| On donnait le nom d'Eleusinies à des fêtes célébrées tant à Eleusis qu'à Athènes en l'honneur de Déméter, de Coré / Perséphone et d'Iacchos, les trois divinités chthoniennes de l'Attique (Mythologie grecque), unies dans un même culte mystérieux qui compte parmi les plus importants de l'hellénisme. Origine et signification. Le document le plus ancien que nous possédions sur l'institution des Eleusinies et sur les mythes d'où elle est issue est l'Hymne homérique à Déméter, découvert vers la fin du XVIIIe siècle à Moscou. Cette oeuvre, dont la composition remonte au VIIIe siècle, rattache à Eleusis le mythe de Déméter à qui Hadès a ravi sa fille et qui, l'ayant cherchée par toute la terre, provoque une famine universelle jusqu'à ce que l'intervention de Zeus la lui ait fait ramener du fond des enfers. Le sens de ce mythe est clair : Coré, ravie dans les sombres royaumes, puis rendue, pour quelques mois chaque année, à l'amour de sa mère, est l'image de la nature qui semble mourir aux approches de l'hiver, gardant dans son sein la semence des existences nouvelles, et qui ressuscite au printemps avec la verdure des champs. Si Eleusis est considérée comme le siège de ce mythe, si autour de Déméter et du temple qu'elle y possède sont groupées les personnalités héroïques de la contrée, Celeus le roi et Métanira sa femme, leur fils Démophoôn et leurs filles parmi lesquelles le poète nomme Callidicé, c'est que la plaine thriasienne, qui s'étend entre Eleusis et Athènes, fut, en Grèce, un des premiers centres de la culture des céréales. Au même titre, nous voyons prendre place dans le mythe le héros Triptolème à qui Déméter enseigne cette culture par l'emploi de la charrue; le personnage d'Eumolpus et celui de Ceryx qui s'y mêlent, lorsque Eleusis entre en rapports politiques avec Athènes, soit qu'une guerre ait mis aux prises Celeus et Erechthée, soit que l'alliance des deux cités se soit accomplie à la faveur du culte de Déméter. La lignée des Eumolpides et celle des Céryces reçoivent en dépôt les cérémonies et président, à travers les siècles, aux pratiques solennelles de ce culte. Dans le même temps, Iacchos, divinité athénienne, qui personnifie la culture de la vigne et n'est autre qu'une forme de Dionysos, est associé aux divinités primitives d'Eleusis; de sorte que cette religion, consacrant l'union des deux peuples voisins, embrasse l'oeuvre presque entière de l'agriculture en Attique. Elle est complète au temps de Solon, ayant reçu, après l'attentat de Cylon et grâce à l'influence d'Epiménide, un fort élément de cette philosophie mystique que l'on a désignée sous le nom d'orphisme. Les craintes causées par les guerres médiques avec la surexcitation du sentiment religieux qui en fut la suite, achevèrent de donner au sanctuaire d'Eleusis et aux pratiques dont il était le théâtre une importance extraordinaire et firent des Eleusinies la fête la plus populaire, la plus sainte, la plus courue de l'antiquité gréco-romaine; elles furent la manifestation par excellence des mystères. 2° Petites Eleusinies. A l'époque des guerres contre les Perses, on distingue les petites et les grandes Eleusinies, celles-là correspondant aux préoccupations agricoles du printemps, celles-ci à l'expansion des sentiments de gratitude qui succède aux moissons comme aussi des inquiétudes que font concevoir les semailles à l'entrée de l'hiver. Les petites Eleusinies, sur lesquelles nous ne savons que fort peu de chose, se célébraient à Athènes pendant le mois Antesthérion, dans le faubourg d'Agrae, sur les bords de l'Ilissus; Déméter y possédait un temple que, par analogie, on avait appelé l'Eleusinion. Elles consistaient surtout en cérémonies purificatoires pour lesquelles on employait l'eau de l'llissus. C'était comme une préparation aux grandes Eleusinies de l'automne, mais il n'est pas douteux que, de toute antiquité, la religion de Déméter, embrassant le cycle entier de la végétation, n'ait eu, aussi bien à Eleusis qu'à Athènes, sa fête du printemps (Procharistérie). Lorsque cette religion fut réservée à des initiés et prit la forme de mystères, les petites Eleusinies marquèrent le point de départ des initiations qui s'achevaient, routine après un temps d'épreuves, à l'automne suivant. 