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Cabires

Les Cabires étaient des divinités helléniques (mythologie grecque), dont l'origine, la nature véritable et les transformations diverses offrent à l'historien des religions anciennes un des problèmes les plus ardus et les plus intéressants qui soient. Leur nom se rencontre, pour la première fois, au IVe siècle avant notre ère, dans un fragment de Pindare (chez Hippolyte, Ref. Hoer., V, 7, p. 136); jusqu'au temps d'Epaminondas, ils restent confondus dans la foule des démons, personnification des forces physiques, que le progrès des idées philosophiques et le développement du sens religieux transforment peu à peu en divinités du monde moral. Depuis ce moment jusqu'à la chute du paganisme ils prennent une importance qui les rend égaux, sinon supérieurs, aux personnalités les plus éminentes du Panthéon hellénique; ils deviennent l'objet d'un culte mystérieux, rival du plus célèbre et du plus respecté, du culte d'Eleusis. Il y faut chercher, de même que dans la religion de Déméter, une des manifestations les plus remarquables, du mysticisme païen. Le silence des premiers temps, la confusion des témoignages postérieurs, ont permis aux érudits modernes de les accommoder, chacun à son système préféré, depuis Lobeck dont la critique conclut sur un point d'interrogation, jusqu'à Gerhardt qui ramène à la question des Cabires l'évolution entière du polythéisme gréco-romain, du VIIIe siècle av. J.-C. jusqu'à son déclin. L'examen raisonné des textes anciens, présentés autant que possible dans leur enchaînement chronologique, peut seul, nous semble-t-il, mettre de la clarté et de l'exactitude dans un problème de ce genre.

Cabires, démons de la nature matérielle. 
Les Cabires appartiennent à la même classe de divinités que les Curètes et les Corybantes de Phrygie, que les Dactyles du mont Ida et les Telchines de l'île de Rhodes; c.-à-d. qu'ils personnifient quelque force cosmique. Nous savons, d'autre part, qu'ils figuraient dans la religion des premiers habitants de la région, d'où est sortie l'anthropomorphisme homérique (Homère, Iliade, Odyssée). L'étymologie la plus probable du nom est celle qui le rattache au verbe kaiein, briller. Ce que nous connaissons de leur être à l'origine, de leur culte et des lieux où il a pris racine, confirme cette interprétation. C'est dans les parties montagneuses de la Troade et dans les îles de la mer de Thrace, voisines des côtes phrygiennes, à Lemnos, à Imbros, à Samothrace qu'a été le premier siège de leur culte. Une montagne en Phrygie s'appelait Cabiros, ce qui peut signifier volcanique. Quant aux îles que nous avons citées, la nature de leur sol est connue. Lemnos est célèbre à la fois dans l'Antiquité par les éruptions volcaniques et par la culture de la vigne. Les Cabires y sont considérés, tantôt comme des fils, tantôt comme des petits-fils d'Héphaïstos, le dieu du feu souterrain. Leur mère est une nymphe du nom de Cabeiro, fille de Protée, le vieillard de la mer, dont le nom même signifie qu'il est le dieu primordial de l'élément humide. Cette fille de Protée portait, au pied du mont Etna, le nom significatif d'Aèthalia (de aithein, briller comme la flamme). Les Cabires sont donc à Lemnos les ministres du dieu qui préside aux manifestations du feu intérieur et du monde métallurgique. Dans cet ordre d'idées, une monnaie de Thessalonique en Macédoine, où leur culte s'était de bonne heure implanté, nous les montre avec les attributs du forgeron, avec le marteau et la tenaille. Comme le sol volcanique de Lemnos est très propre à la culture de la vigne, le mythe primitif met les dieux Cabires en rapport avec Dionysos. Eschyle avait composé un drame satyrique portant leur nom et dont ils formaient le choeur; ils accueillaient à Lemnos les Argonautes en route pour le pays de la Toison d'or, et les enivraient généreusement. Génies du feu terrestre qui. active la végétation de la vigne et communique sa flamme au vin, ils sont invoqués comme les génies de la fertilité en général; à l'époque préhellénique, dit un auteur, on leur vouait,  ainsi qu'à Apollon et à Zeus, la dîme du froment, quand ils redoutaient la stérilité. De là à les considérer comme le principe de la fécondité et à associer leur nom à celui des divinités variées qui personnifient la vie cosmique dans les religions gréco-asiatiques, il n'y a qu'un pas.

