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Alexandre III Alexandrovitch est un tsar de Russie, né à Saint-Pétersbourg le 10 mars (26 février) 1845, et mort le 1er novembre (20 octobre) 1894. Il était le second fils du grad-duc Alexandre Nicolaiévitch, qui devint l'empereur Alexandre II, et la la grande-duchesse Marie Alexandrovna (Marie de Hesse). Elevé d'abord par sa mère, il eut pour gouverneur le général Perovski et pour précepteur un certain Tchivileff, professeur à l'université de Moscou. Il fit des études sérieuses et solides. L'histoire, la géographie et les sciences naturelles avaient pour lui plus d'attrait que la littérature. Il accepta et voulut conserver même après son avènement le titre de président de la Société historique de Saint-Pétersbourg. Comme tous les princes de sa famille, il reçut une instruction militaire très approfondie et très complète. Sa naissance ne le destinait pas au trône. Mais son frère aîné. Nicolas Alexandrovitch, qui venait d'être fiancé à la princesse Daggmar, fille du roi du Danemark Christian IX, mourut à Nice, d'une maladie de poitrine, le 21 avril 1865. « L'empire ne me regrettera pas, disait-il peu de jours avant sa mort. Celui qui montera sur le trône à ma place a une âme si loyale et et pure qu'ont la voit au travers de son regard droit, ferme et clair comme le cristal de roche ».Selon le désir de son père et du grand-duc Nicolas lui-même, Alexandre, devenu grand-duc héritier, épousa la princesse Dagmar, qui reçut à suit entrée dans l'Eglise orthodoxe le nom de Marie Fédorovna, 9 novembre 1866. Il se rendit à Paris l'année suivante avec son père et son frère, le grand-duc Vladimir, et fut témoin de l'attentat du Polonais Berezovski. Alexandre II l'avait nommé ataman généraI des Cosaques, chancelier de l'université finlandaise d'Helsingfors (Helsinki) et, en 1869, membre du Conseil de l'empire, où il s'occupa surtout de l'organisation de la « flotte volontaire ». Pendant la guerre franco-allemande de 1870, le tsarévitch ne s'associa pas et l'enthousiasme officiel qui salua à Saint-Pétersbourg les victoires de l'empereur Guillaume. Il n'aimait pas les Allemands, et il le laissa voir. Nationaliste avant tout, il partageait les aspirations et les espérances du parti national russe, que le professeur Katkov détendait avec autant d'ardeur que de talent dans la Gazette de Moscou. Le grand-duc héritier fut plus d'une fois le collaborateur du journaliste, et I'honora toujours de son amitié. Pendant la guerre contre les Turcs, lorsque Alexandre II vint prendre en personne la direction des opérations militaires, il confia à son fils le commandement de l'armée de Routchouk. Avec 40,000 hommes, le tsarévitch réussit à contenir et à occuper une armée turque de 200,000 hommes. Il s'empara d'Osman-Bazar, de Rasgrad et d'Eski-Djouma, 27 janvier-4 février 1878. Son rôle dans cette campagne ingrate et difficile fut très favorablement apprécié par les juges les plus compétents. Le 13 (1er) mars 1881, trois ans jour pour jour après le traité de San-Stefano, Alexandre Il fut mortellement blessé par les bombes des nihilistes. Malgré l'épouvante causée par cet attentat, il n'y eut ni hésitation ni retard dans la transmission régulière du pouvoir. Le tsarévitch fut reconnu empereur sous le nom d'Alexandre III, et, dès le lendemain, sa famille, l'armée, les fonctionnaires et la nation russe lui préfèrent le serment de fidélité. Alexandre III (1845-1894). Dans son premier manifeste du 14 mars 1881, Alexandre III annonçait brièvement qu'il continuerait la politique de son père. Une circulaire du prince Gortchakov, ministre des affaires étrangères laissait croire aux intentions pacifiques du souverain. Mais la situation intérieure de l'empire était des plus critiques. Tout était à craindre de la part des nihilistes, et dans l'entourage