| Fortune (Fortuna en latin et, en grec, Tyché) est la personnification du sort bon ou mauvais qui s'attache aux êtres et aux choses de ce monde et règle leur vie. Tandis que le Destin (en grec moira ou aisa, en latin fatum) est une force aveugle et invincible, expression de l'ordre absolu et primitif du monde, la Fortune est une divinité mobile, essentiellement humaine, qui représente surtout l'imprévu et l'inespéré de notre existence (rad. fors, hasard, qu'il faut rattacher à ferre, porter). Le nom qui la désigne en grec est postérieur à Homère, chez qui domine la conception religieuse de l'idée du Destin. Mais avec le progrès des idées philosophiques, le culte de la Fortune gagne dans l'opinion; il est surtout en honneur, dans tout le monde antique, sous la domination romaine, si bien que Pline l'Ancien peut dire en toute vérité qu'elle est la seule divinité qu'on invoque en tous lieux et à chaque instant. La légende, comme on doit s'y attendre avec une personnification aussi vague et aussi abstraite, est des plus simples. Chez les Grecs la Fortune est tantôt une Nymphe, tantôt une compagne de la Moïra ou Destin proprement dit. Chez les Romains, on parle à peine de ses origines; le trait caractéristique de sa légende est tiré de ses rapports avec la personnalité du roi Servius Tullius. Ce fils d'esclave, élevé aux plus hautes fonctions, est devenu, devant l'opinion, l'image par excellence de la chance ici-bas ; il est ou le fils de la Fortune (Fortunae filius), expression qui devient proverbiale, ou son heureux amant. Des fables naïves ont cours dans l'opinion sur les relations de ce roi avec la divinité de la chance favorable. C'est à lui qu'on attribue l'institution de son culte et la dédicace du premier temple qu'elle ait eu en Italie. Le caractère abstrait de la Fortune se prêtait à un morcellement en quelque sorte indéfini de son être qui finit par être honoré en Italie sous les aspects les plus divers. Elle est tout d'abord la personnification du sort indéterminé, c.-à.-d. qu'elle prend, suivant les occasions, un sens défavorable (Fortuna mala). Peu à peu cependant elle est surtout la déesse du bonheur et de la réussite : Fortuna bona, celle qui, chez les Grecs déjà, sous le nom de Agathé Tyché, faisait pendant au Bon Démon, appelé en latin le Bon Succès : Bonus Eventus. On trouve de même les dénominations de Fortuna Felix, Obsequens, et, quand il s'agit d'exprimer ce qui est réputé comme le caractère le plus rare de son action, de Fortuna manens, c.-à-d. immuable. La notion en est ensuite détaillée suivant les êtres ou collectifs ou individuels auxquels elle s'attache elle est invoquée à titre de Fortune publique (publica), de Fortune du peuple romain; puis, sous des vocables spéciaux, tantôt par des corporations, tantôt par des familles déterminées; elle est barbue (barbata) ou virile (virilis) quand elle préside au sort des hommes et du mariage; elle est mammosa (aux puissantes mamelles) ou muliebris quand elle incarne la destinée des femmes. Après l'établissement de l'Empire, elle s'identifie en quelque sorte avec la personne même des empereurs et prend divers titres, suivant les circonstances où ils sont placés. Un vocable fréquent, qui a d'ailleurs aussi son emploi dans la vie des hommes privés, est celui de Fortuna redux ou dux, c.-à-d. de la Fortune qui ramène au port après un dangereux voyage ou qui guide dans une entreprise difficile. Quand les cultes égyptiens s'acclimatèrent à Rome, elle fut confondue avec Isis et représentée avec les attributs combinés de cette déesse et les siens propres. Le dernier terme de l'évolution de son être mythique est la conception de la Fortuna Panthea qui résume en elle, ainsi que son nom l'indique, la puissance de toutes les divinités traditionnelles. A cette puissance syncrétiste s'appliquent en toutes lettres les paroles de Pline l'Ancien : « Profits et pertes, tout relève de la Fortune, et dans la comptabilité de la vie elle remplit à la fois la page du doit et celle de l'avoir. » Les représentations figurées de Tyché-Fortuna sont aussi anciennes que nombreuses. La ville de Smyrne avait un temple où le sculpteur Bupalos l'avait représentée portant sur la tête le polos, symbole de la voûte céleste, et dans la main droite la corne d'Amalthée ou d'abondance. Un grand nombre de villes grecques possédaient des temples analogues, où on mettait la Fortune en rapport avec les divinités ou les héros topiques; à Egire, en Achaïe, elle était vénérée avec Eros; à Thèbes, en Béotie avec Plutus; ailleurs, à Elis par exemple, en compagnie du Bon Démon surnommé Sosipolis, qui sauve la ville. Praxitèle avait sculpté deux statues qui, probablement à Athènes, représentaient ces deux personnifications divines. Le culte avait surtout une grande importance dans le monde romain; on l'y associait quelquefois à Mercure, à l'Espérance (Spes), à la Bonne Foi (Fides), à Mars aussi et à la Victoire. Les centres les plus célèbres de ce culte en Italie étaient Préneste, où elle était vénérée sous le vocable de Primigenia, celle qui est à l'origine de tout, et représentée comme une fille de Jupiter; puis la ville d'Antium où sa personnalité était double, ainsi que nous le voyons par les monnaies de la gens Rustia. Les sorts de Préneste étaient connus de toute l'antiquité et le temple d'Antium comptait parmi les plus riches et les plus considérés. Les représentations figurées de la Fortune en général n'ont guère varié et sont très reconnaissables; la déesse nous est offerte sous l'image d'une femme imposante et belle, debout dans le plus grand nombre des cas, assise quand l'artiste se propose d'exprimer qu'elle est constante; d'une main elle tient la corne d'abondance d'où s'échappent des productions variées, symbole de la richesse; de l'autre elle s'appuie sur un gouvernail qui signifie qu'elle règle la destinée à travers la mer mobile du monde; parfois à côté d'elle figure la proue d'un navire, sans doute parce que les navigateurs ont plus que d'autres à se préoccuper de sa puissance. A ses pieds est une boule qui indique ou sa nature versatile ou l'étendue du pouvoir qu'elle exerce sur l'univers. On la trouve également représentée avec des ailles, ou, comme dans l'oeuvre archaïque de Bupalos, avec le polos ou le modius (mesure des céréales) sur la tête et des épis dans une de ses mains. Un symbole fréquent remplaçant la boule est une roue qui dans le langage devient proverbial et fournit des métaphores aux écrivains de tout ordre. On rapportait au roi Servius le temple qu'elle possédait à Rome sur le forum boarium; marché aux boeufs, où était placée son image en bois, et à côté la statue voilée de son favori. (J.-A. Hild). | |