C'est sans doute à des considérations de ce genre qu'il faut rattacher ce qu'Hérodote raconte des mystères des Cabires à Samothrace (Il, 51). Les Athéniens, dit-il, ont reçu des Pélasges la coutume de représenter l'Hermès ithyphallique, c.-à-d. le dieu chthonien qui donne la fertilité; le culte de ce dieu s'était répandu en Arcadie, en Attique et dans les lies de la mer Égée; ici il se confondait avec celui des Cabires. Comme les divinités de la végétation sont en même temps celles du monde souterrain transfiguré, dès avant les temps d'Homère, par certaines idées morales, nous trouvons les Cabires mêlés à la religion d'Hécate, de Perséphoné, divinités qui, avec Déméter, sont toutes spécialement honorées à Samothrace. Mais il semble que ce soit à Lemnos surtout qu'ils ont gardé le plus longtemps leur physionomie de démons de la nature matérielle. C'est dans cette île que l'on célébrait tous les ans la fête du feu. Pendant neuf jours, toute espèce de flamme y demeurait éteinte; et tandis qu'une théorie sacrée s'en allait à Délos, au sanctuaire d'Apollon, chercher le feu nouveau, on sacrifiait aux morts et aux divinités infernales. Il n'est pas douteux que cette cérémonie ne fît partie du culte des Cabires.

Cabires, démons secourables.
Eschyle ne nous présente encore les Cabires que comme les ministres de Dionysos et d'Héphaïstos, traitant les Argonautes à leur passage dans Lemnos; une autre légende, racontée par Diodore, fait aborder ces mêmes Argonautes dans Samothrace, pour y implorer la protection des Cabires en vue de leur voyage. Welcker a essayé de démontrer que les Cabires de Lemnos étaient à l'origine autres que ceux de Samothrace; outre que la proximité des deux îles rend cette opinion fort peu probable, rien de plus commun, dans l'histoire de la religion grecque, qu'une extension graduelle dans les fonctions d'une divinité déterminée. Dionysos et Héraclès, les prototypes des créations mythiques que l'on peut réunir sous le nom général de démons, passent ainsi d'attributions en quelque sorte matérielles, à un rôle moral qui sans cesse s'étend, se détermine, se complète jusqu'aux raffinements mystiques. Il en fut de même des Cabires : la situation même de Samothrace, île sauvage et d'aspect sinistre, jetée entre es deux continents sur la route qui unit la mer Noire à la mer Égée et celle-ci à la Méditerranée, devait aider à cette transformation. Les Cabires n'y sont plus seulement, comme à Lemnos, des démons faisant cortège à quelque dieu plus grand; ils deviennent les protecteurs des marins et les dieux secourables par excellence dans les dangers de la navigation. Cette prérogative leur étant commune avec les Dioscures, on finit par les assimiler à ces derniers; comme eux on les appelait Anakes, Anaktes, c.-à-d. princes ou héros secourables. On les invoquait au plus tort de la tempête, et on croyait les voir apparaître alors au haut des mâts, sous la forme des feux de Saint-Elme (La Foudre et les éclairs). Ainsi subsistait le caractère de démons préposés à l'élément igné, tout en s'associant à l'idée d'une influence morale.