même de l'empereur on ne s'accordait pas sur la manière de les combattre. Le général Loris Mélikov, ministre de l'intérieur, était convaincu que le meilleur moyen de les réduire à l'impuissance, était d'entrer résolument dans la voie des réformes politiques. Dans un conseil tenu à Gatchina, il présenta et défendit un projet de constitution, avec assemblée consultative, qui avait été, dit-on, approuvé par Alexandre Il. Pobiédonostsev, procureur général du Saint-Synode et ami personnel d'Alexandre III, se prononça énergiquement dans le sens contraire, et le tsar se rangea à son avis. Il déchira le projet de constitution et déclara, dans le célèbre manifeste du 12 mai 1881, qu'il comptait « sur sa foi dans la force et la légitimité du pouvoir autocratique » pour rétablir l'ordre et la sécurité dans son empire. Le général Loris Mélikov donna sa démission. Politique intérieure. « Que chaque Russe, disait-il, travaille au bien de la patrie, sans avoir en vue un grade ou une décoration, et la patrie se relèvera d'elle-même. »Malgré sa prédilection pour la langue française, qu'il parlait correctement, il voulut que la langue russe devint la langue officielle de la cour. Il écarta la plupart des aides de camp et des dignitaires d'origine allemande, dont l'influence avait été si puissante pendant les dernières années de la vie de on père. « Le règne des -berg est fini, disait-on. Celui des -ov est commencé. »Alexandre III n'eut pas de favoris, mais un petit nombre de confidents et d'amis comme les généraux aides de camp Richter, Voïeikov et Sturler, le général Tcherevine, chef de la garde personnelle du tsar, le comte Vorontsov-Dachkov, ministre de la maison impériale, le prince Alexandre Dolgorouki, grand maître des cérémonies. De tous les ministres de son père, Alexandre III n'avait conservé que le chancelier, ministre des affaires étrangères, Gortchakov, qui prit sa retraite en avril 1882 et eut pour successeur son adjoint N. de Giers. Le tsar s'entoura d'hommes énergiques et laborieux, le comte Ignatiev, puis le comte Tolstoï à l'intérieur, de Bunge, Vychnegradski, de Witte aux finances, le comte Delianov à l'instruction publique, le général Vannovski à la guerre, l'amiral Chestakov à la marine. Le général Obroutchev devint chef de l'état-major général de l'armée. Le grand-duc Alexis, frère de l'empereur, fut nommé amiral général et chef de la flotte, et le grand-duc Michel remplaça le grand-duc Constantin comme président du Conseil de l'empire. Avant la mort d'Alexandre II, des troubles avaient éclaté dans la Russie méridionale, où les paysans et les ouvriers avaient attaqué les juifs, pillé leurs magasins et incendié leurs maisons. Au début du règne d'Alexandre III, ces désordres prirent un caractère plus grave encore. A Odessa, à Kiev, à Kharkov, à Varsovie, à Balta, il y eut de véritables émeutes, et il fallut envoyer des troupes pour les faire cesser. Beaucoup de juifs émigrèrent, et le gouvernement ne fit rien pour les retenir. Il garantit à ceux qui restaient la sûreté de leur vie et de leurs biens, mais il leur imposa des conditions rigoureuses. Il leur fut interdit de résider et de faire le commerce en dehors de certaines villes et de certains gouvernements. Ceux qui étudiaient dans les universités furent soumis à une surveillance spéciale, et l'accès des professions libérales leur fut rendu très difficile. Sans partager peut-être la haine aveugle de ses sujets contre les juifs, le tsar en partageait du moins les préjugés et voyait en eux des étrangers qui s'enrichissaient aux dépens du peuple russe, et des ennemis irréductibles de l'unité religieuse et nationale de son empire. Ses prédécesseur, et surtout Nicolas ler s'étaient efforcés, pour la même raison, de «-russifier les provinces baltes. Il poursuivit et compléta leur oeuvre. Les règlements sévères