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Déméter

Aperçu La religion de Déméter Les visages de la fécondité Déméter dans les mythes
Le caractère particulier de la religion de Déméter est formellement indiqué par Hérodote (II, 171) qui nous affirme que c'était une des anciennes déesses des Pélasges (c'est-à-dire des populations de la Grèce avant l'arrivée des populations helleniques); son culte s'était maintenu en Arcadie avec l'ancienne population; en Argolide, à Argos, c'était Pélasgos qui passait pour le fondateur du tempe de Déméter Pelasgis; à Hermione c'étaient les Dryopes, population primitive apparentée aux Pélasges; enfin le sanctuaire des Thermopyles, centre de la principale amphictionie (= assemblée des peuples), avait été, disait-on, fondé par Acrisios. Quand nous arrivons à la période achéenne dont les poèmes homériques nous tracent le tableau, nous trouvons le culte de Déméter associé à celui des grandes divinités olympiennes. Toutefois il paraît encore un peu étranger. Déméter est regardée comme une divinité crétoise plutôt qu'achéenne; la légende de ses amours avec le héros crétois lasion est caractéristique. Le fait capital, c'est qu'elle est accouplée avec Zeus Chtonios le dieu des régions souterraines, opposé au Zeus olympien. On a donc lieu de s'étonner lorsque plus tard, dans la période historique, on retrouve Déméter divinité protectrice des Achéens qui tiennent leurs assemblées fédérales auprès de son temple. Ceci peut s'expliquer par le rôle de Déméter conçue comme présidant aux assemblées; les Achéens ayant coutume de se réunir près de son temple, il suffit d'un jeu de mots pour faire de Déméter Achea la mère douloureuse, une Déméter Achaia déesse des Achéens.

Si les Achéens avaient accepté le culte de Déméter au point de finir par la regarder comme une divinité nationale, les Doriens l'ignoraient au moment de leur grande invasion et lui furent nettement hostiles. Ils ne purent cependant le déraciner et, même dans les régions où ils prévalurent, la religion de Déméter se maintint. On en pourra juger par le tableau géographique, que nous donnerons ci-dessous, de tous les points où sa présence nous est signalée. Constatons seulement dès maintenant que le grand foyer de la religion de Déméter fut Eleusis, où elle était florissante dès l'époque hésiodique (au dire de Strabon). C'est de là que les mystères se propagèrent dans tous les pays grecs, augmentant beaucoup le nombre des dévots de la déesse.

L'origine du nom.
On a beaucoup disserté sur le caractère primitif de Déméter et comme toujours on a fait appel à l'étymologie. La plus généralement admise est celle qui interprète le nom Dé-meter comme variante de ge-meter, la terre-mère; on cite à l'appui la forme dorienne da, la forme albanaise dès. Rien n'est moins certain, le nom éleusinien de la déesse est simplement Deô; d'autres l'ont rapproché de demos (= canton, peuple, sol) et de Damia, déesse d'Egine et d'Epidaure, qui est un doublet de Déméter; d'autres encore insistant sur son caractère de divinité funéraire et sur la forme Demeteira, l'ont traduit par dmeteira, la divinité qui dompte et prosterne les mortels. Aucune de ces étymologies ne s'impose et aucune d'ailleurs ne nous donne le moindre supplément d'informations sur la déesse. Elle est complètement distincte de Gè ou Gaïa, déesse de la Terre, et elle-même n'est pas du tout une divinité tellurique, puissance cosmogonique, support commun des vivants. A vrai dire, la conception qu'on se fait de Déméter est inséparable de ses mythes et ceux-ci sont étroitement liés au culte. C'est pourquoi la religion de Déméter ressemble plus que celles d'autres divinités grecques à l'idée spontanée que nous avons aujourd'hui de ce qu'est une religion. 

