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La forme et les dimensions de la Terre
L'histoire de la géodésie

Aperçu
On désigne sous le nom de géodésie la science qui traite des questions relatives à la forme de la Terre, bien que les deux racines grecques dont dérivent ce mot (= terre; daiôn = je divise) n'expriment que fort mal par leur association l'objet de cette science. Géomorphie (morphè = forme) serait infiniment mieux composé, et cependant ce mot n'a été employé que par quelques auteurs, pour désigner une certaine partie de la géodésie. Le mot géométrie, qui se traduit aisément mesure de la Terre, conviendrait également beaucoup mieux, s'il n'avait été depuis si longtemps réservé à l'étude des propriétés générales des figures. Il faut toutefois reconnaître qu'à l'origine, les opérations de la géodésie avaient une portée bien moins ambitieuse qu'aujourd'hui et se bornaient effectivement à l'évaluation des surfaces agraires ainsi qu'à leur division, circonstance qui explique l'étymologie rappelée plus haut. 

Il n'est pas évident que l'on se soit préoccupé de la forme et des dimensions de la Terre depuis des temps immémoriaux. Pendant très longtemps, semble-t-il au contraire, la question n'avait pas à être posée, puisque la réponse était évidente. La Terre était plate puisque c'est ainsi que nous la révèle l'expérience quotidienne; et elle devait être bornée à l'endroit de sa jonction avec le ciel. Tout au plus pouvait-on avoir des différences d'appréciation sur la forme de de cette Terre plate. Etait-elle circulaire ou carrée? Les deux points de vue se défendent. Et chaque culture aura ses réponses en fonction de son système de représentations. Ici, on dira que puisque le ciel est d'évidence circulaire, la Terre auquel il s'adosse doit l'être aussi. Là, on fera valoir l'opposition entre le ciel et la Terre, et la polarité symbolique que représentent ces deux lieux sera traduite par une opposition de forme : puisque le ciel est rond, la Terre doit être le contraire, c'est-à-dire carrée... Il suffit de parcourir les mythes cosmologiques de toutes les sociétés archaïques pour voir à l'oeuvre de tels modes de raisonnement, et la manière dont il s'articules pour constituer une cosmovision. 

On doit attendre au moins le VIe siècle avant notre ère pour que l'on commence, en Grèce, à tenir véritablement des raisonnements au sujet de la forme et des dimensions de la Terre. Pour la plupart des auteurs, elle est encore plate. Mais ce qui change c'est que l'on veut justifier ses conceptions, car désormais il n'y a plus de vérité tombée du ciel, l'opinion de chacun peut être objet à contradiction, à débat, et c'est de là que sortira la vérité. Démocratie et spéculation philosophique naissent à la même époque et participent du même mouvement de remise en question de la parole souveraine. A partir des Ve / IVe siècles, les raisonnements des uns et des autres convaincront ainsi que la Terre ne peut être plate, mais qu'elle doit être un sphère, isolée au centre d'un cosmos sphérique. La physique élaborée par Aristote procurera tous les arguments nécessaires à la consolidation de pareille conception. Pendant toute la suite de l'Antiquité, et au Moyen âge encore, c'est cette vision qui l'emportera. 

A l'époque alexandrine, on ne se contentera plus de la théorie. On voudra vérifier, mesurer. C'est à ce moment qu'Ératosthène va donner une première détermination fondées sur des mesures concrètes de la mesure du globe. Il sera suivi par Posidonius. Au Moyen âge, la situation est contrastée. Dans le monde arabo-musulman les préoccupations cosmographiques initiées dans l'Antiquité continuent de se développer. Dans le monde chrétien, la conception aristotélicienne du cosmos reste encore le meilleur recours dont on dispose. Simplement, pour la plupart des auteurs, le monde physique n'est plus matière à pensée. La question de la forme et des dimensions de la Terre devient hors-sujet. Elle ne deviendra pertinente qu'à la Renaissance, à l'époque des grands voyages trans-océaniques, et de la première circumnavigation. De plus, l'adoption progressive du système héliocentrique, la libère du fardeau cosmologique que sa position au centre du monde lui faisait porter. Devenue un astre parmi d'autres, la Terre peut alors devenir en soi un objet de science en soi. De nouveaux outils et de nouvelles méthodes sont élaborés. Il servirons à partir du XVIIe siècle.