Comme dans ces parages, particulièrement dangereux et très fréquentés par les navigateurs grecs ou asiatiques, la religion des Cabires s'imposait aux imaginations par l'attrait de l'extraordinaire, les dieux de Samothrace ne tardèrent pas à devenir les dieux protecteurs, les dieux sauveurs par excellence, finalement les grands dieux. Ils absorbent ainsi dans leur être la divinité, non seulement des Dioscures, mais celle des dieux dont ils n'étaient à l'origine que les ministres et les subordonnés, d'Hephaïstos, d'Hermès, de Rhéa Cybélé, d'Aphrodite, etc., plus connus et par cela même moins honorés. Ils demeurent en quelque sorte les seuls dieux de Samothrace; ou plutôt chacun suivant ses préférences voyait en eux ses divinités favorites. Le vague même de leur être et l'incertitude de leurs origines contribua à grandir la vénération dont ils étaient l'objet, Au lendemain des guerres médiques, ils donnent naissance à un culte superstitieux et extraordinaire, où des éléments asiatiques corrompent la pureté des conceptions helléniques. Les divers systèmes forgés par les mythographes pour expliquer l'origine et la nature des Cabires n'ont pas d'autre raison d'être.

Généalogies des Cabires. 
Tandis que Pindare ne connaît encore qu'un seul Cabire qu'il prépose aux orgies mystérieuses de Lemnos et dont il fait l'humain primordial, père de toute l'espèce, Eschyle se les figure en nombre assez considérable, puisqu'ils forment le choeur d'un drame satyrique. Acusilaos leur donne pour père Camillos, fils lui-même de Cabeiro et d'Hephaïstos, et admet qu'ils sont trois avec trois soeurs, les nymphes Cabirides; Phérécyde a la même généalogie, sauf que les divinités cabiriques sont, pour lui, directement issues d'Hephaïstos. Dans la longue digression que Strabon leur consacre, nous les trouvons associés aux Corybantes et aux Tityres; l'auteur fait observer que, pour un grand nombre, ils ne se distinguent pas de ces deux classes de dieux et que, pour d'autres, ils sont leurs parents. 

Hérodote mêle Hermès à ce qu'il raconte des mystères de Samothrace et rattache ce culte à celui des dieux Patèques, fils de Phtah, c.-à-d. d'Hephaïstos égyptien. Cambyse, dit-il, entra dans le temple des Cabires de Memphis dont l'accès était permis au prêtre seul et fit briller leurs images. Or, ces idoles les représentaient sous la forme de nains, analogues à ceux que les Phéniciens adaptaient à la proue de leurs vaisseaux et qui étaient leurs fétiches dans les dangers de la navigation. Des mythologues modernes ont pris occasion de cette anecdote pour faire des Cabires helléniques les dérivés des Cabires phéniciens, lesquels sont au nombre de huit, fils de Sadyk. Par une coïncidence curieuse, ces dieux sont désignés chez les Sémites sous le nom de Kabirim, qui signifie : les Forts, les Puissants, alors que dans une inscription découverte par A. Conze en 1860, les Cabires de Samothrace sont appelés "dieux grands, dieux puissants et forts". Cependant cette assimilation des Cabires phéniciens et des Cabires pélasgiques n'en paraît pas moins fortuite, il n'y en a point de traces avant les temps d'Alexandre (F. Lenormant). Le même savant ajoute quo malgré l'assonnance des noms, les Kabirim phéniciens sont si différents, comme nombre, comme caractère essentiel, comme rôle et comme attributions des Cabires pélasgiques, qu'il est impossible de suivre ceux qui ont prétendu ramener les dieux de Samothrace et de Lemnos à une source phénicienne. Toutefois, étant donné que le peuple phénicien, non seulement fréquentait des îles do la mer Égée, mais a laissé des traces nombreuses de son passage sur le continent hellénique, on n'aura pas de peine à admettre que le sémitisme a eu sa part dans la religion des Cabires; peut-être faut-il lui attribuer leur transformation en dieux protecteurs des navigateurs et leur identification avec les Dioscures.