Il semble que dans le nom de la déesse, si on voulait le décomposer, la partie essentielle soit la seconde : Déméter est avant tout la mère, la déesse productrice de la végétation, protectrice de l'agriculture, des sociétés, la déesse du mariage et enfin des morts (Les visages de la fécondité). On la trouve dans un temple d'Athènes associée à Gé Kourotrophos, dans un temple de Patras à , mais ce sont des faits isolés et, dans la quantité des associations de deux ou plusieurs divinités souvent dissemblables, ces faits ne prouvent rien. Au contraire, Déméter, dans le mythe et dans le culte, est constamment associée à sa fille Perséphone. En Attique surtout et dans la religion d'Eleusis, la Mère et la Fille, Meter kai Kouré, sont inséparables; et de même que le nom de mère est celui de l'une, l'autre est généralement désignée par celui de fille, Koré ou Coré. On les nomme ensemble : les Deux Déesses, les maîtresses, les vénérables, les Grandes Déesses. Presque partout les deux cultes sont associés et surtout la fille n'a pas d'autels à elle seule.

Les lieux de culte.
Bien qu'on regarde le culte de Déméter comme pré-hellénique, il n'en est pas question dans l'Epire et à Dodone, le vieux centre religieux. Ceci doit nous mettre en garde contre les conclusions trop nettes qu'on tirerait du texte d'Hérodote. En Thessalie, la petite ville de Dotion, près de Phères, eut de très bonne heure le culte de Déméter; c'est là qu'on place le mythe de Triopas et d'Erysichthon (Déméter dans les mythes); sur le golfe de Pagases, la ville de Pyrasos possédait, au dire de l'Iliade (II, 696), un temenos de Déméter qui donna plus tard son nom à la localité Démétrion; la localité voisine d'Antrion honorait aussi la déesse d'après l'Hymne homérique à Déméter (491). Auprès des Thermopyles, dans la petite ville d'Anthéla, était le temple de Déméter Amphictyonis ou Pylaia, autour duquel s'était formée l'amphictionie de l'Hellade septentrionale plus tard subordonnée à Delphes. Déméter paraît donc avoir été la divinité la plus vénérée de ces populations de montagnards de l'Oeta. En Locride, dans la région d'Oponte, où est populaire le mythe de Deucalion, on vénérait Déméter; à Scarphée, Hésychius mentionne Déméter Euryodeia. En Phocide, Delphes possède une Déméter Hermuchos ou Spermuchos, et Stiris une Déméter Stiritis avec un vieux xoanon entouré de bandelettes auquel on a juxtaposé une statue de marbre portant un flambeau.

En Béotie, les sanctuaires de Déméter sont très nombreux. A Thèbes, Déméter est associée à Zeus dans la fête des Homoloia. Cette association doit être ancienne, car elle concorde avec ce que disent l'Iliade, l'Odyssée, les Travaux et les Jours et la Théogonie. Dans la Cadmée, l'ancienne demeure de Cadmus était, disait-on, devenue le temple de Déméter Thesmophoros; on y adorait Coré et sa mère, et l'on disait que Zeus avait donné en dot la Cadmée à Coré. On disait la même chose à Cyzique et à Agrigente. Ces cultes de Thèbes sont liés à ceux de l'Attique. Mais il en existait des formes très différentes : le culte de Déméter Cabiria et de Coré; à Potaiae celui de Déméter et Coré associées au Zeus de Dodone et à Dionysos Aigobolos; celui de Déméter Europé associée à son nourrisson Trophonius dans le culte de Lébadée; nous ne savons rien de la Déméter Megalomagos de Scolos. Dans l'Eubée, en face de la côte béotienne, Mycalessus possédait un temple de Déméter, déesse de la moisson, dont on rapportait l'origine au dactyle idéen Héraclès.

Les formes les plus connues et les plus intéressantes du culte et des mythes de Déméter sont celles de l'Attique. On disait qu'elles y avaient été apportées par les Géphyréens, ces savants agriculteurs qui vinrent d'Erétrie à Tanagra, puis en Attique, apportant le culte de Déméter Achea, divinité affligée. Il n'y a pas de raison pour y rattacher le culte de Déméter et de Coré à Eleusis. La vieille cité du golfe de Salamine fut le siège de la plus remarquable institution du culte des Deux Déesses. Nous y reviendrons; de même sur le culte de Déméter Thesmophoros, bien développé à Athènes. Mentionnons encore le culte de Déméter Chloé, déesse du printemps et fille de , celui de Déméter Proerosia, associée dans sa fête à Zeus Ombrios et Poseidon Phytalmios.