furent imposés au clergé luthérien de la Livonie, de l'Estonie et de la Courlande, et la langue russe y fut substituée comme langue officielle à la langue allemande. On changea même les noms géographiques : Dunabourg devint Oust-Dvinsk, et Dorpat (Tartu), Ouriev. Des mesures analogues, quoique moins rigoureuses, furent appliquées au grand-duché de Finlande, qui conserve une autonomie nominale sous la souveraineté du tsar. Un ukase du 24 mai 1887 défendit aux étrangers d'acquérir des propriétés foncières dans les gouvernements de la Russie occidentale et les obligea à vendre celles qui leur étaient échues par héritage. En Pologne, le nombre des ouvriers étrangers employés dans les manufactures fut strictement limité, et les contremaîtres furent astreints à connaître la langue russe. En revanche, il témoigna aux Polonais une bienveillance qui contrastait avec la politique impitoyable de ses prédécesseurs. Lors de son premier voyage à Varsovie, en 1884, il donna des fêtes splendides et parvint à se concilier la noblesse par son affabilité. Il retourna souvent en Pologne et fit d'assez longs séjours au château de Spala, qu'il aimait beaucoup : « Je ne me sens nulle part aussi tranquille qu'ici », disait-il.Il avait pris en affection un vieux curé polonais, l'abbé Zmudovski, dont les conseils ne furent pas sans influence sur le rapprochement qui s'opéra entre la Russie et le Saint-siège. Après huit ans de négociations laborieuses, le tsar et le pape Léon XIII réglèrent d'un commun accord le mode de nomination des évêques et les rapports du clergé catholique avec le gouvernement russe, et un représentant officiel de la Russie, Isvolski, fut accrédité auprès du Saint-siège en 1880. Réformes du servage et de l'éducation. Un ukase du 2 mai 1884 annonça la promulgation d'un nouveau code, formé de toutes les « lois judiciaires-» publiées sous Alexandre Il. En 1889, l'institution du jury, dont le fonctionnement laissait beaucoup à désirer, subit d'importantes réformes. L'instruction publique ne fut pas négligée. Des mesures sévères furent prises pour empêcher la propagation des idées révolutionnaires parmi les étudiants. Mais en même temps la loi de 1881 réorganisa l'enseignement supérieur, en fixant à 3000 roubles le traitement fixe des professeurs et en instituant des privat-docenten. Les étudiants furent laissés libres de choisir les cours qu'ils désiraient suivre. La loi augmentait, à la vérité, le taux de la rétribution scolaire; mais il est bon d'ajouter qu'en 1888, sur 5705 étudiants, 4678 recevaient des bourses ou des subventions de l'État. De nouveaux établissements d'instruction secondaire furent créés, surtout pour l'enseignement professionnel. Pour répandre l'instruction primaire dans les campagnes, où les écoles publiques étaient encore trop peu nombreuses, le gouvernement fit appel au concours du Saint-Synode, qui organisa des écoles paroissiales. L'armée. Pour les officiers, il voulait que l'avancement fût donné au mérite et non à la faveur, et il exigeait que leurs demandes fussent toujours présentées par la voie hiérarchique. Lorsqu'il avait à choisir un général, il lui arriva souvent de sacrifier ses préférences personnelles. Gourko, qu'il n'aimait pas, mais dont il reconnaissait le mérite, fut nommé par lui commandant de la circonscription militaire de Varsovie et gouverneur général du royaume de Pologne. Chaque année le tsar présidait aux grandes manoeuvres, qui eurent presque toujours pour théâtre les provinces occidentales de l'empire. D'immenses travaux de fortitications furent exécutés rapidement et sans bruit dans ces provinces, et des chemins de fer stratégiques y furent construits pour faciliter la mobilisation. Les progrès de la marine ne furent pars moins rapides. La flotte russe s'augmenta de 15 grands cuirassés d'escadre, comme le Navarin