C'est un archéologue alexandrin, Mnaseas de Patara, qui, le premier, nous révèle le nom des Cabires dont les auteurs précédemment cités disent qu'ils sont mystérieux, et qui les combine dans un système formel. Ils sont au nombre de quatre et se nomment Axieros, Axiokersa, Axiokersos et Casmilos : les deux premiers sont de sexe féminin, correspondant à Déméter et à Persephoné; les deux autres, de sexe masculin, représentent Hadès et Hermès. On ne sait au juste quelle est la valeur objective de ce témoignage. Si Casmilos-Hermès semble tout à fait à sa place dans le système cabirique où le fait figurer aussi Hérodote, il n'en est pas tout à fait de même des trois autres divinités; deux au moins paraissent avoir été transplantées des mystères d'Eleusis dans ceux de Samothrace. C'est ainsi que d'autres mythographes mettent au nombre des Cabires Rhéa-Cybèle, Aphrodité, Athéna. Les Cabires mâles restant presque toujours au nombre de deux, on ne leur adjoint qu'un seul Cabire femelle, Il existe au Vatican un marbre, dit de la duchesse de Chablais, Hermès triangulaire, qui, à la partie supérieure, représente les divinités cabiriques au nombre de trois, Axiokersos, Axiokersa et Casmilos, et les traduit à la base par les figures en relief d'Apollon-Hélios, d'Aphrodite et d'Eros. Le sens même des noms révélés par Mnaseas n'est pas clair; Casmilos est généralement interprété par ordonnateur (kosmos); dans les trois autres noms nous trouvons l'adjectif axios,; digne, vénérable, qui figure dans certaines invocations mystiques; Eros paraît être l'Amour qui, dans certaines théories cosmogoniques et philosophiques, est conçu comme le principe premier des choses. Mais il n'existe aucune interprétation satisfaisante de Kersos et de Kersa (Cerus). Dans l'inscription où les Cabires sont appelés Grands dieux, se rencontrent Cadmilos et Anax associés à Hypérion, à Japet, à Cronos, c.-à-d. aux Titanides. Il a d'autres groupements des divinités cabiriques, danse détail desquels il serait trop long d'entrer.

Mystères cabiriques.
Le mysticisme s'est introduit dans la religion des Cabires à la même époque et sous l'influence des mêmes causes que dans le culte de Déméter à Eleusis. Mais aussi longtemps que dans le monde hellénique en général et dans les îles de la mer de Thrace en particulier, se maintient la suprématie d'Athènes, les mystères de Lemnos et de Samothrace n'ont que peu d'importance. Il y a même des indices qui font supposer qu'au début de la guerre du Péloponnèse, les conservateurs athéniens les voyaient d'un mauvais oeil. Si Hérodote et Stésimbrote de Thasos y font allusion comme à une institution célèbre et vénérable, Aristophane, dans la comédie de la Paix, les traite avec irrévérence. Peut-être même ont-ils fourni des satires formelles de la superstition aux principaux représentants de la comédie ancienne : les Femmes de Thrace, les Enflammés ou Idéens de Cratinus, les Mystes de Phrynichus, les Baptes d'Eupolis, les Saisons et surtout les Lemniennes d'Aristophane, semblent autant de manifestations dramatiques à l'encontre de ces mystères; nous soupçonnons que les dieux grotesques qui figurent sous le nom de Triballes dans la comédie des Oiseaux, ne sent au fond qu'une caricature des Cabires. Quant au témoignage relativement récent qui fait condamner à mort Diagoras de Mélos, surnommé l'athée, parce qu'il avait parlé avec mépris des mystères d'Eleusis et de Samothrace, nous le croyons erroné en ce qui concerne ces derniers. Quoi qu'il en soit, le temps de la grande faveur des mystères cabiriques de Samothrace commence vers le IVe siècle. Les ruines exhumées des temples et des édifices sacrés de Samothrace portent pour la plupart la marque des constructions d'Alexandre le Grand. Nous savons que Philippe son père et Olympias sa mère avaient été initiés, que Lysimaque, roi de Thrace, prit les édifices de l'île sous sa protection spéciale, que Persée, lors de ses luttes contre les Romains, alla demander assistance aux dieux Cabires. La forme des mystères et les cérémonies de l'initiation étaient sensiblement les mêmes qu'à Eleusis; on les rapporte d'ailleurs aux mêmes sources philosophiques et religieuses. Pythagore, dit la légende, avait visité Samothrace, Imbros et Lemnos; Onomacrite y fit sentir l'influence de ses idées sur la purification et l'expiation.