Mégare est si proche d'Eleusis qu'on ne s'étonnera pas d'y rencontrer la déesse; cette ville prétendait posséder le plus ancien sanctuaire de Déméter, c'était un sanctuaire souterrain ou mégaron sur l'acropole; dans la ville basse était un temple de Déméter Thesmophoros, enfin dans le port de Nisaea, on vénérait Déméter Malophoros dont le culte fut porté par les Mégariens à Byzance, à Sélinonte, etc. A Corinthe, les Doriens n'ont pu expulser Déméter qui est associée aux divinités de Lemnos (Cabires). Sicyone a des mythes analogues à celles d'Eleusis. A Pyrma, entre, Sicyone et Phlionte, Pausanias décrit un temple de Déméter Prostana et de Coré; le sanctuaire était double, les hommes et les femmes étant séparés; Dionysos était associé aux deux déesses. Nous retrouverons ailleurs cette association qui fut très féconde. A Phlionte, on signale deux temples de Déméter et Coré; à Célées, on avait imité les mystères éleusiniens (Eleusinies).

Argos est un des centres principaux de la religion de Déméter. On en fait remonter l'origine à l'époque préhellénique, et l'influence dorienne, assez faible en ce point, n'avait pu en triompher. Argos possédait un temple de Déméter Pelasgos avec un temenos renfermant le tombeau de Pelasgos et un édifice de bronze où étaient les cendres de Tantale, les statues de Zeus Mechaneus, d'Artemis, d'Athéné; non loin un gouffre où l'on jetait des flambeaux allumés en l'honneur de Coré. Dans la plaine était un temple de Déméter Libyssa que l'on faisait venir de Libye avec les filles de Danaüs; près de Mycènes, un temple sans toit de Déméter Mysia, avec, dans une chapelle en brique, les images des deux déesses Déméter et Coré et de Hadès. A Lerne, la légende de Déméter s'était localisée; on montrait le champ où Hadès avait enlevé Perséphone; des mystères issus de ceux d'Eleusis se célébraient auprès des temples de Déméter Prosymna et Dionysos et d'Aphrodite et Dionysos Saotes; toutefois, Lenormant a remarqué que, dans cette forme moderne de la religion de Déméter, l'élément dionysiaque est de beaucoup le plus considérable. 

Si le culte de Lerne est de date relativement récente, celui d'Hermione paraît fort ancien. Le temple de Déméter Chtonia s'élevait sur le mont Prôn au-dessus de la ville. Déméter est associée à Clyménos, divinité infernale. La fête principale appelée Chtonies a lieu en été; une procession d'hommes, de femmes et d'enfants, vêtus de blanc et couronnés d'hyacinthe amène au temple des vaches le temple est desservi par des prêtresses qui, seules, voient l'emblème secret de la déesse (probablement phallique). Autour du sanctuaire de Déméter Chtonia étaient ceux de Clyménos et d'Arès, Ie portique d'Écho, le champ de Clyménos, le champ Achérusien, le champ de Hadès, avec une bouche des Enfers par où était remonté Héraclès, de sorte que les Hérimoniens se dispensaient de payer tribut à Charon. Dans la forme ancienne de la religion d'Hermione, Déméter, divinité chtonienne, est adorée seule, sans sa fille; plus tard, celle-ci paraît et devient l'épouse de Clyménos; on dédouble même Déméter Chtonia en Chtonia et Déméter; ainsi s'atténuait l'originalité des cultes locaux par le travail du syncrétisme qui les combinait entre eux. Dans cette partie de l'Argolide nous trouvons encore plusieurs temples de Déméter. A Trézène, la divinité est appelée Amaia, sa fille Azésia; à Epidaure et Egine, on adore de même le couple divin sous les noms de Damia et Auxesia; les rites sont analogues à ceux d'Eleusis et il est vraisemblable que l'origine en est attique.

En Laconie, il faut distinguer deux catégories de sanctuaires de Déméter; dans la région méridionale longtemps réfractaire à l'influence dorienne, vers Hélos et Amyelae, le culte des divinités chtoniennes s'est conservé; sur d'autres points on a plus récemment bâti des temples; celui de Déméter Chtonia à Sparte est fils de celui d'Hermione; celui de Déméter Eleusinia sur le Taygète en indique l'origine; citons encore celui de Gythion et celui de Caenépolis sur le Ténare. Il est bon de noter que les plus récents de ces temples sont précisément ceux auxquels on rapportait les mythes les plus antiques.