et le Rurik, d'un grand nombre de torpilleurs, de transports et d'avisos. La construction de la flotte volontaire fut continuée avec la plus grande activité. On acheva la construction des ports militaires de Sébastopol et de Libau, et l'on fortifia celui de Batoum, cédé à la Russie par le traité de Berlin. Alexandre III et la tsarine Maria Fédorovna. . C'est du règne d'Alexandre III que date le relèvement financier de la Russie. Lorsqu'il succéda à son père en 1881, les dépenses non liquidées de la guerre de Turquie avaient élevé la dette publique de 1 milliard 775 millions de roubles à 3 milliards 122 millions; le budget présentait un déficit de 51 millions de roubles : le papier-monnaie était de plus en plus déprécié, et, comme presque tous les titres des emprunts russes étaient placé; en Allemagne, le crédit de l'empire était à la merci des spéculateurs de Berlin. Bunge, qui occupa le ministère des finances jusqu'au 1er janvier 1887, rétablit l'équilibre du budget et releva la valeur du rouble papier. Le tsar récompensa ses services en le nommant président du comité des ministres. Son successeur, Vychnegradski, travaillait seize heures par jour et donnait souvent ses audience, pendant la nuit. Malgré la suppression de la capitation payée par les paysans, malgré les mauvaises récoltes et les épidémies, il réussit à conclure avec les principales banques de la Russie des arrangements avantageux, qui l'aidèrent à diminuer les charges du trésor par la conversion d'une partie de la dette intérieure. En 1887, Bismarck, dans un accès de mauvaise humeur, interdit aux banques de Berlin de faire de avances sur les fonds russes, qui subirent de ce fait une baisse considérable. L'Allemagne y perdit plus que la Russie. Vychnegradski s'adressa à des banquiers de Paris, qui lui promirent leur concours pour la conversion de la dette extérieure. Grâce à l'empressement des capitalistes et du public français, l'opération réussit au delà de toute espérance. L'intérêt des emprunts émis depuis 1877 fut réduit de 5 et 6 % à 4 et même à 3 %. Le bénéfice ainsi réalisé permit au nouveau ministre des finances, Witte, de mener à bonne fin les négociations entamées par son prédécesseur pour le rachat des principales lignes de chemins de fer. L'entreprise avait d'abord paru téméraire : elle réussit. De grands efforts ont été faits sous le règne d'Alexandre III pour développer la puissance économique de la Russie. Un ministère spécial de I'agriculture a été créé, et l'exportation du blé s'est élevée en dix ans de 46 millions à 73 millions de quintaux. L'exploitation des mines a fait de grands progrès: l'industrie manufacturière en a fait plus encore. La Russie compte à la fin du règne 21,213 fabriques, occupant 789,352 ouvriers. Un nouveau canal a été creusé pour faciliter l'accès du port de Saint-Pétersbourg. Sous l'énergique impulsion de l'amiral Possiet, ministre des voies de communication, de nouvelles routes ont été ouvertes, des ponts ont été construits, et 14,800 kilomètres de chemins de fer ont été livrés à la circulation, sans compter les 1425 kilomètres du chemin de fer transcaspien, construit de 1880 à 1886 par le général Annenkoff, et la première section du transsibérien. Politique extérieure. « Ia pensée de la plus belle victoire, disait-il, est bien vite effacée de mon esprit par la vue d'un convoi de blessés.»L'empire s'agrandit pourtant sous son règne de 186 000 kilomètres carrés. La prisa de Géok-Tépé par Skobélev en 1880, les habiles manoeuvres du Géorgien Alikhanov et une bataille gagnée par le général Komarov amenèrent, en 1884, la soumission de l'oasis de Merv et de tout le pays des Turkmènes Tekké, qui formèrent, avec le territoire de Saraks, la province transcaspienne, dont Askabad devint la capitale. Les troupes russes atteignirent les frontières de l'Afghanistan, chassèrent