c'est un effet de mirage, c'est la réflexion de Palme elle-même par des nuages spéculaires amoncelés dans le nord-ouest; c'est la fée Morgane qui se joue de la crédulité des Canariens, et dont la capricieuse baguette crée ou détruit les illusions d'optique qui les ont tant de fois déçus. Aussi bien sans rappeler ici que, du sommet du Taygète, on aperçoit les éruptions de l'Etna, et que, par un beau temps, on découvre la Corse de Nice ou de Cannes, sans même enregistrer les curieuses observations de Biot dans son mémoire sur les Réfractions extraordinaires, contentons-nous de rappeler qu'on peut, du cap Bojador, surtout pendant les éruptions et grâce au reflet des nuages qui planent au-dessus- du volcan, apercevoir Ténériffe. Il est vrai que Morgane n'a pu leur envoyer ces fruits exotiques, ces rameaux verts, ces arbres entiers que la mer jette sur leurs côtes : mais c'est l'ouragan qui les a arrachés des côtes américaines et les a lancés à travers l'Atlantique. Et cette île boisée où Pero Velho, où Marcos Verde, où l'aventurier français ont abordé, elle n'est pas non plus l'oeuvre de Morgane; mais peut-on y méconnaître Madère? (D'Avezac / A. Thomas / Gaffarel). |
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