Les Messéniens qui croyaient descendre de Messène, fille de Triopas, attachaient une grande importance au culte de Déméter. Les mystères célébrés à Andania étaient rattachés à ceux de Célées et d'Eleusis; ils paraissent avoir été institués ou réorganisés par l'Athénien Lycos. Après la première guerre de Messénie, la famille des Lycomides qui les desservait émigrait en Attique où elle fut investie à Eleusis de la daduchie; elle résida à Phlya. Lorsque Epaminondas reconstitua la nationalité messénienne, on voulut restaurer la religion de Déméter; le Lycomide Methapos en fut chargé; c'était un professionnel qui venait déjà de réorganiser les mystères de Déméter Cabiria à Thèbes. Il donna donc aux mystères d'Andania un caractère cabirique qu'ils conservèrent depuis lors. On y vénérait Déméter et Coré-Hagna, les deux Cabires, Apollon Carneios et Hermès; toutefois, on finit par évincer les Cabires. Les mystères d'Aréné, seconde capitale de la Messénie, dont on faisait remonter également l'origine à Lycos, fils de Pandion, ne furent pas réorganisés; la culte se localisait dans le bois sacré de Déméter, voisin d'un temenos d'Hadès. A Pylon, les cultes de Déméter et Coré et d'Hadès sont associés. Les Hilotes messéniens, transplantés en Laconie, avaient conservé toute leur vénération pour les Déesses. On peut donc regarder Déméter comme une divinité nationale des Messéniens, et il n'y aurait pas de hardiesse exagérée à chercher là une des principales origines du culte et des mythes (Déméter dans les mythes).

Ceux-ci s'étaient localisés en Elide comme sur tant d'autres points; à Olympie, près du temple de Déméter Chamyna, avait eu lieu, disait-on, l'enlèvement de Perséphone; non loin, on adorait les Deux Déesses sous le nom de Despoinai (= les maîtresses), celui de Despoina étant parfois donné à Coré. Les Achéens avaient, peut-être par suite d'un calembour sur l'épithète d'Achea, adopté Déméter comme déesse de leur peuple. C'était sous la protection de Déméter Panachaia et de Zeus Homagyrios qu'ils avaient placé leur ligue, et près des temples de ces dieux à Aegion qu'ils tenaient leurs assemblées fédérales; sur leurs monnaies de bronze, ils placent l'image de Déméter et de Zeus. On cite encore à Pellène le temple de Déméter Mysia, avec sa fête qui durait sept jours et rappelait les Thesmophories; à Patras, le temple de , Déméter et Coré avec un oracle.

L'Arcadie, où les populations pré-helléniques avaient mieux qu'ailleurs défendu leur indépendance, est regardée comme ayant conservé les formes les plus anciennes des mythes et du culte de Déméter. Si l'on en croit Hérodote, c'est d'Arcadie que les Thesmophories, abolies dans le reste de la Grèce, se seraient de nouveau propagées après l'invasion dorienne. Les cultes acadiens ne nous sont malheureusement connus que très imparfaitement et en grande partie par le témoignage tardif de Pausanias. Il est très difficile de se reconnaître dans ces mythes et ces cultes enchevêtrés où les rapports entre les divinités ne sont pas les mêmes qu'ailleurs, où les mêmes noms désignent des dieux différents, tandis que les mêmes dieux reparaissent sous d'autres noms ou sont dédoublés. Ainsi les Arcadiens disaient que Déméter violée par Poseidon avait donné le jour à Despoina, divinité qu'on peut rapprocher de Perséphone, mais aussi d'Artémis. Dans le temple de Despoina à Acacésion nous trouvons, à côté de la mère et de la fille, un autel de la Mère des dieux, une statue d'Artémis, une statue du titan Anytus; dans le temenos un autel à Poseidon; au-dessus un temple de Pan

