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Aperçu | La vie de Kant | La période antécritique | Le criticisme* | L'influence de Kant |
Kant écrit le 20 août 1777 que ses recherches, jadis spéciales et fragmentaires, ont pris enfin une forme systématique et l'ont conduit à l'idée du tout. Le développement de la pensée kantienne présente donc en premier lieu une longue période de formation, pendant laquelle des travaux de nature diverse sont d'abord entrepris pour eux-mêmes sans préoccupation de vue d'ensemble, puis confrontés les uns avec les autres à un point de vue philosophique. Ainsi Kant, dans le progrès de sa réflexion, va des parties au tout. Son idée maîtresse se forme par synthèse. Cette première période s'étend jusqu'à l'époque de l'élaboration de la critique, c.-à-d. jusqu'à l'année 1770 inclusivement. Le point de départ de la pensée kantienne, c'est, d'une part, un fonds de croyances chrétiennes et plus spécialement piétistes, la foi au devoir, le culte de l'intention morale, la conviction de la supériorité de la pratique sur la dogmatique; de l'autre, un sens très vif et très pur de la science, la résolution de ne se régler, en ce qui concerne la connaissance de la nature, que sur l'évidence de l'expérience et des raisonnements mathématiques. Dès lors, c'est la question des rapports de la science et de la religion qui va s'agiter dans l'esprit de Kant, et cela, après que religion et science s'y seront développées indépendamment l'une de l'autre, chacune selon la méthode qui lui est propre. Pendant la période antécritique, Kant médite tour à tour sur les différents objets que lui présentent ses études ou les circonstances. Il est d'abord Leibnitio-wolfien (1747-55), mais avec une tendance à accentuer la différence du mathématique et du réel. Bientôt, avec Newton, il spécule sur le mécanisme céleste (1754-1763). Comme lui, il ne fera usage que de l'expérience alliée aux mathématiques. Mais Newton n'a pas posé le problème de l'origine. Kant croit que la méthode qui a pu établir le système peut de ce système même remonter à la genèse : les forces qui conservent doivent être aussi celles qui ont créé. Et il entreprend de tracer l'histoire, non seulement possible, mais effective, de la formation du monde. Tous les matériaux qui composent les astres du système solaire étaient, à l'origine, décomposés en leurs éléments primitifs, et remplissaient entièrement l'espace où ils circulent à présent. L'état actuel résulte de l'attraction universelle et d'une force répulsive agissant sur les parties ténues. La matière s'est réunie vers un centre et y a formé un sphéroïde nébuleux tournant qui deviendra le Soleil. Des parties se détachent de ce sphéroïde, se condensent et forment les planètes qui tournent autour du Soleil dans des plans peu inclinés sur son équateur. Kant, comparant les densités du Soleil et des planètes données par de Buffon, démontre l'identité de la constitution de ces astres. Les comètes se sont créées dans les parties les plus extérieures du sphéroïde nébuleux, sont formées d'une matière très ténue d'où résulte la queue, et tournent autour du Soleil dans des plans très inclinés sur son équateur. En assimilant à l'origine la planète Saturne aux comètes, Kant montre que la chaleur solaire a formé autour de cet astre une atmosphère d'une nature analogue aux queues; cette atmosphère, par suite du refroidissement, est devenue un anneau composé de zones concentriques et séparées, à cause de la rotation de la planète. Remarquons que Kant parle de zones séparées avant que l'existence de la division de Cassini fût connue. Kant explique ainsi l'origine de la chaleur solaire. Le Soleil, étant une sphère enflammée, contient de l'air. Dans son atmosphère s'élèvent des nuages de fumée provenant des matériaux détruits par la flamme; ces matériaux, en s'élevant, se refroidissent, retombent sur la flamme en pluies de poix et de soufre et lui donnent un nouvel aliment. La vie, à tout le moins, surpasse invinciblement le mécanisme, et attesta Dieu. Traitant avec ses contemporains des rapports de la philosophie et des mathématiques (1756-1764), Kant n'admet, ni que les concepts des mathématiciens, divisibilité à l'infini, plein absolu, mécanisme exclusif de toute notion de force, soient intelligibles pour l'entendement, ni que ces concepts soient vides et sans valeur réelle. Sujet de scandale pour la logique, la mathématique n'en est pas moins la clef de la science de la