les Afghans de la passe de Zulficar et les mirent en déroute à Dach-Kepri, où Komarov leur prit deux canons et huit drapeaux, 30 mars 1885. L'Angleterre crut que les Russes allaient marcher sur Hêrat. Gladstone, alors premier ministre, demanda des explications à Saint-Pétersbourg et promit aux Afghans de les soutenir. Son langage belliqueux et ses préparatifs militaires firent craindre un instant une rupture entre l'Angleterre et la Russie. Alexandre III ne voulait pas la guerre : sans répondre aux bravades des Anglais, il leur fit savoir que ses généraux avaient ordre de ne pas aller plus loin, et il accepta comme frontière une ligne tracée par une commission d'officiers russes et anglais. Il abandonna aux Afghans Khodja-Salih, sur l'Amou-Daria, Bala-Mourghab, sur le Mourghab, mais conserva Zulficar sur l'Heri-roud, 1887. En ce qui concerne la politique européenne, le règne d'Alexandre III peut se diviser en trois périodes. De 1881 à 1887. La question d'Orient était rouverte : la modération du tsar préservèrent l'Europe orientale d'une guerre terrible, que Stamboulov s'efforçait de provoquer. Il accusa à plusieurs reprises les agents diplomatiques de la Russie de fomenter des complots contre le prince Ferdinand, et même de soudoyer des assassins. Alexandre III dédaigna ces insultes, et les journaux se contentèrent de répondre que le prince Ferdinand n'était qu'un aventurier, et Stamboulov un malfaiteur public. Mais ce que le tsar ne pouvait supporter, c'était de voir le prince usurpateur et son ministre soutenus et même encouragés dans leur attitude par des gouvernements qui se disaient amis et alliés de la Russie. Au début de son règne, il avait consenti à oublier le rôle double que l'Allemagne avait joué au congrès de Berlin, et à renouer dans l'entrevue de Dantzig (Gdansk) avec son grand-oncle Guillaume Ier, en septembre 1881, et dans celle de Skiernievice avec Guillaume et François-Joseph, le 15 septembre 1881, la célèbre alliance des trois empereurs. Bien que celte alliance remontât à 1871 et qu'elle eût tout d'abord été dirigée contre la France, elle avait perdu peu à peu son caractère agressif et n'était plus guère qu'une ligue défensive. Mais Alexandre III ne tarda pas à s'apercevoir que l'Autriche travaillait contre lui à Bucarest et à Belgrade. L'intervention peu dissimulée de la diplomatie autrichienne dans les affaires de Bulgarie, le voyage triomphal du prince Ferdinand à travers la Hongrie, les discours menaçants et maladroits du ministre Tisza à la Chambre hongroise, avaient irrité le tsar, lorsqu'il reçut, sans qu'on puisse savoir de quelles mains, des documents authentiques prouvant que l'Allemagne avait agi d'accord avec l'Autriche dans les affaires bulgares. Cette fois sa patience était à bout : il rompit avec ses alliés. L'Allemagne et l'Autriche acceptèrent alors le concours quee l'Italie leur offrait. A l'alliance des trois empereurs succéda la triple alliance, qui menaçait à la fois la France et la Russie. De 1887 à 1890. La guerre n'éclata pas, grâce à l'intervention personnelle du vieil empereur Guillaume. Mais les relations restèrent froides ou mauvaises entre la Russie et les deux empires voisins. Le règne éphémère de Frédéric III, l'avènement de Guillaume Il et son premier voyage à Saint-Pétersbourg, en juillet 1883, ne changèrent pas les dispositions du tsar, encore moins celles de ses sujets. Dans un banquet à Varsovie, le général Gourko disait à ses officiers : « Si le tsar le commande, nous franchirons les deux frontières et montrerons au monde que nous avons l'âme guerrière et que nous connaissons les chemins qui mènent à Berlin et à Vienne. Vive la Russie! Vive la France ! »Pour Gourko, comme pour Katkov, mort l'année précédente et honoré par le tsar de funérailles vraiment nationales, la France était la seule alliée