Si nous passons à Mégalopolis, nous y trouvons associés à Déméter et Coré Soteira, mais plutôt subordonnés, Athéné et Artemis, le dactyle idéen Héraclès, Pan, etc.; auprès le temple de Zeus Philios, divinité chtonienne, parente de Dionysos, devant lequel sont les statues de Déméter et Coré. Il est évidemment impossible de soutenir que ce soit la forme pré-hellénique ni même une forme primitive du culte des Grandes Déesses, non seulement l'influence éleusinienne, puissante au IVe siècle, a passé par là, mais le travail de syncrétisme a tout renouvelé. Nous parlerons plus loin des mythes de Phigalia (Déméter dans les mythes). On considère comme plus ancien le sanctuaire de Déméter Erinys et Lusia à Thelpuse; celui de Phénée, consacré à Déméter Eleussinia, a gardé quelques anciens rites; à quinze stades est celui de Déméter Thesmia où se célèbrent également des mystères; près de Tégée, Déméter est associée à Dionysos; dans la ville on a exhumé le temple de Déméter Carpophosos et de Coré avec de nombreux xoana archaïques. En somme, il n'y a pas de raison pour douter que le culte primitif de Déméter ne se soit perpétué en Arcadie, mais ce que nous en savons autoriserait tout aussi bien l'hypothèse contraire.

La Crète fut, d'une manière encore moins contestable, un des premiers centres de la religion de Déméter : les témoignages de l'Odyssée, la Théogonie, qui placent en Crète les amours de Déméter et de Jasion, celui de l'hymne homérique, concordent avec les traditions locales. Mais nous savons peu de chose des cultes de Crète. Cnossos revendiquait contre Athènes la priorité du culte; à Hiérapytna les deux déesses ont un culte officiel. D'autre part, l'influence éleusinienne fut considérable et dut altérer beaucoup l'ancienne religion. Les Eleusinies et même les Thesmophories semblent avoir passé d'Attique en Crète. D'autre part les cultes de Trézène et d'Epidaure pourraient bien être d'origine crétoise. 

Dans les îles de la mer Egée, Paros reçut de Crète le culte de Déméter Thesmophoros qui y devint très important; les Pariens le transportèrent à Thasos, avec les mystères; il s'y combina peut-être avec celui des Cabires; de même à Syros ou Déméter et Coré sont qualifiées de déesses célestes; à Mytilène dans l'île de Lesbos. A Erétrie, à Délos, les Thesmophories sont venues d'Athènes; il y a tout lieu de croire que, sur un grand nombre d'îles et de cités des rivages de la mer Egée, le culte et les fêtes de Déméter ont été implantés par les Athéniens.

Les Ioniens, qui étaient partis de l'Attique pour coloniser les côtes de l'Asie Mineure, y transportèrent la religion de Déméter. Les Nélides qui régnèrent sur leurs cités étaient en même temps prêtres de la déesse d'Eleusis; le culte de celle-ci et les Thesmophories subsistèrent jusqu'après l'ère chrétienne, en Ionie et dans les colonies milésiennes du Pont-Euxin. Déméter et Coré y sont généralement associées, et souvent on les désigne simplement sous le nom de grandes déesses. En plusieurs endroits, notamment à Cyzique, se produisit la fusion avec le culte de Dionysos; ce qu'il y a de particulier à Cyzique, c'est que Coré Soteira y est détachée de sa mère; ce fait ne se retrouve qu'à Sardes où il résulte de la confusion de Coré avec une déesse lydienne; à Cyzique, il est probable que Coré s'est confondue avec la Dindymène ou Cybèle (de Proconnèse). La confusion qui se fit entre la Cybèle phrygienne dédoublée et le couple de Déméter et Coré est étudiée à la page Mère des dieux. Dans plusieurs villes de l'Asie Mineure, à Pessinonte, Ancyre, Laodicée, Iconium, Cibyra, Tralles, on trouve des temples de Déméter; le culte et les mythes, la déesse grecque devaient être plus ou moins combinés avec ceux des déesses indigènes. Des cités fondées après Alexandre adoptèrent Déméter et prétendirent même localiser sa légende et en revendiquer la priorité. Telle Nysa en Carie qui dit être la Nysa où l'hymne homérique place l'enlèvement de Perséphone (Déméter dans les mythes).