Meurtre du plus jeune Cabire.

Le temple des Cabires était desservi par un nombreux personnel de prêtres dont les fonctions étaient héréditaires et qui avaient à leur tète une sorte de prêtre-roi. Ceux d'entre les prêtres qui procédaient aux purifications portaient le nom de Coès, de Cotarchés; une sorte de confession auriculaire faisait partie des épreuves qui précédaient l'initiation. Mais tandis qu'à Eleusis, les fidèles n'étaient admis qu'une fois par an, à une époque déterminée, il semble qu'à Samothrace, l'initiation se faisait d'une manière permanente, durant toute la belle saison. Au commencement de l'été une grande fête attirait dans l'île, de tous les points du monde hellénique et, dès le milieu du IIe siècle, du monde romain, un grand concours d'adorateurs. Tous les âges, tous les sexes, pouvaient se présenter à l'initiation. Demandée d'abord comme un moyen d'échapper aux dangers de la navigation et aux malheurs de la vie, elle revêtit peu à peu une signification morale. Diodore nous dit qu'elle avait pour effet de rendre les humains plus justes et plus pieux. Il est donc probable qu'elle comportait des leçons par le symbole et par le discours (drômena kai legomena) sur les devoirs de l'humain, sur l'existence après la mort et l'espérance de l'immortalité. L'insigne des initiés est une bandelette de pourpre, entourant le front; peut-être y faut-il voir un souvenir lointain du voile que Leucothéa donne à Ulysse naufragé et qui le fait aborder au pays des Phéaciens, c. -à-d. dans la région du bonheur sans mélange.


Fig. 1 : Résurrection du Cabire mort.

L'influence des mystères d'Eleusis, les plus anciens et les plus respectés, sur ceux de Samothrace n'est pas douteuse. C'est à la légende de Dionysos-Zagreus qu'a été empruntée l'idée du Cabire mourant d'une mort mystique (fig. 1, ci-dessus) sous les coups de ses frères, pour revivre ensuite et se transfigurer dans une Théogamie qui rappelle à la fois celle de Dionysos avec Coré (Persephone) et celle d'Aphrodite avec Adonis (fig. 2 et 3, ci-dessous). Cette partie de la religion cabirique parait avoir été populaire à une époque assez ancienne déjà dans l'Étrurie, ainsi qu'en témoignent des miroirs étrusques dont les trois gravures reproduites sur cette page sont la reproduction. Elle était de même répandue en Macédoine, notamment à Thessalonique, qui fut un centre célèbre pour le culte cabirique. Julius-Firmicus Maternus raconte que dans cette ville, la religion des Cabires aboutit à glorifier le fratricide : un des trois frères, dit-il, est tué par les deux autres et, pour que toute preuve du meurtre disparaisse, son corps est enseveli par les meurtriers au pied du mont-Olympe...