Au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle on va se préoccuper non seulement des dimensions de la Terre, mais aussi de sa forme exacte - de sa Figure, comme on dit alors -, car la physique de Newton laisse prévoir que notre planète n'est pas une sphère parfaite, mais qu'elle devrait être légèrement aplatie aux pôles. De plus les premières mesures laissent penser qu'au contraire, elle est allongée aux pôles... De quoi justifier l'envoie de grandes expéditions à diverses latitudes, pour y mesurer à fin de comparaison, la longueur d'une portion d'arc de méridien. Une équipe dirigée par Bouguer et La Condamine part au Pérou, une autre, conduite par Maupertuis, en Laponie. Elles ne viendront pas immédiatement à bout de toutes les controverses, mais peu à peu les idées newtoniennes s'imposent à tous. La Terre est bien aplatie aux pôles. A quelques détails près, au demeurant : les mesures de plus en plus précises et complètes montrent que le globe n'a pas exactement la forme d'un ellipsoïde de révolution. De nouvelles mesures sont donc nécessaires. Elles se poursuivront au XIXe siècle, et même au XXe siècle. Chemin faisant, de nouvelles approches s'avèrent nécessaires. La dimension de la Terre, par exemple, est requise dans la définition d'un nouveau système d'unités, le système métrique. Par ailleurs, au XIXe siècle, on prend conscience du rôle des variations de la pesanteur selon le lieu, et de ce que l'on appelle les "attractions locales". La gravimétrie devient l'une des branches de la géodésie, rejointe au siècle suivant, pour d'autres motifs, par l'étude du géomagnétisme. 


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L'Antiquité

Les Anciens ont d'abord cru que la Terre était plane, conformément . Cette conception, attestée chez la plupart des Présocratiques (Anaximène, Anaximandre, Parménide, Héraclite,Empédocle, etc.) a duré assez longtemps dans l'ancienne Grèce. Cependant, Pythagore et peut-être Thalès, à qui l'on attribue d'avoir connu le mécanisme des éclipses, ont reconnu précocement que la Terre était ronde, ou plutôt sphérique. Progressivement, plusieurs arguments (Argumentation) ont été avancés dans ce sens. Le plus classique, à défaut d'être le plus probant, puisqu'il n'a qu'une portée locale, est celui qui fait noter que lorsqu'un navire apparaît en mer à l'horizon, on n'aperçoit d'abord que la bout des mâts; à mesure qu'il approche, on commence à apercevoir ses basses voiles, et enfin le corps du bâtiment; l'inverse a lieu quand le navire s'éloigne. De même, les personnes placées sur un navire qui s'approche d'un port aperçoivent d'abord le sommet des édifices, puis la partie moyenne, puis enfin le bas, etc. Plus décisif est l'argument qui consiste à remarquer que, lorsqu'on s'avance vers le Nord, on voit l'étoile polaire (Petite Ourse) s'élever de plus en plus au-dessus de l'horizon, ce qui n'aurait pas lieu si la Terre était plate. Enfin, comme on vient de le laisser entendre à propos de Thalès, une explication correcte du phénomène des éclipses de Lune conduit à reconnaître la forme de la Terre dans celle de l'ombre qu'elle projette sur la surface lunaire. 