Sur la côte de Carie, colonisée par les Doriens, nous retrouvons la forme hellénique de la religion de Déméter ; elle y était d'origine thessalienne, disait-on. Le grand sanctuaire était le Triopion du promontoire de Cnide, centre religieux des cités de la Doride, de Rhodes, de Cos, etc.; on en faisait remonter la fondation au héros Triopas et on montrait un temple des Deux Déesses; il est vrai que le dieu du Triopion était Apollon, de sorte que le rapprochement avec Triopas pourrait bien résulter d'un calembour. Néanmoins, Déméter et Persephone étaient associés à Apollon dans le culte, à l'époque romaine, et d'autre part les prêtres des Grandes Déesses à Géla venaient de l'île de Télos, en face de Cnide. Plusieurs cités de Pamphylie et de Cilicie vénéraient Déméter; son culte ne pénétra pas en Syrie, mais se développa sur la côte d'Égypteoù l'on rapprocha la déesse d'Isis (La Religion égyptienne); dès l'époque d'Hérodote on voulut chercher sur les bords du Nil l'origine du culte de Déméter et des Thesmophories; malgré son invraisemblance, cette version a été souvent admise dans le passé.

Dans les colonies grecques d'Occident la religion de Déméter prit un grand développement; les colons ioniens, mégariens, corinthiens l'y portèrent; la civilisation essenfiellement agricole de ces fertiles contrées de la Grande-Grèce, et de la Sicile fut très favorable aux progrès de la religion des déesses de la végétation; les monnaies des villes de la Grande-Grèce et les témoignages des écrivains sont d'accord pour nous en prouver la vogue. On sait la richesse du temple de Perséphone à Locres, dont elle était la principale patronne; les légendes de Pythagore le mettent en rapport avec les Deux Déesses dont les mystères ne sont pas sans rapport avec son enseignement; à Paestum un des grands temples appartenait à Déméter Kourotrophos. A Cumes et à Naples, Déméter Thesmophoros est une des principales divinités. Autour du lac Averne on a localisé la légende de Perséphone à qui sont associées les sirènes. En Italie se développe une forme nouvelle de la religion de Déméter, associée à Dionysos dans unetriade; elle cède le pas à sa fille. 

Mais, ainsi que l'a observé Lenormant, c'est la Sicile qui devint la terre classique de la religion de Déméter et Perséphone, au point que les Grecs de l'île prétendirent que dès l'origine elle avait été consacrée aux deux Grandes Déesses. Cette religion y fut apportée d'une part à Géla par les colons de la Doride dont les chefs furent pris dans cette famille sacerdotale des prêtres de Déméter d'où sortirent les fameux tyrans Gélon et Hiéron Ier. A Agrigente, colonie de Géla, s'établirent des familles thébaines, y apportant les cultes et les légendes de la Cadmée. A Syracuse, le culte de Déméter Thesmophoros venait de Mégare et de Corinthe; on y avait également acclimaté deux fêtes correspondant à celles d'Eleusis, l'une au printemps, l'autre à la maturation des grains, la première consacrée à Déméter, la seconde à Coré-Perséphone. On finit par localiser en Sicile, dans la région d'Enna, colonie de Syracuse, le mythe de l'enlèvement de Perséphone; les Romains, ayant reçu le culte de Cérés-Déméter. des Grecs de Sicile, ont accepté cette version qui est devenue officielle, au point qu'on fit venir Triptolème, l'inventeur de la culture du blé, d'Enna à Eleusis. Enna, centre de la religion de Déméter, devint le grand sanctuaire et comme la métropole religieuse de la Sicile. Le développement du culte de Déméter et Perséphone fut en grande partie l'oeuvre de Gélon et de Hieron Ier qui étaient prêtres des déesses, en même temps que chefs politiques de l'île. C'est Gélon qui, avec les dépouilles des Carthaginois, édifia les temples d'Enna, La forme sicilienne du culte des Grandes Déesses est intéressante parce que les mystères n'y ont pas été introduits et que, d'autre part, il n y a pas trace d'éléments dionysiaques, encore étrangers à la religion de Déméter au VIIIe et au VIIe siècle quand fut colonisée la Sicile. Il semble en résulter que les mystères d'Eleusis  n'ont pris leur développement qu'après l'introduction de la religion de Dionysos et sous son influence.