3° Grandes Eleusinies. Celles-ci tombaient dans le mois Boédromion, c'est-à-dire au temps qui sépare la moisson des semailles automnales. Elles duraient environ douze jours à partir du 15 de ce mois, chaque jour ayant un objet spécial. Tout d'abord les prêtres convoquaient l'assemblée des fidèles (agrygmos) et leur adressaient une proclamation solennelle (prorrèsis) qui réglait la marche de la cérémonie et en écartait tous les indignes; ces réunions préparatoires avaient lieu à Athènes dans le portique appelé Pécile. Le lendemain on procédait, sur le bord de la mer, peut-être au Pirée, plus probablement sur la route d'Eleusis, à la purification des initiés (aladè mystaï); les trois jours suivants étaient occupés par des sacrifices de tout genre en l'honneur des trois divinités éleusiniennes et des héros éponymes de l'Attique. L'épisode principal de la fête était la procession d'Iacchos qui tombait le 20; elle avait pour objet de transporter en grande pompe, d'Athènes à Eleusis, le frère mystique de Perséphone, le dieu des vignerons, au temple des divinités de l'agriculture. Cette pompe, qui n'avait d'analogue que celle des Panathénées, partait de l'Eleusinion d'Agrae, traversait le Céramique et se rendait à Eleusis par la grande plaine; le long d'une route à qui de nombreux édifices religieux avaient valu l'épithète de sacrée. Il y avait environ quatre lieues à franchir; quoique la procession partît de bonne heure, les stations nombreuses faites dans les temples et le grand concours de fidèles ne permettaient d'arriver qu'à la nuit. La fête, dans son ensemble, avait un caractère grave, mais l'élément joyeux n'en était pas absent; c'est au pont du Céphise que les assistants échangeaient entre eux des plaisanteries qui tiraient leur nom de ce pont (gephyra, gephyrismoï). Les cérémonies accomplies à Eleusis même peuvent se résumer dans le grand acte de l'initiation. 4° Initiation. Veillées saintes. De même que le culte des Cabires à Samothrace, la religion des divinités éleusiniennes était réservée dans sa plénitude à une catégorie distincte de fidèles qui prenaient le nom d'initiés. Ce que furent au juste les conditions de l'initiation, nous le devinons plutôt que nous ne le savons avec certitude. Pour y être admis, il fallait appartenir à la nation des Hellènes, plus tard des Romains qui ne furent jamais considérés comme des barbares, et être présenté par un intermédiaire déjà initié, qui s'appelait le mystagogue. Les esclaves mêmes, à la condition d'être Grecs, étaient acceptés à l'initiation, mais on en écartait quiconque se trouvait souillé par un meurtre ou par toute autre faute notoire et grave. Le premier acte de l'initiation avait lieu aux petites Eleusinies du printemps; en automne, les initiés du premier degré étaient admis pour la première fois à contempler dans l'intérieur du temple d'Eleusis, le soir de la grande procession, les symboles divins et à en entendre l'interprétation. Ils participaient de même aux cérémonies qui représentaient la course errante de Déméter à la recherche de sa fille, d'abord avec toutes les manifestations de la tristesse et du désespoir, puis avec les marques de la joie extatique et de l'enthousiasme divin. - Le défilé d'Eleusis au crépuscule. C'est par là que passait la théorie sacrée lors des Grandes Eleusinies. A la première phase correspondait la pratique du jeune qui rappelait celui de Déméter refusant toute nourriture et la famine que sa colère avait attirée sur le monde; à la seconde se rapportait l'absorption du breuvage mystique, appelé cycéon, composé de farine, d'eau et d'épices diverses les courses aux flambeaux le long de la mer et finalement, durant la sainte veillée qui succédait à la procession du jour, la révélation, au milieu d'un décor de lumières et de peintures, des mystères du temple. Cette révélation comportait, pense-t-on, à la fois des actions, c'est-à-dire une représentation symbolique, sans doute avec un appareil théâtral, des épisodes du mythe et des discours dans lesquels les prêtres interprétaient le sens de chaque symbole et tiraient des faits légendaires une leçon morale. La contradiction qui semble exister entre les témoignages historiques concernant les mystères d'Eleusis s'explique aisément, tant par le mélange de ces éléments divers dans les pratiques du culte que par les applications variées dont elles étaient l'objet de la part des initiés. Tandis que Pindare, Eschyle, Sophocle, Isocrate et plus tard encore Cicéron parlent de ces mystères avec un respectueux enthousiasme, il ne manque pas d'esprits éminents et d'ailleurs religieux, Platon, Théophraste, Démosthène, qui y ont vu des jongleries indignes et des prétextes aux plus ridicules superstitions. Aux uns, ils enseignaient la nécessité