« Voilà le Cabire sanglant, ajoute-t-il, à qui les habitants de Thessalonique offraient des prières et des sacrifices ensanglantés. »
Aux habitudes de la superstition asiatique était emprunté de même, dans la célébration de ces mystères, l'usage des danses orgiastiques à la façon des Curètes et des Corybantes et d'autres démonstrations plus ou moins extravagantes.
La grande popularité de ces mystères dans toutes les classes du monde païen est attestée surtout par leur importance aux yeux des Romains. Les généraux qui se rendent en Asie ne manquent pas de s'arrêter à Samothrace pour y faire leurs dévotions; Cicéron, Voconius, Varron, bien d'autres encore, politiques ou militaires, figurent parmi les initiés. Lorsque s'accrédita la légende qui fait des Romains les descendants des Troyens parEnée, les archéologues trouvèrent des rapports entre les Cabires et les Pénates. Il s'élabora des fables ingénieuses où les dieux héréditaires, emportés par Énée après la chute de Troie et transplantés à Lavinium, étaient identifiés avec les Cabires de Samothrace, soit que Dardanos les eût autrefois emportés de cette île dans sa nouvelle patrie, soit que la Troade fût elle-même considérée comme le berceau de la religion cabirique.
 « Varron fit exprès, nous apprend Servius, le voyage d'Epire où Enée s'était arrêté avant d'aborder en Sicile et en Italie; il visita tous les lieux où la tradition populaire l'avait fait passer et surtout cette mystérieuse île de Samothrace, patrie prétendue des Pénates, parce qu'elle était celle des Cabires, devenus les grands dieux par le développement du mysticisme grec [...] A ce point de vue, les Cabires étaient fort bien choisis; on en pouvait faire ce qu'on voulait, parce que nul à Rome ne savait au juste ce qu'ils étaient [...] Les pouvoirs publics consacrèrent la confusion en déclarant les habitants de Samothrace parents des Romains par les Cabires. » (Hild, Légende d'Enée avant Virgile, pp. 57, 82, etc.).
Denys d'Halicarnasse, qui répète les mêmes faits au temps d'Auguste, s'appuie sur l'autorité de Satyrus et de Callistrate, deux mythographes contemporains d'Aristarque. Mais de même qu'en Grèce le système des dieux cabiriques était modifié au gré des fantaisies individuelles, ainsi, à Rome, on s'ingénia à glisser sous le vocable de Grands dieux désignant les Cabires, tantôt les divinités de la Triade capitoline, tantôt une trinité formée de Jupiter, de Minerve et de Mercure. La religion philosophique s'empara du système et l'adapta aux théories stoïciennes sur l'origine et la nature du monde. Ici l'on ramène les Cabires à la dualité des sexes en faisant de l'un le principe mâle, c.-à-d. le Ciel, de l'autre le principe femelle ou la Terre; là, les Cabires sont au nombre de trois, Jupiter ou le Ciel, Junon ou la Terre, Minerve ou les Idées. D'autres enfin, surtout réoccupés de les identifier avec les Lares romains, qui sont deux et mâles, voient dans les Cabires Jupiter et Mercure, celui-ci étant conçu comme l'ordonnateur du monde, notion que nous avons vue dans le Casmilos de Samothrace. Ce Casmilos est d'ailleurs rapproché du Camillus de la religion romaine, terme qui désigne les ministres sacrés assistant le flamine dans l'oblation du sacrifice. Et c'est ainsi que la science des mythes, leur interprétation cosmologique ou philosophique collaborent avec les imaginations superstitieuses, pour étendre et raffiner sans cesse l'antique religion de Lemmos et de Samothrace; cette religion devient l'image réduite du polythéisme syncrétiste et mystique qui va servir de transition, souvent même de prototype, aux doctrines et aux pratiques du christianisme naissant.

Théogamie du troisième Cabire.