Le culte.
Dans le culte de Déméter, les fêtes des Thesmophories tiennent une très grande place. On a essayé de les solidariser avec les mystères éleusinien et l'on a dit que la légende de l'enlèvement de Perséphone leur servait de base commune. Cette assertion est très hasardée. Les Thesmophories sont une fête des semailles; toujours on les célèbre dans le mois des semailles, en octobre, mois qui s'appelle en Crète et en Sicile Thesmophorios. Cette fête n'est pas spéciale à l'Attique; on la rencontre dans les régions les plus différentesde la Grèce, chez tous les Ioniens, et dans le Péloponèse où Hérodote dit qu'elle était générale chez les Pélasges. Nous connaissons assez exactement la fête athénienne. Elle durait cinq jours, du 9 au 13 du mois Pyanepsion. Elle était réservée exclusivement aux femmes mariées; le théâtre était Athènes et le dème maritime d'Halimus; au premier jour on partait pour s'y rendre; au troisième on rentrait dans la ville. Les deux déesses, Déméter et Coré, la mère et la fille, étaient adorées par les femmes dans des fêtes nocturnes, d'un caractère orgiaque où le culte sévère alternait avec les railleries et les plaisanteries, communes aux fêtes de Déméter et de Dionysos et origine de la poésie comique. Déméter était la mère de l'enfant divin que l'on adorait avec elle, dont on déplorait ensuite la perte; Plutus Calligeneia, Kourotrophos, Hermès et les Charites étaient associés à ce culte, lequel s'adressait à la fois aux divinités de la terre fécondée par les semailles et aux protectrices de la femme, de la maternité et de l'enfance. Comme dans les Eleusinies, on rapprochait là fécondation végétale et animale, mais les Thesmophories étaient une fête féminine ne comportant ni doctrine philosophique, ni initiation mystique; en somme, c'était une fête populaire.

C'est le couple de Coros et Cora ou Dionysos et Perséphone, complétant avec Déméter une triade divine, qui fut porté en Italie par les colons grecs. Cette triade, où Pérséphone-Coré et Dionysos-Hadès sont regardés comme frères, issus l'un et 
l'autre de Déméter, devint un des principaux éléments de la religion gréco-italique. Elle s'y est perpétuée sous les noms de Cérès (Déméter), Liber et Libera, lesquelles ne sont autres que les divinités grecques. Aucune différence de nature n'a été relevée, et Cérès n'est que le nom latin de la divinité hellénique, comme Liber et Libera ceux de Perséphone et de Dionysos. A mesure que gagnait l'influence grecque; on identifiait avec ces dieux d'autres divinités locales; ainsi, Déméter fut assimilée à Jovia Damusa de Capoue, puis à Juno Lucina; à Préneste, à la Fortune Primigenia, à Tarracine, à Antium, à la Fortune, à Minerve; de même à Rome, à la Fortune; dans la série des Pénates célestes des Etrusques Déméter fut identifiée à la Fortune, Coré à Cérès, Dionysos ou Plutus à Genius Jovalis; à Préneste, Coré est assimilée à Ops; à Capoue et à Antium, elle l'est à Vénus; quant à Dionysos, il devient Jupiter Compages à Capoue, Jupiter Puer à Préneste, Anxur à Terracine; mais partout nous retrouvons sous des noms variés la même triade.

Le culte de Déméter importé par les Grecs en Campanie y fut adopté et acclimaté très rapidement; c'est là que la déesse reçut le nom de Cérès (Kerri?). Les Etrusques l'admirent dans la liste de leurs Pénates célestes. Les Romains, en rapports fréquents avec la Campanie, acceptèrent au Ve siècle av. J.-C. le culte de Cérès. En 496, une consultation des livres sibyllins par le dictateur A. Postumius décida l'érection d'un temple à Cérès, Liber et Libera; ce fut le premier temple grec de Rome. Le culte conserva son caractère étranger, les prêtresses restant grecques jusqu'à la fin de la République. Les fêtes furent copiées sur celles de Déméter. La seule chose qu'il y ait à remarquer, c'est que les Romains considérèrent Enna et non Eleusis comme le centre de la religion de Cérès-Déméter. (A.-M. B.).

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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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