A l'époque classique, c'est-à-dire au temps de Platon, d'Aristote, d'Eudoxe, etc, tous ces éléments, ajoutés à des conceptions métaphysiques allant dans le même sens,  ont fini par convaincre la plupart des penseurs de la rotondité de la Terre. Celle-ci devait être un globe sensiblement sphérique, libre de toutes parts dans l'espace. Pour Aristote, le plus "raisonneur" de tous, cette conclusion s'ancre dans une conception générale de la nature, autrement dit dans sa physique. Sa conception du mouvement, en particulier, le conduit en effet à la théorie des lieux naturels : chaque corps concourt vers le lieu qui lui est propre; Terre, immobile, doit donc se trouver naturellement au centre du cosmos, et ses parties, également concernées par cette logique, s'organiser de sorte qu'elle lui donnent la forme d'un globe parfait.

Si l'on excepte les Atomistes et les Épicuriens, dont la physique se veut le contre-pied de celle d'Aristote, tous les courants de pensée de l'Antiquité vont à partir de ce moment admettre l'idée de la Terre sphérique. Un pas reste encore à faire : en donner les dimensions, et ce sont les Alexandrins qui l'accompliront. A commencer par Ératosthène. Celui-ci compare la direction verticale de deux lieux distants (Syène et Alexandrie), situés à peu près sur le même méridien, à partir de la taille de l'ombre projetée par le Soleil au même moment et peut ainsi en déduire le rayon de courbure de la surface terrestre, et, partant, son périmètre. Le résultat obtenu, très proche de la réalité, est surtout l'effet de la chance. Mais la méthode et l'effort intellectuel qui y a conduit sont remarquables. Après Ératosthène, quelques autres tentatives seront encore faites. La plus sérieuse est celle de Posidonius. Il faudra ensuite attendre le renouveau de la géodésie du XVIIe siècle pour de véritables progrès soient accomplis dans ce domaine.

Le Moyen âge

Contrairement aux idées reçues, on ne s'est pas soudain mis, au Moyen âge, à croire de nouveau à une Terre plate. D'abord parce que l'on n'a pas cessé d'y croire dans l'Antiquité, même après Ptolémée, et ensuite parce que le meilleur de l'héritage de la science antique continue de fructifier dans la monde arabo-musulman, où l'on admet volontiers la sphéricité de la Terre. Une mesure du degré terrestre est même entreprise au IXe siècle par ordre du calife Almanon, dans les plaines de Sennâar en Nubie. La situation est sans doute bien différente chez les chrétiens. Sans doute aussi, dans les premiers siècles de cette période, quelques théologiens y adoptent-ils à la lettre la cosmologie biblique, avec sa Terre en forme de disque et son ciel étendu au-dessus d'elle comme une tente. C'est le cas de Lactance, de Jean Chrysostome, Saint Augustin, et même de Bède, encore ces-derniers s'expriment-ils moins sur la sphéricité de la Terre que sur l'existence des antipodes. Pour eux, la question est surtout de savoir s'il peut y avoir des humains qui vivent la tête en bas, et ils rejettent cette éventualité comme une absurdité. Encore convient-il de noter ici que le rejet des antipodes n'implique pas celui de la sphéricité, et qu'il doit s'entendre en terme d'oekumène : dans une Terre sphérique, il peut ne pas y avoir de lieu habitable aux antipodes, à cause d'une chaleur trop élevée (théorie des climats), ou simplement parce qu'il ne s'y trouve pas de continent. Le seul cosmographe "de métier" à considérer que la Terre est plate est Cosmas Indicopleustès, pour qui elle est une sorte de boite rectangulaire. Mais, à cette exception, tous les auteurs qui se préoccupent un peu de la question, astronomes ou physiciens, admettent la cosmographie et la cosmologie aristotélicienne ou ptoléméenne : le Terre est sphérique et placée au centre d'un cosmos formé lui-même d'un emboîtement de sphères. Citons, pour l'Europe latine : Sacrobosco, Gautier de Metz, Vincent de Beauvais, Roger Bacon, Oresme, Buridan, etc; et parmi les chrétiens d'Orient, on peut mentionner, par exemple, Théodore Métochite, Michel Psellos, Isaac Argyros et Gémiste Pléthon. Simplement, si un malentendu s'est répandu sur la conception des Médiévaux latins ou byzantins, à propos de la figure de la Terre, c'est qu'à cette époque, on ne s'intéresse pas - et c'est le vrai changement - à la forme du monde, mais à son sens.


