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Les Cabires étaient des divinités helléniques (mythologie grecque), dont l'origine, la nature véritable et les transformations diverses offrent à l'historien des religions anciennes un des problèmes les plus ardus et les plus intéressants qui soient. Leur nom se rencontre, pour la première fois, au IVe siècle avant notre ère, dans un fragment de Pindare (chez Hippolyte, Ref. Hoer., V, 7, p. 136); jusqu'au temps d'Epaminondas, ils restent confondus dans la foule des démons, personnification des forces physiques, que le progrès des idées philosophiques et le développement du sens religieux transforment peu à peu en divinités du monde moral. Depuis ce moment jusqu'à la chute du paganisme ils prennent une importance qui les rend égaux, sinon supérieurs, aux personnalités les plus éminentes du Panthéon hellénique; ils deviennent l'objet d'un culte mystérieux, rival du plus célèbre et du plus respecté, du culte d'Eleusis. Il y faut chercher, de même que dans la religion de Déméter, une des manifestations les plus remarquables, du mysticisme païen. Le silence des premiers temps, la confusion des témoignages postérieurs, ont permis aux érudits modernes de les accommoder, chacun à son système préféré, depuis Lobeck dont la critique conclut sur un point d'interrogation, jusqu'à Gerhardt qui ramène à la question des Cabires l'évolution entière du polythéisme gréco-romain, du VIIIe siècle av. J.-C. jusqu'à son déclin. L'examen raisonné des textes anciens, présentés autant que possible dans leur enchaînement chronologique, peut seul, nous semble-t-il, mettre de la clarté et de l'exactitude dans un problème de ce genre. Cabires, démons de la nature matérielle. C'est sans doute à des considérations de ce genre qu'il faut rattacher ce qu'Hérodote raconte des mystères des Cabires à Samothrace (Il, 51). Les Athéniens, dit-il, ont reçu des Pélasges la coutume de représenter l'Hermès ithyphallique, c.-à-d. le dieu chthonien qui donne la fertilité; le culte de ce dieu s'était répandu en Arcadie, en Attique et dans les lies de la mer Égée; ici il se confondait avec celui des Cabires. Comme les divinités de la végétation sont en même temps celles du monde souterrain transfiguré, dès avant les temps d'Homère, par certaines idées morales, nous trouvons les Cabires mêlés à la religion d'Hécate, de Perséphoné, divinités qui, avec Déméter, sont toutes spécialement honorées à Samothrace. Mais il semble que ce soit à Lemnos surtout qu'ils ont gardé le plus longtemps leur physionomie de démons de la nature matérielle. C'est dans cette île que l'on célébrait tous les ans la fête du feu. Pendant neuf jours, toute espèce de flamme y demeurait éteinte; et tandis qu'une théorie sacrée s'en allait à Délos, au sanctuaire d'Apollon, chercher le feu nouveau, on sacrifiait aux morts et aux divinités infernales. Il n'est pas douteux que cette cérémonie ne fît partie du culte des Cabires. Cabires, démons secourables. Généalogies des Cabires. Hérodote mêle Hermès à ce qu'il raconte des mystères de Samothrace et rattache ce culte à celui des dieux Patèques, fils de Phtah, c.-à-d. d'Hephaïstos égyptien. Cambyse, dit-il, entra dans le temple des Cabires de Memphis dont l'accès était permis au prêtre seul et fit briller leurs images. Or, ces idoles les représentaient sous la forme de nains, analogues à ceux que les Phéniciens adaptaient à la proue de leurs vaisseaux et qui étaient leurs fétiches dans les dangers de la navigation. Des mythologues modernes ont pris occasion de cette anecdote pour faire des Cabires helléniques les dérivés des Cabires phéniciens, lesquels sont au nombre de huit, fils de Sadyk. Par une coïncidence curieuse, ces dieux sont désignés chez les Sémites sous le nom de Kabirim, qui signifie : les Forts, les Puissants, alors que dans une inscription découverte par A. Conze en 1860, les Cabires de Samothrace sont appelés "dieux grands, dieux puissants et forts". Cependant cette assimilation des Cabires phéniciens et des Cabires pélasgiques n'en paraît pas moins fortuite, il n'y en a point de traces avant les temps d'Alexandre (F. Lenormant). Le même savant ajoute quo malgré l'assonnance des noms, les Kabirim phéniciens sont si différents, comme nombre, comme caractère essentiel, comme rôle et comme attributions des Cabires pélasgiques, qu'il est impossible de suivre ceux qui ont prétendu ramener les dieux de Samothrace et de Lemnos à une source