Les Cabires hors de Samothrace.
Nous avons dit déjà que le culte cabirique s'était répandu, à une époque qu'il est impossible de déterminer avec précision, en Macédoine et en Etrurie. O. Muller a essayé de démontrer que ce culte était parti très tôt de la Thrace et de la Béotie; que de la Béotie il serait arrivé en Afrique, y amenant l'Hermès ithyphallique, puis, par l'émigration dorienne, à Lemnos, à Samothrace et en d'autres lieux. Partout où existe un temple des Cabires, nous pourrions ainsi conclure à des migrations et à des colonisations pélasgiques. L'état actuel de la science ne confirme pas cette théorie; c est en Asie qu'il faut chercher le berceau des Cabires; leur première station vers le continent hellénique a été dans les îles, où leur culte a gardé la plus grande importance. Mais ils se sont fixés ailleurs encore, sur les deux continents de l'Asie et de la Grèce, toujours avec un cortège de pratiques et de croyances analogues à celles de Samothrace. Pausanias nous apprend qu'aux portes de Thèbes il existait un sanctuaire de Déméter Cabiria et de Coré, où les initiés seuls avaient le droit d'entrer, et à sept stades de là le temple même des Cabires. Ces Cabires auraient été les premiers habitants de la contrée; parmi eux figuraient Prométhée et Aetnos à qui Déméter aurait révélé les mystères. Ces mystères, tombés en désuétude, furent rétablis plus tard par une sorte de prêtre ambulant, venu d'Athènes, du nom de Methapos. Les érudits modernes ont mis en rapport cette légende avec celle de Cadmos, le héros fondateur de Thèbes, qu'ils ont identifié avec le Cadmilos ou l'Hermès cabirique. Le même Pausanias parle de mystères à Amphissa en Locride, où l'on identifiait les divinités qui en étaient l'objet avec les Dioscures, les Curètes et surtout avec les Cabires. Il cite aussi les grands dieux d'Andania en Messénie, associés au culte de Déméter et Coré, de l'Hermès ithyphallique et d'Apollon Carneios, à litre de divinités de la vie champêtre et de la fécondité. 

Enfin nous trouvons les Cabires à Pergameen Mysie et à Milet en Ionie : là ils étaient appelés les plus anciens d'entre les démons et considérés comme les fils d'Ouranos et les parents des Titanides. Ici ils étaient importés de Phrygie, au moment d'un grand malheur public, auquel leur culte apporta un remède. Ces Cabires asiatiques sont-ils les mêmes que ceux de Samothrace et de Lemnos, ou faut-il y voir les descendants directs des Kabirim, phéniciens dont parle Philon de Byblos, lesquels ne sont pas sans rapport avec les dieux Patègues du temple de Memphis dont il est question chez Hérodote? La question n'est pas suffisamment éclaircie pour que nous nous prononcions. Quoi qu'il en soit, ces divers cultes cabiriques restèrent en honneur jusqu'au déclin du paganisme. Leur faveur est attestée par le rhéteur Libanius qui parle d'un évêque du nom de Georges, qui se voit forcé de prendre la parole pour décrier le culte mystérieux des démons qu'on appelle Ino, son fils, les Cabires et Déméter. (J.-A. Hild).



En biblothèque - Fréret, Mémoires de l'Académie des Inscriptions, 1re série, XXIII, pp. 43 et suiv. - Creuzer, Symbolique, II, 382 et suiv.; V, ch, II, § 2-5 : II, pp.283 et suiv. de la trad. Guigniaut. - Lobeck, Aglaophamus, pp. 12021295. - Schelling, Ueber die Gottheiten von Samotrake; Stuttgart, 1815. - Welckler, die Aeschyleische Trigie, pp. 155-277. - Griechische Goettertehre, I, 329 et suiv., II, 429 et suiv.; III, 173 et suiv. - O. Mueller, Prolegomena zu einer wissensch. Myth, 146 et suiv.; id., Orchomenos, pp. 450 et suiv. - Gerhard, Griech. Mythologie,I,166-167;177 et suiv. - Preller, Griech. Mythologie, 1, 695 et suiv. - Decharme, Mythologie grecque, pp. 253 et suiv.- F. Lenormant, art. Cabire, Dictionnaire des Antiquités, de Daremberg et Saglio. - J. Darmesteter, Cabires, Bene Elohim et Dioscures, dans les Mémoires de la Société de linguistique, IV, fasc, 2, p. 89 et suiv. - Voir encore dans Realencyclopaedie de Pauly, un article exposant, sans critique d'ailleurs et sans conclusions personnelles, les théories antérieures à 1830 sur la matière.
Dans les musées, etc. - Les représentations des Cabires se confondent souvent avec celles des Dioscures. Les uns et les autres portent le corno ou bonnet pointu; mais, sur les médailles grecques ou phéniciennes, le marteau et les tenailles caractérisent davantage les Cabires. II faut attacher aux images des Cabires les figurines connues sous le nom de Patèques (nains au corps trapu et au ventre proéminent).
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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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