Carte T-O du manuscrit de Lambertus (XIIe s.).
(Bibliothèque de Gand).

Dès le début du Moyen âge, des auteurs tels que Grégoire le Grand, et surtout Isidore de Séville, ont promu une image du monde dans la quelle la géographie (comme le reste des sciences) est inféodée à la réflexion théologique. Ils remettent au goût du jour le thème grec de l'oekumène, c'est-à-dire de l'espace occupé par les humains. Car la question désormais est de définir la place de l'humanité au centre de la Création. A la suite d'Isidore vont ainsi fleurir d'étranges cartes du monde, dite carte T.-O ("T dans l'O"). à cause de leur aspect : la répartition des trois continents (Asie, Europe, Afrique) dessine la lettre T inscrite dans la lettre O, des initiales qui peuvent se lire "orbis terrarum". Au XIIe siècle, le Manuscrit de Lambertus (Lambert de saint-Omer) (ci-dessus) fournit l'exemple extrême d'une telle carte. Le monde n'y est plus que mots. Un tel monde, aussi saturé de signes, est un monde que l'on interprète; ce n'est pas un monde que l'on mesure. Il n'a a donc pas de place pour la géodésie.

La Renaissance

Il faut donc attendre la Renaissance pour que les préoccupations sur la figure de la Terre s'expriment de nouveau. La transformation des modes de pensées qui s'opère alors transparaît dans de nombreux domaines. Cette époque est aussi celle des grandes découvertes maritimes. On voyage désormais "au-delà de l'horizon", et l'on songe même qu'en allant ainsi on pourrait accomplir le tour de la Terre. Mais avant cela, on imagine pouvoir atteindre l'Asie en naviguant vers l'Ouest. Et toute la question devient alors de savoir quelle devra être la longueur de pareille navigation. L'erreur de Christophe Colomb, en 1492, qui se croit déjà aux portes du Japon quand il frôle à peine l'Amérique, montre bien tout le travail qui reste encore à accomplir dans ce domaine. L'expédition dirigée par Magellan, puis del Cano accomplit entre 1519 et 1521 le premier tour du monde et donne aux dimensions de notre planète de plus exactes proportions. Mais il devient de plus en plus impératif de connaître les dimensions du globe, et d'apprendre à y disposer les différents continents. 

Mercator, en 1569, publie un nouveau type de projection cartographique, spécialement destinée à faciliter son utilisation par les navigateurs. C'est que, parallèlement aux préoccupations purement géographiques on se met aussi à appréhender tout l'espace d'une façon nouvelle. La projection de Mercator défini en relation particulière entre le volume et le plat. A leur manière, les peintres de la Renaissance, qui découvrent l'art de la perspective, ne font pas autre chose. Et, entre les deux, entre les artistes et les géographes, il y aura les arpenteurs. Le métier d'arpenteur, en fait, est déjà attesté depuis le XIIIe siècle. Mais les travaux effectuées ne relèvent que du cadastre. Pour l'essentiel, on mesure des champs en vue du prélèvement de l'impôt. Au XVIe siècle, le nouvelles façons de penser suscitent de nouvelles approches et de nouvelles techniques. Il devient envisageable d'arpenter la Terre tout entière, et quand on se lancera concrètement dans l'entreprise, un siècle plus tard, c'est sous le nom d'arpenteurs que l'on connaîtra les savants lancés dans l'entreprise...