possible de la Russie. Alexandre III savait à quoi s'en tenir sur la reconnaissance des États danubiens. Il l'avait montré dans son toast célèbre au prince de Monténégro, « son seul ami ». Quelques avances avaient été faites à l'Angleterre, semble-t-il, en mai 1887. Mais tout ce que la Russie pouvait espérer des Anglais, c'était leur neutralité. Restait la France : elle aussi était isolée en Europe; elle était redevenue forte et elle n'avait nulle part d'intérêts opposés à ceux de la Russie. Alexandre Il lui avait rendu un immense service en arrêtant deux fois l'Allemagne prête à lui déclarer la guerre, et les Français ne l'avaient pas oublié. Les ovations faites à leurs officiers et à leurs marins dans les ports de guerre français touchaient profondément les Russes. Ils y répondaient par des démonstrations non moins signifcatives. Les discours prononcés à Paris par les généraux Tchernaiev et Skobelev, celui du baron Fredericks, attaché militaire à l'ambassade de Russie, aux funérailles du général Chanzy, ancien ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, en 1883, les remerciements adressés au général Saussier pour son allusion délicate à la guerre de Crimée, « cette guerre chevaleresque dans laquelle il n'y avait pas d'ennemi, la réception du maire de Saint-Pétersbourg à l'hôtel de ville de Paris, le voyage de Déroulède à Moscou, le toast porté à la France par le grand-duc Nicolas à bord du vaisseau français l'Uruguay, en 1887, furent commentés par tous les journaux de l'Europe. Mais l'idée d'un rapprochement politique avec la France rencontrait dans l'entourage méme du tsar, et surtout parmi les personnages officiels, des adversaires déclarés. La différence essentielle des deux formes de gouvernement, l'un despotique l'autre démocratique, l'instabilité des ministères français et la liberté illimitée accordée à la presse suffisaient, suivant eux, à rendre tout accord impossible entre le tsar autocrate et la République française. Les scandales qui obligèrent Grévy à donner sa démission, à la fin de 1887, la malheureuse affaire du cosaque Atchinov et le bombardement de Sagallo en 1888, l'ambition et les tendances belliqueuses du général Boulanger, leur fournirent de nouveaux argumentes. Les partisans de l'entente avec la France faisaient valoir la modération et le sang-froid dont le gouvernement et le public français avaient fait preuve en face des provocations de l'Allemagne et de I'Italie, la facilité avec laquelle s'était opérée la transmission régulière des pouvoirs lors de l'élection de Carnot, qui annonçait son ardent désir « de contribuer à l'affermissement de la paix générale », la répression de I'agitation boulangiste, enfin l'attitude correcte et loyale de la France dans la question bulgare. Alexandre III ne s'était pas encore officiellement prononcé, mais sa résolution était prise. Dès le 23 février 1888, un article de la Gazette de Moscou annonçait, avec une précision qui fut très remarquée, l'évolution politique à laquelle le monde allait assister. Cette évolution ne fut ni brusque ni violente. Depuis l'avènement d'Alexandre III, les relations entre la Russie et la France n'avaient jamais été mauvaises. Elles devinrent tout à fait bonnes et prirent un caractère d'intimité qu'elles n'avaient pas eu jusque-la. Les princes et les princesses de la famille impériale firent en France de plus fréquents voyages et y prolongèrent leur séjour. Au lieu d'aller, comme autrefois, à Carlsbad ou à Wiesbaden, les plus hauts fonctionnaires de l'empire vinrent soigner leur santé à Vichy ou à Contrexeville. Le général Vannnovski, ministre de la guerre, et le général chef d'état-maijor Obroutchev comptèrent parmi les plus assidus. Les grandes manufactures françaises d'armes commencèrent à travailler pour le compte du gouvernement russe. De son côté, le