nature. Newton en a fourni la preuve. Il faut concilier les mathématiques et la philosophie transcendantale, non les sacrifier l'une à l'autre. Or, si l'on analyse les conditions de la spéculation mathématique et de la spéculation philosophique, on trouve que des deux côtés l'objet est une synthèse, mais que là il est construit par l'esprit, tandis qu'ici il lui est donné. Dès lors la méthode qui convient à l'une ne peut réussir dans l'autre. On traitera mathématiquement de tout ce qui est grandeur; mais, pour connaître les qualités et les existences, on emploiera, avec Newton, l'expérience et la systématisation métaphysique. Il y a deux certitudes, deux vues sur la nature : celle de la démonstration mathématique et celle de l'expérience. Parties de points opposés, ces deux connaissances ne peuvent se rejoindre. A l'instigation de l'esthéticien Baumgarten, des Anglais et de Rousseau, Kant s'essaye sur les questions de goût et de morale (1763-1766). Sa méthode consiste à prendre pour point de départ l'observation impartiale de la nature humaine. Nous devons, dit-il, aller de ce qui est à ce qui doit être. Mais son observation, malgré qu'il en ait, se mélange d'analyse métaphysique. Dans le donné il découvrira de l'absolu. Ce qu'il pense devoir observer, ce sont moins les idées et les choses que les mouvements internes de la sensibilité. A ce point de vue il est conduit à distinguer profondément le beau et le sublime. Cette distinction introduira la lumière et la précision dans les choses de la littérature et de l'art. Ainsi, il appartient à la tragédie d'être sublime, à la comédie d'être belle. La distinction s'applique aussi aux choses morales. La vraie vertu est sublime; les bonnes qualités : bon coeur, sens de l'honneur, pudeur, ne sont que belles. La source de la vertu, c'est le sentiment de la beauté et de la dignité de la nature humaine, pris comme motif d'action. Ce principe doit être entendu en un sens formel : il consiste essentiellement en une règle obligatoire. Ce principe, en outre, est indémontrable, et il est bon qu'il en soit ainsi. La Providence n'a pas voulu que les connaissances indispensables à notre félicité dépendissent de raisonnements subtils : elle les a confiés au bon sens naturel. La prétention qu'affichait Swedenborg de communiquer directement avec les esprits est pour Kant l'occasion d'examiner ce que vaut la métaphysique, en tant qu'elle aussi affirme la possibilité d'existences suprasensibles (1763-1766). La métaphysique semble trouver dans les faits affirmés par l'illuminisme une confirmation inattendue. Elle se justifie, peut-on dire, par la théorie qu'elle en fournit, comme le newtonisme par sa systématisation des lois expérimentales du mouvement. Le malheur, c'est que l'illuminisme s'explique d'une manière bien plus simple et satisfaisante, comme une hallucination causée par certains troubles de l'organisme. Ne se pourrait-il pas, dès lors, que la métaphysique eût une origine analogue? Ne serait-elle pas une simple hallucination de l'entendement, doublant d'une apparente existence logique les fantômes de l'hallucination sensible? Gardons-nous, toutefois, de conclure à l'entière vanité de la métaphysique. Elle met dans la balance l'espoir d'une vie future, et nous ne saurions vouloir que ce poids restait sans action sur notre esprit. Ce que nous savons, c'est que nous ne pouvons rien attendre de l'expérience qui soit de nature à confirmer nos croyances morales et religieuses. Mais ces croyances n'ont nul besoin de confirmation expérimentale : elles veulent et doivent être libres. Ce qui suit de notre examen, c'est la nécessité de donner de la métaphysique une définition nouvelle, laquelle, certes, favorise la pratique autant qu'elle s'impose à la théorie : la métaphysique est la science des limites de la raison humaine. A la suite de Leibniz, Kant étudie la nature de l'espace et du temps (1768-1770). Plusieurs faits d'expérience, parmi lesquels l'existence réelle de figures symétriques, prouvent que l'espace des géomètres n'est pas une simple conséquence des rapports de situation des choses, mais le fondement même de la possibilité de ces rapports. La réalité de l'espace absolu étant ainsi établie selon lui, Kant se demande comment l'espace est possible, c. -à-d. concevable sans contradiction, L'espace et le temps sont connus a priori, et en même temps sont des intuitions. Comment accorder ces deux caractères? Le seul moyen, c'est de voir dans l'espace et dans