de la purification après la faute et fortifiaient le sentiment moral par la doctrine de l'immortalité des âmes et de la rétribution future; pour les autres, ils étaient l'occasion de pratiques grossières, grotesques même, au fond desquelles il serait naïf de chercher quelque idée philosophique ou morale. C'est surtout au déclin du paganisme, dans la lutte engagée contre la religion nouvelle, que les païens intelligents essayèrent, par l'interprétation allégorique, de défendre la sainteté des mystères, tandis que les prêtres cherchaient par tous les moyens possibles à les approprier aux exigences toujours plus grandes du sentiment religieux. Plutarque (Fragm. De Anim., 35, chez Stobée, Flor., CXX, 28) décrit en ces termes l'exaltation des initiés durant là nuit qui succède à la grande procession d'Iacchos : « Ce sont d'abord des courses errantes et des circuits pénibles, des recherches sans issue dans les ténèbres, ensuite des objets d'effroi qui donnent le frisson, font couler la sueur et produisent la stupeur. Finalement une lumière merveilleuse éclate, des espaces pleins de sérénité se découvrent, l'on entend des voix, l'on aperçoit des danses; les oreilles et les yeux sont charmés à la fois par la révélation des choses saintes et vénérables. » Lucien dit de même que les mystères d'Eleusis promènent l'imagination dans les horreurs du Tartare pour les faire aboutir aux splendeurs de l'Elysée. 3° Ministres sacrés. Nous avons dit que les fonctions du culte éleusinien se perpétuaient dans les antiques familles des Eumolpides et des Céryces, la première tirant son nom du chant harmonieux de la liturgie, la seconde des discours et proclamations solennelles adressés aux fidèles: On distinguait parmi ces prêtres l'hiérophante qui présidait à la révélation des mystères, le daduchos qui portait le flambeau et le mettait aux mains des initiés, l'épibomios qui offrait le sacrifice à l'autel. Tous ces ministres étaient groupés dans une savante hiérarchie et officiaient revêtus d'ornements magnifiques. Ils s'acquittaient de leurs fonctions sous le contrôle de l'archonte-roi et formaient une sorte de sénat sacré qui, à la compétence liturgique, joignait des attributions judiciaires. Ce sénat avait à juger tous les actes d'irrévérence et d'impiété commis envers les mystères; dans les cas graves et qui touchaient à la tranquillité publique, les Eumolpides portaient les crimes à la connaissance du peuple entier qui décidait souverainement. C'est ce qui eut lieu dans l'affaire des Hermocopides. Outre des lois écrites, la religion d'Eleusis était garantie par un ensemble de dispositions transmises oralement dans le secret du temple; c'étaient les lois non écrites, dont un auteur grec du temps de Périclès vante la considération et l'excellence. Il y a des exemples de condamnations capitales prononcées pour violation du secret des mystères et attentats contre la sainteté des divinités éleusiniennes. Le plus connu est celui de Diagoras de Mélos, qui avait commis le double crime et qui périt sous la main d'un fanatique, sa tête ayant été mise à prix. 6° Les Eleusinies hors d'Athènes. De même que les mystères cabiriques se répandirent dans diverses parties du monde gréco-romain; ainsi le culte d'Eleusis se fixa çà et là, sans que l'on puisse établir le temps précis de cette diffusion, en Asie Mineure, dans les îles et sur le reste du continent hellénique. Il est même probable que la vénération dont fut l'objet, chez les Romains, le groupe divin de Cérès, de Liber et de Libera, eut sa raison d'être dans l'imitation des mystères éleusiniens. La conquête de la Grèce par les Romains profita d'ailleurs à la popularité de ces mystères, et les Eleusinies refleurirent à Rome dans la pompe des Cerialia. On peut voir chez Ovide (Fastes, IV, 393 et suiv.), comment les poètes latins adaptèrent à la fête latine les légendes et les pratiques venues de Grèce. Sous l'Empire, l'usage des initiations, tant à Eleusis qu'à Samothrace, persista avec plus de faveur que jamais. Claude avait même essayé de les transporter à Rome. Auguste, Hadrien, Marc-Aurèle s'étaient fait initier; le conseil sacré des prêtres d'Eleusis fonctionna sous Commode, et lorsque Valentinien, empereur chrétien, détendit par un édit la célébration des mystères nocturnes, les Eleusinies furent exceptées de la défense. Dans le même temps, la lignée des Eumolpides étant éteinte, un, prêtre de Mithra, originaire de Thespies, fut appelé aux fonctions de hiérophante. (J.-A. Hild). | |