On mentionnera ici, à titre de curiosité, un tout premier essai réalisé 1525 par Fernel, médecin de Henri II, qui compta le nombre de tours de roues exécutés par sa voiture, pendant un voyage sur la route d'Amiens, puis fit des corrections assez arbitraires pour tenir compte des déviations de la route et, par un hasard heureux, obtint 56 746 toises pour le degré de France, nombre assez voisin de la vérité. En fait, le personnage clé de cette évolution est Gemma Frisus. Déjà en 1530, il a proposé une méthode pour déterminer la longitude d'un lieu à partir de la différence des heures données à un moment par des horloges, réglés sur  des astres. En 1533, dans la deuxième édition de son Cosmograficus liber Petri Appiani (Apianus), il donne en annexe un Libellus de locorum describendorum ratione, qui, en seize pages, fonde la géodésie moderne. Il y explique comment des réseaux de triangles permettent d'arpenter des espaces aussi vaste qu'on le désire. En somme, il décrit les principes de la triangulation moderne. Quatre ans, plus tard,  en 1537, Gemma Frisius ajoutera encore une nouvelle pierre à son édifice en décrivant la construction de l'instrument dérivé de l'astrolabe destiné à ces mesures de terrain, le goniomètre, que son neveu Gualterus Arsenius perfectionnera en y ajoutant une boussole. 

Les méthodes de triangulation proposées par Gemma Frisius (et perfectionnées en 1556 par Tartaglia) ont d'abord été mises en pratique par Jacob van Deventer, qui les utilise pour réaliser des cartes des Pays-Bas - les plus précises qu'il y ait eu jusque là. Puis, d'autres arpenteurs suivront, en Angleterre, en Allemagne, en France. Kepler lui-même appliquera ces nouvelles approches, qui peuvent aussi bénéficier désormais des progrès continus en matière d'instruments de mesure géodésique : le cercle hollandais de Jan Pietersz Dou et  le graphomètre de Philippe Danfrie voient successivement le jour, en attendant,  le théodolite, inventé en Angleterre peut-être dès le XVIe siècle (et perfectionné ensuite par Ramsden au XVIIIe siècle).


Planche du De Radio astronomico
et geometrico liber (Anvers, 1545),
de Gemma Frisius.


Les XVIIe et XVIIIe siècles

Ce sont donc les méthodes de triangulation, initiées au siècle précédent par Gemma Frisius, qui vont permettre au XVIIe siècle de mesurer avec précision la longueur d'un arc de méridien terrestre. A la suite des travaux de Snellius (1617) aux Pays-Bas, reposant sur la méthode de triangulation proposée au siècle précédent par Gemma FrisiusPicard, en 1669, mesure l'arc de méridien compris entre Malvoisine (Essone) et Sourdon, près d'Amiens (Somme), et trouve pour la longueur du degré 57 060 toises. Quelques années après, en 1683, J. Dominique Cassini, et plus tard encore, en 1700, Jacques Cassini, aidé de Philippe Maraldi, son neveu, prolongent le méridien jusqu'au midi de la France; enfin, en 1718, Jacques Cassini, Dominique, Maraldi, et La Hire le fils, le prolongeront encore depuis Amiens jusqu'à la frontière du nord.

Entre-temps, des raisons théoriques ont suggéré que la forme de la Terre ne devrait pas être exactement celle d'une sphère. Huygens et Newton, partant de l'hypothèse où notre globe aurait été primitivement à l'état fluide, ont démontré en effet que la surface de la Terre devait être un ellipsoïde de révolution autour de la ligne des pôles, cette forme étant celle qu'une masse fluide doit prendre sous l'action conjuguée de l'attraction et de la force centrifuge. Le rayon qui va au pôle devant être un peu moindre que le rayon équatorial; dans ce cas le globe doit présenter un léger aplatissement aux pôles et un léger renflement à l'équateur