phénicienne. Toutefois, étant donné que le peuple phénicien, non seulement fréquentait des îles do la mer Égée, mais a laissé des traces nombreuses de son passage sur le continent hellénique, on n'aura pas de peine à admettre que le sémitisme a eu sa part dans la religion des Cabires; peut-être faut-il lui attribuer leur transformation en dieux protecteurs des navigateurs et leur identification avec les Dioscures. C'est un archéologue alexandrin, Mnaseas de Patara, qui, le premier, nous révèle le nom des Cabires dont les auteurs précédemment cités disent qu'ils sont mystérieux, et qui les combine dans un système formel. Ils sont au nombre de quatre et se nomment Axieros, Axiokersa, Axiokersos et Casmilos : les deux premiers sont de sexe féminin, correspondant à Déméter et à Persephoné; les deux autres, de sexe masculin, représentent Hadès et Hermès. On ne sait au juste quelle est la valeur objective de ce témoignage. Si Casmilos-Hermès semble tout à fait à sa place dans le système cabirique où le fait figurer aussi Hérodote, il n'en est pas tout à fait de même des trois autres divinités; deux au moins paraissent avoir été transplantées des mystères d'Eleusis dans ceux de Samothrace. C'est ainsi que d'autres mythographes mettent au nombre des Cabires Rhéa-Cybèle, Aphrodité, Athéna. Les Cabires mâles restant presque toujours au nombre de deux, on ne leur adjoint qu'un seul Cabire femelle, Il existe au Vatican un marbre, dit de la duchesse de Chablais, Hermès triangulaire, qui, à la partie supérieure, représente les divinités cabiriques au nombre de trois, Axiokersos, Axiokersa et Casmilos, et les traduit à la base par les figures en relief d'Apollon-Hélios, d'Aphrodite et d'Eros. Le sens même des noms révélés par Mnaseas n'est pas clair; Casmilos est généralement interprété par ordonnateur (kosmos); dans les trois autres noms nous trouvons l'adjectif axios,; digne, vénérable, qui figure dans certaines invocations mystiques; Eros paraît être l'Amour qui, dans certaines théories cosmogoniques et philosophiques, est conçu comme le principe premier des choses. Mais il n'existe aucune interprétation satisfaisante de Kersos et de Kersa (Cerus). Dans l'inscription où les Cabires sont appelés Grands dieux, se rencontrent Cadmilos et Anax associés à Hypérion, à Japet, à Cronos, c.-à-d. aux Titanides. Il a d'autres groupements des divinités cabiriques, danse détail desquels il serait trop long d'entrer. Mystères cabiriques. Meurtre du plus jeune Cabire. Le temple des Cabires était desservi par un nombreux personnel de prêtres dont les fonctions étaient héréditaires et qui avaient à leur tète une sorte de prêtre-roi. Ceux d'entre les prêtres qui procédaient aux purifications portaient le nom de Coès, de Cotarchés; une sorte de confession auriculaire faisait partie des épreuves qui précédaient l'initiation. Mais tandis qu'à Eleusis, les fidèles n'étaient admis qu'une fois par an, à une époque déterminée, il semble qu'à Samothrace, l'initiation se faisait d'une manière permanente, durant toute la belle saison. Au commencement de l'été une grande fête attirait dans l'île, de tous les points du monde hellénique et, dès le milieu du IIe siècle, du monde romain, un grand concours d'adorateurs. Tous les âges, tous les sexes, pouvaient se présenter à l'initiation. Demandée d'abord comme un moyen d'échapper aux dangers de la navigation et aux malheurs de la vie, elle revêtit peu à peu une signification morale. Diodore nous dit qu'elle avait pour effet de rendre les humains plus justes et plus pieux. Il est donc probable qu'elle comportait des leçons par le symbole et par le discours (drômena kai legomena) sur les devoirs de l'humain, sur l'existence après la mort et l'espérance de l'immortalité. L'insigne des initiés est une bandelette de pourpre, entourant le front; peut-être y faut-il voir un souvenir lointain du voile que Leucothéa donne à Ulysse naufragé et qui le fait aborder au pays des Phéaciens, c. -à-d. dans la région du bonheur sans mélange. Fig. 1 : Résurrection du Cabire mort. L'influence des mystères d'Eleusis, les plus anciens et les plus respectés, sur ceux de Samothrace n'est pas douteuse. C'est à la légende de Dionysos-Zagreus qu'a été empruntée l'idée du Cabire mourant d'une mort mystique (fig. 1, ci-dessus) sous les coups de ses frères, pour revivre ensuite et se transfigurer dans une Théogamie qui rappelle à la fois celle de Dionysos avec Coré (Persephone) et celle