le temps les conditions imposées à l'esprit humain par sa nature même, pour la perception des objets sensibles. L'espace et le temps ne concernent pas les choses telles qu'elles sont en soi, mais telles seulement qu'elles apparaissent à notre sensibilité. L'idée critique est éclose; Kant toutefois ne l'applique encore qu'à la connaissance sensible ou mathématique. C'est sous l'influence de Hume que devait enfin se concentrer et se fixer une réflexion, jusqu'ici distribuée sur tant d'objets divers (1762-1780). La dialectique de Hume fit sur l'esprit de Kant une telle impression, qu'il ne songea bientôt plus qu'à résoudre les difficultés soulevées par l'illustre empiriste; et dans cet effort se dégagea sa véritable originalité, s'épanouit l'idée qui devait être l'âme de sa philosophie. Kant a de bonne heure spéculé sur la relation de causalité : il a promptement vu ce qu'il y avait d'étrange dans une liaison qui ne saurait être analytique, et qui pourtant est nécessaire. Mais il ne songeait pas à en critiquer la légitimité. Hume vint l'éveiller de sa quiétude dogmatique, en lui criant qu'étranger à la raison, formé par la seule imagination à l'occasion d'une simple habitude sous l'influence d'un instinct obscur, le concept de causalité ne saurait avoir d'objet en dehors de nous. Kant refuse de suivre Hume dans les déductions que celui-ci prétendait fonder sur son analyse. Que deviendrait, en effet, la liberté de la volonté, condition de la détermination morale, s'il n'existait pour nous que des phénomènes; et que deviendrait la science elle-même, recherche de liaisons nécessaires, si la causalité n'était qu'une liaison contingente? Pour Kant, la science et la morale nous sont données, avec les caractères qui leur sont propres : à la philosophie il appartient d'en expliquer la possibilité ou les conditions, non d'en discuter la légitimité. La thèse de Hume fut ainsi, pour Kant, non une doctrine, mais un problème et un point de départ. Comment se fait-il qu'un rapport dont les termes sont hétérogènes soit en même temps nécessaire, valable pour les choses? Telle se posait la question à étudier. Il s'agissait d'abord de s'assurer que le principe de causalité ne procédait pas de l'expérience, car alors la nécessité en eût été radicalement inintelligible. Mais ayant remarqué que beaucoup d'autres concepts, tels que ceux de substance, d'action réciproque, etc., sont dans le même cas que celui de Hume, et avant réussi à déterminer exactement le nombre de ces concepts au moyen d'un seul principe, chose impossible pour des concepts d'expérience, Kant tint désormais pour établi que le concept de cause peut être formé a priori. Est-il concevable, cependant, qu'il existe des concepts à la fois a priori et synthétiques? Ne sont-ce pas là deux caractères incompatibles? Hume l'a cru, et il a quitté la partie là-dessus, renvoyant la causalité à l'expérience. Mais c'est qu'il partageait une erreur de son temps sur un point capital lié à la question, sur la nature des jugements mathématiques. Il tenait ces jugements pour analytiques et les mettait hors de cause. Le vrai, c'est qu'ils sont synthétiques; et, comme leur caractère de nécessité et d'apriorisme est incontestable et incontesté, ils offrent un exemple de la réunion effective, dans notre connaissance, de l'apriorisme et de la liaison synthétique. Rien donc n'empêche que le jugement de causalité ne soit à la fois synthétique et nécessaire, Toutefois ce n'est pas assez qu'il soit nécessaire au sens où le sont les jugements mathématiques. Nécessaire, ici, veut dire : applicable a priori aux choses réelles. Comment cela est-il possible? Si les objets étaient produits par l'entendement, ou les idées par les objets, l'accord des concepts et des choses ne présenterait pas de difficulté; mais il n'en est pas ainsi : l'esprit et les choses sont deux mondes distincts. D'où pourra donc venir, pour l'esprit, le droit de dicter des lois aux choses? Ce droit lui vient, répond Kant, des conditions mêmes de l'expérience, tant interne qu'externe : il n'est pas d'autre explication possible. Cette vue, d'où naîtra la déduction transcendantale, est le terme de la marche régressive qu'a provoquée la critique de Hume. Avec elle est donnée la formule de la critique de Kant et l'idée maîtresse du système qu'il va maintenant construire. (Emile Boutroux; sources : les ouvrages compris entre 1747 et 1770, inclusivement). |
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