gouvernement français soumit à une surveillance sévère les révolutionnaires russes réfugiés à Paris. Le meurtrier du général Séliverstov échappa, il est vrai, aux recherches de la police, mais l'arrestation et la condamnation d'un groupe de nihilistes produisirent en Russie une impression très favorable. Le duc de Leuchtenberg étant mort à Paris, Alexandre III consentit à ce que les honneurs militaires lui fussent rendus par l'armée française. Comme la plupart des États monarchiques, la Russie s'était abstenue ale prendre part à l'exposition universelle de 1889, mais le tsar autorisa la formation d'un comité chargé d'organiser la section russe, dont le succès fut grand, et il fit savoir au gouvernement français qu'il comptait bien voir la France représentée en 1891 la l'exposition universelle de Moscou. De 1890 à 1894. « Nous ne cherchons l'amour ni en France ni en Russie, disait-il. L'opinion russe, la presse russe, montrent la porte a un vieil ami, fidèle et puissant. »Ni la disgrâce inattendue du « chancelier de fer », ni le second voyage de Guillaume II en Russie ne modifièrent les intentions d'Alexandre III, qui exprima à l'ambassadeur français, Laboulaye, le désir de recevoir à Cronstadt la visite d'une escadre française. Toutes les difficultés de forme et d'étiquette, qui causaient de vives appréhensions aux vieux diplomates de Saint-Pétersbourg, furent aplanies par la ferme volonté du tsar, et, le 23 juillet 1891, l'amiral Gervais, avec six des plus beaux cuirassés de la flotte française, faisait, son entrée dans le port de Cronstadt, salué par le canon des forts et de la flotte russe et par les cris de bienvenue d'une foule immense. Le 25, le tsar et la tsarinevisitaient les bâtiments français, tandis que les musiques françaises et russes jouaient alternativement l'hymne russe et la Marseillaise. Le jour même, Alexandre III adressait à Carnot le télégramme suivant : « La présence de la brillante escadre française qui mouille en ce moment devant Cronstadt, témoigne une fois de plus des sympathies profondes qui unissent la France à la Russie. Il me tient à coeur de vous en exprimer ma vive satisfaction et de vous remercier du vrai plaisir que j'éprouve à recevoir les braves marins français. »Pendant quinze jours, les fêtes se succédèrent sans interruption. Dans un banquet offert à l'état-major de l'escadre, le tsar porta un toast au président de la République française. La propagande se chargea de faire croire que toutes les classes de la société russe témoignaient un égal enthousiasme. Les marins français étaient portés en triomphe dans les rues de Saint-Pétersbourg, et les vieux soldats russes, les vétérans du siège de sébastopol, criaient Vive la France plus fort que les autres. Cette grande comédie se poursuivit avec le dépôt par l'amiral Gervais d'une couronne sur la tombe d'Alexandre Il, dans l'église de la forteresse. Et, visitant avec ses officiers la cathédrale de Notre-Dame de Kazan, on le vit baiser la croix que lui présentait le métropolitain Isidore et s'incliner pour recevoir sa bénédiction. L'accueil ne fut pas moins bien réglé à Moscou, où une délégation des marins français s'était rendue, sur la demande de la municipalité. Selon le désir exprimé par la reine Victoria, l'escadre française, à son retour, s'arrêta quelques jours à Portsmouth. Cet acte de courtoisie n'affaiblissait en rien l'effet des manifestations de Cronstadt. Il en accentuait le caractère pacifique et ne pouvait déplaire à Alexandre III, puisque la princesse de Galles était soeur de l'impératrice Marie Fédorovna. Pendant l'année 1891, le tsarévitch Nicolas avait entrepris, avec son frère le grand-duc George et le prince héritier de Grèce, un voyage autour du monde pendant lequel il eut l'occasion de visiter la colonie française de Cochinchine. Ce voyage fut abrégé par