Encore fallait-il vérifier cet considérations théoriques. Il suffisait d'étudier la forme d'un méridien terrestre, et pour cela d'en mesurer quelques arcs à différentes latitudes. Le débat fut alors d'autant plus vif, et la nécessité de décider d'autant plus opportune, qu'en France, où l'on refusait toute science venue d'Angleterre, au début du XVIIIe siècle, plusieurs décennies après la parution des Principia de Newton, on se raccrochait toujours à l'inopérante physique de Descartes. Et cela avec d'autant plus de conviction que les mesures du méridien, (entachées de quelques erreurs qui ne furent reconnues que plus tard), semblaient établir que la longueur du degré allait plutôt en diminuant de l'équateur au pôle, au lieu d'aller en augmentant comme on s'y attendait. Certes, on disposait déjà en France de données expérimentales allant dans le sens de l'aplatissement aux pôles, indépendantes des considérations tirées de la figure d'équilibre d'une masse fluide. Richer avait observé qu'une horloge astronomique réglée à Paris retardait à Cayenne (Guyane) de 2 minutes par jour, et que le pendule simple qui bat la seconde est plus court à Cayenne qu'à Paris, ce qui semblait s'accorder avec l'hypothèse d'un renflement à l'équateur, puisque l'intensité de la pesanteur y était moindre. Cependant, un raisonnement sur les variations de pesanteur n'est pas aussi probant qu'une mesure directe.

Les géomètres et les astronomes se partagèrent donc en deux camps : les uns, les Anglais à leur tête, soutenaient les idées de Newton sur l'aplatissement; les autres, surtout ceux qui en France subissaient l'influence des Cassini, concluaient à un allongement. Des philosophes, étrangers aux sciences, prirent parti dans la querelle. Mais, pour décider la question, il importait d'opérer sur une étendue plus considérable que la France, parce que, sur un arc de quelques degrés, de légères erreurs peuvent avoir assez d'influence pour masquer la véritable marche des résultats. L'Académie des sciences prit donc, en 1734, le parti de faire mesurer un arc de méridien près de l'équateur et un autre près du pôle. Une première équipe, conduite par Godin et La Condamine fut chargée d'une  mesure qui fut exécutée au Pérou Une seconde équipe, menée par Maupertuis exécuta l'autre mesure en Laponie. Vers la même époque, en 1739, Cassini de Thury et La Caille reprirent les mesures exécutées en France, et leur travail confirma les résultats trouvés par Picard.

D'autres arcs de méridien, mesurés par la suite, aussi bien au XVIIe qu'au début du XVIIIe siècle, par divers observateurs, ont encore confirmé l'hypothèse de l'aplatissement; tels sont : un arc de près de 10° mesuré dans l'Inde par Lambton et Everest, un arc d'un degré et demi mesuré en Pennsylvanie par Mason et Dixon, un arc d'un peu plus de 2° mesuré en Italie par Boscovich et Le Maire, un arc de près de 4° mesuré en Angleterre par Roy, un arc d'un degré et demi environ mesuré en Suède par Melanderhjelm et Svanberg; il convient d'ajouter à cette liste l'arc d'un peu plus d'un degré mesuré dès 1750 par La Caille au cap de Bonne Espérance. Par l'ensemble de ces travaux, l'aplatissement fut mis définitivement hors de doute. L'idée que la Terre a la forme d'un ellipsoïde de révolution aplati aux pôles était déjà acceptée par tous à la fin du XVIIIe siècle. Mais, à cette époque, d'autres défis étaient à relever qui relancèrent  les triangulations à grande échelle. C'est ainsi qu'à l'occasion de la réforme des poids et mesures. Delambre et Méchain effectuèrent, de 1792 à 1798, la mesure de l'arc de méridien compris entre Dunkerque et Barcelone, mesure qui a été prolongée au siècle suivant jusqu'à l'île de Formentera (Baléares) par Biot et Arago.
 