d'Aphrodite avec Adonis (fig. 2 et 3, ci-dessous). Cette partie de la religion cabirique parait avoir été populaire à une époque assez ancienne déjà dans l'Étrurie, ainsi qu'en témoignent des miroirs étrusques dont les trois gravures reproduites sur cette page sont la reproduction. Elle était de même répandue en Macédoine, notamment à Thessalonique, qui fut un centre célèbre pour le culte cabirique. Julius-Firmicus Maternus raconte que dans cette ville, la religion des Cabires aboutit à glorifier le fratricide : un des trois frères, dit-il, est tué par les deux autres et, pour que toute preuve du meurtre disparaisse, son corps est enseveli par les meurtriers au pied du mont-Olympe... « Voilà le Cabire sanglant, ajoute-t-il, à qui les habitants de Thessalonique offraient des prières et des sacrifices ensanglantés. »Aux habitudes de la superstition asiatique était emprunté de même, dans la célébration de ces mystères, l'usage des danses orgiastiques à la façon des Curètes et des Corybantes et d'autres démonstrations plus ou moins extravagantes. La grande popularité de ces mystères dans toutes les classes du monde païen est attestée surtout par leur importance aux yeux des Romains. Les généraux qui se rendent en Asie ne manquent pas de s'arrêter à Samothrace pour y faire leurs dévotions; Cicéron, Voconius, Varron, bien d'autres encore, politiques ou militaires, figurent parmi les initiés. Lorsque s'accrédita la légende qui fait des Romains les descendants des Troyens parEnée, les archéologues trouvèrent des rapports entre les Cabires et les Pénates. Il s'élabora des fables ingénieuses où les dieux héréditaires, emportés par Énée après la chute de Troie et transplantés à Lavinium, étaient identifiés avec les Cabires de Samothrace, soit que Dardanos les eût autrefois emportés de cette île dans sa nouvelle patrie, soit que la Troade fût elle-même considérée comme le berceau de la religion cabirique. « Varron fit exprès, nous apprend Servius, le voyage d'Epire où Enée s'était arrêté avant d'aborder en Sicile et en Italie; il visita tous les lieux où la tradition populaire l'avait fait passer et surtout cette mystérieuse île de Samothrace, patrie prétendue des Pénates, parce qu'elle était celle des Cabires, devenus les grands dieux par le développement du mysticisme grec [...] A ce point de vue, les Cabires étaient fort bien choisis; on en pouvait faire ce qu'on voulait, parce que nul à Rome ne savait au juste ce qu'ils étaient [...] Les pouvoirs publics consacrèrent la confusion en déclarant les habitants de Samothrace parents des Romains par les Cabires. » (Hild, Légende d'Enée avant Virgile, pp. 57, 82, etc.).Denys d'Halicarnasse, qui répète les mêmes faits au temps d'Auguste, s'appuie sur l'autorité de Satyrus et de Callistrate, deux mythographes contemporains d'Aristarque. Mais de même qu'en Grèce le système des dieux cabiriques était modifié au gré des fantaisies individuelles, ainsi, à Rome, on s'ingénia à glisser sous le vocable de Grands dieux désignant les Cabires, tantôt les divinités de la Triade capitoline, tantôt une trinité formée de Jupiter, de Minerve et de Mercure. La religion philosophique s'empara du système et l'adapta aux théories stoïciennes sur l'origine et la nature du monde. Ici l'on ramène les Cabires à la dualité des sexes en faisant de l'un le principe mâle, c.-à-d. le Ciel, de l'autre le principe femelle ou la Terre; là, les Cabires sont au nombre de trois, Jupiter ou le Ciel, Junon ou la Terre, Minerve ou les Idées. D'autres enfin, surtout réoccupés de les identifier avec les Lares romains, qui sont deux et mâles, voient dans les Cabires Jupiter et Mercure, celui-ci étant conçu comme l'ordonnateur du monde, notion que nous avons vue dans le Casmilos de Samothrace. Ce Casmilos est d'ailleurs rapproché du Camillus de la religion romaine, terme qui désigne les ministres sacrés assistant le flamine dans l'oblation du sacrifice. Et c'est ainsi que la science des mythes, leur interprétation cosmologique ou philosophique collaborent avec les imaginations superstitieuses, pour étendre et raffiner sans cesse l'antique religion de Lemmos et de Samothrace; cette religion devient l'image réduite du polythéisme syncrétiste et mystique qui va servir de transition, souvent même de prototype, aux doctrines et aux pratiques du christianisme naissant. Théogamie du troisième Cabire. Les Cabires hors de Samothrace.
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