l'attentat d'un fanatique japonais, Tonda-Sanzo, qui blessa le tsarévitch d'un coup de sabre. Le coup aurait sans doute été mortel, si le prince de Grèce n'avait pas détourné le bras du meurtrier. En 1892, Ie tsar, allant au Danemark, eu une rencontre à Kiel avec Guillaume II. Les journaux de la triple alliance firent grand bruit de cette entrevue, mais Alexandre III arrêta net leurs commentaires en chargeant le grand-duc Constantin d'aller saluer à Nancy le président de la République française. Enfin, dans les premiers jours d'octobre 1893, on put lire dans le Journal de Saint-Pétersbourg : « L'escadre russe est chargée de rendre, au nom de notre gouvernement, la visite qu'une escadre française a faite en 1891 à Cronstadt [...) A en juger d'après les préparatifs, la réception qui sera faite à nos marins répondra non seulement à la courtoisie traditionnelle qui est inhérente au caractère français, mais aussi a l'amitié qui unit les deux nations et les deux gouvernements. »Le 13 octobre, à neuf heures du matin, l'escadre russe de la Méditerranée, commandée par l'amiral Avellan, entrait dans le port de Toulon. Le même jour, à trois heures, le tsar, avec le tsarévitch Nicolas et le grand-duc Michel, visitait dans le port de Copenhague un des deux bâtiments français envoyés pour le saluer pendant son séjour au Danemark. L'accueil fait aux marins russes à Toulon, à Paris, à Lyon, à Marseille, surpassa tout ce qu'on pouvait attendre. Le mot d'alliance ne fut pas prononcé, mais personne en Europe ne pouvait s'y méprendre : l'union franco-russe était faite. Elle était avouée par les deux gouvernements, ratifiée par les acclamations et les démonstrations plus ou moins spontanées des deux peuples. Les journaux étrangers furent obligés d'en convenir, et de reconnaître en même temps que cette union n'était une menace pour personne. Le Daily News, organe du parti libéral anglais, écrivait : « Rien n'est changé depuis les événements de Toulon [les marins russes n'étaient pas encore arrivés à Paris], si ce n'est qu'ils constituent une garantie de plus pour la paix du monde. »Parmi les successeurs de Pierre le Grand, Alexandre III a été le seul, depuis 1730, qui n'ait pas fait au moins une grande guerre européenne. Il se fit décerner par ses courtisans le surnom de Mirotvorets (le Pacificateur). La fin du règne d'Alexandre III. Jusqu'au dernier jour de sa vie, il ne cessa pas un instant de s'occuper des affaires de l'empire. Il continua de donner des signatures et eut encore la force de répondre au télégramme de félicitations envoyé par le général Kostanda, commandant de Moscou, pour l'anniversaire de l'attentat de Borki. Il expira le 1er novembre 1894 à deux heures quinze de l'après-midi, quatre mois après la mort tragique du président Carnot. Le corps du tsar a été ramené à Saint-Pétersbourg, au milieu des démonstrations de deuil. Les funérailles ont eu lieu le 19 novembre en présence des rois du Danemark, de Grèce et de Serbie, du prince de Galles, du prince Henri de Prusse et de presque tous les autres princes, alliés à la famille impériale. Le gouvernement français s'était fait représenter par une mission extraordinaire, dont les chefs étaient le général de Boisdeffre, chef d'état-major général, et I'amiral Gervais. Alexandre III a laissé cinq enfants : Nicolas-Alexandrovitch, né en 1868 et mort en 1918, qui lui a succédé sous le nom de Nicolas Il - ce sera le dernier tsar - et a épousé, le 26 novembre 1894, la princesse Alix de Hesse (Alexandra. Fédorovna), à laquelle il était fiancé depuiss quelques mois; George Alexandrovitch, né en 1871; Xénia Alexandrovna, née en 1875, mariée en 1894 à son cousin le grand-duc Alexandre Michailovitch; Michel Alexandrovitch, né en 1878, et Olga Alexandrovna, née en 1882. (E. D -Y.). |
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