Le XIXe siècle

On considérait généralement au XIXe siècle comme démontré expérimentalement que la forme de la Terre est un ellipsoïde de révolution autour de l'axe des pôles; les éléments qui semblaient le mieux satisfaire aux diverses mesures géodésiques sont, d'après, d'après Bessel (1841) : 6 356 080 mètres, pour le petit rayon (demi-axe des pôles); 6 377 898 mètres pour le demi-diamètre de l'équateur; et donc, pour l'aplatissement, ou la différence des deux axes divisée par l'axe le plus grand : 1/299. Airy en 1848, trouve à peu près les mêmes nombres. De son côté James Clarke donnera en 1858 un rayon équatorial  de 6 378 249,2 m, un  rayon polaire de 6 356 515,0 m, soit une aplatissement de 1/293,46. Des chiffres désormais  proches de ceux qui sont adoptés aujourd'hui. Tout n'était pas réglé pour autant. 

Par exemple, Puissant, dans un mémoire lu à l'Académie des Sciences, avait déclaré en 1836 que Delambre et Méchain avaient commis une erreur dans la mesure de la méridienne de France; c'est pourquoi l'Observatoire de Paris fut conduit à déléguer Villarceau, de 1861 à 1866, pour vérifier les opérations géodésiques en huit points de la méridienne de France, au moyen de déterminations astronomiques de longitudes, de latitudes et d'azimuts. Quelques-unes des erreurs dont étaient entachées les opérations de Delambre et Méchain furent alors corrigées; en 1870, Perrier fut chargé de reprendre la triangulation entre Dunkerque et Barcelone. Il employa pour mesurer les angles des instruments plus parfaits, construits par E. Brunner, avec des microscopes au lieu de verniers; il remplaça la méthode de répétition par celle de réitération; il détermina les différences de longitudes au moyen de l'électricité; il supprima les sources d'erreurs sur la mesure des angles en se servant de signaux qu'il faisait construire, au lieu d'employer des signaux naturels, en modifiant d'une manière heureuse l'héliotrope de Gauss, en faisant de nombreuses vérifications. De 1870 jusqu'à sa mort, il dirigea les opérations. En 1879, celles-ci étaient terminées entre Perpignan et Melun.

Ces corrections et ses affinement ne constituent cependant pas l'essentiel des soucis de l'époque. T.-F. de Schubert émit l'idée que la Terre avait la forme d'un ellipsoïde à trois axes inégaux. Mais on comprit vite que les données disponibles étaient  insuffisantes pour résoudre définitivement le problème. II était nécessaire d'étendre le réseau des triangulations à la Terre entière, alors que jusque là, la plupart des mesures avaient concerné l'Europe. L'effort international nécessaire fut coordonné par le biais de l'Association géodésique internationale, fondée à Berlin en 1864 / 67, et au sein de laquelle se dérouleront ensuite tout les grands débats géodésique. Il fallait aussi mesurer non seulement la longueur des arcs méridiens aux différentes latitudes, mais aussi mesurer les arcs de parallèles. Tâche, devenue théoriquement possible grâce, notamment aux progrès de l'horlogerie, qui permettaient désormais une bien meilleure connaissance des longitudes, mais que la géographie même de notre globe rendait en pratique bien difficile. 

Enfin, pour des raisons qui intéressaient aussi les militaires, désireux de posséder des cartes précises, il devenait opportun de déterminer les différentes irrégularités à la surface de la Terre (les variations d'altitude par rapport à l'ellipsoïde de référence, ou plutôt au géoïde, qui définit la forme moyenne de notre planète) à partir de mesures appelées des nivellements. Un programme d'autant plus compliqué, on avait remarqué qu'en certains endroits le fil à plomb était dévié de la position qu'il devrait occuper si la Terre avait été un corps homogène, et que cette déviation n'était pas toujours l'effet des masses montagneuses. Ce constat a conduit à l'idée de rechercher si les anomalies constatées n'étaient pas dues à des dépôts en ces endroits de métaux plus denses que la Terre ou à l'absence de matières dans de grandes cavités. Les préoccupations de la géodésie rejoignaient celles de la géologie. C'est ainsi d'ailleurs qu'en 1862, H. Faye signala au Bureau des Longitudes l'importance des travaux géodésiques anglais et russes dans ces domaines, et lui a proposé des conclusions tendant surtout à réunir les nivellements et les reconnaissances géologiques, afin de calculer les déviations produites par les attractions locales dans la direction de la pesanteur.

Le XXe siècle

Le raffinement auquel était parvenue la géodésie à la fin du XIXe siècle a aussi suscité de nouvelles insatisfactions. Et l'on s'est dit qu'il serait nécessaire en particulier de reprendre avec un soin accru les mesures effectuées au Pérou au XVIIIe siècle. En  1899, l'Association internationale de géodésie envoie ainsi dans les Andes, une nouvelle équipe d'arpenteurs, détachés du service géographique de l'armée française, et dirigées par  R. Bourgeois et G. Perrier. Pendant sept ans, ils parcourront les cordillères pour aboutir au final à... une déception. C'est qu'entre-temps, aux États-Unis, J. F. Hayford a mis au point une méthode, qui ne repose plus sur la mesure d'arcs, mais d'aires, et qui permet d'obtenir de bien meilleurs résultats. De nouveaux progrès seront accomplis grâce à elle dans la détermination de la forme de la Terre. En particulier Hayford va proposer une formulation du principe d'isostasie (qui concerne l'équilibre des masses  des continents et celle de l'écorce océanique), déjà proposé par G. B. Airy en 1855 et indépendamment par J.-H. Pratt en 1856, à titre d'hypothèse, mais qui deviendra désormais un des fondements de la géophysique.

Au XIXe siècle, on s'était préoccupé des jonctions géodésiques entre les principaux réseaux de triangulations existants. Dès les premières décennies du XXe siècle, le problème change d'échelle, et il ne s'agira plus seulement d'interconnections, mais plus globalement d'unification des modes de représentation géodésiques. Chaque pays développé s'est ainsi déjà constitué ou achève son propre système géodésique. Il y a celui du Japon, de l'Europe, des États-Unis, de la Russie, de l'Afrique, de l'Australie, de l'Inde, de l'Amérique du Sud, etc. Quelques unifications ont lieu très tôt. Le Canada et le Mexique décident d'adopter en 1913 le système des États-Unis, pour constituer en 1927 le système nord-américain. Mais l'essentiel du travail sera accompli au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Il aboutira vers la fin des années 1960, mais sans qu'une unification complète ne soit obtenue. Aujourd'hui cohabitent ainsi trois quatre systèmes géodésiques globaux, utilisés en fonction soit des habitudes, soit de critères techniques définis par la tâche qui les requiert.

A l'opposé de la constitution des systèmes géodésiques, qui pour l'essentiel s'occupe de son achèvement au cours du XXe siècle; la gravimétrie, à peine ébauchée au siècle précédent, prend désormais un essor extraordinaire : dans un premier temps, grâce au perfectionnement des techniques classiques (pendule de Vening Meinesz, gravimètre d'interpolation, etc.), ensuite, à partir des années 1960, grâce à l'avènement des techniques spatiales. Le champ de pesanteur terrestre peut être mesuré et cartographié avec une précision inespérée. On peut aussi en étudier son évolution au fil du temps, ou connaître la topographie des fonds océaniques. La géodésie spatiale, qui recourt à quantité de techniques (accéléromètres embarqués, télémètres laser, mesures Doppler, radars, etc.) peut également mettre en évidence les mouvements verticaux de l'écorce terrestre aussi bien que les déplacements horizontaux des plaques tectoniques, etc. Une vision nouvelle et surprenante de notre planète en a émergé. Les irrégularités de la forme de la Terre ont ainsi fait qualifier plaisamment le géoïde de patotoïde terrestre. L'image ci-dessous permettra de comprendre pourquoi. Évidement l'amplitude de ces irrégularités y est très fortement exagérée.


Le patatoïde terrestre
(source de l'image : Site de Michael Anzenhofer).
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