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La science des
religions comprend sous la dénomination conventionnelle d'hindouisme
une multitude presque innombrable de religions, de dogmes, de cultes, de
sectes, d'écoles divergentes, toujours rivales, souvent hostiles, et conscientes
pourtant de leur unité fondamentale; leurs adeptes s'accordent à se regarder
entre eux comme les héritiers plus ou moins fidèles, mais certainement
authentiques de la tradition orthodoxe révélée dans les Védas ,
perpétuée par le brahmanisme, et comme
les membres d'une seule famille privilégiée par droit de naissance et
fermée aux étrangers sans espoir de rémission.
En dépit des révolutions politiques,
des dissensions intestines et des invasions victorieuses, l'hindouisme
a préservé en Inde
une sorte de sentiment national en opposant les barrières inexpugnables
du fanatisme à la propagande armée de l'islam
et en absorbant par un procédé original de naturalisation religieuse
les croyances, les rites, et jusqu'Ă l'organisation sociale des populations
aborigènes.
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Le
Mahendreshwar, temple de Shiva, à Katmandou (Népal).
Le nombre des divinités admises dans le
panthéon de l'hindouisme défie tout calcul : les dieux,
les démons, les esprits, les héros, les personnages
célèbres, les animaux, les arbres,
les plantes, les grimoires comptent en Inde des fidèles et des dévots
enthousiastes. L'opinion populaire admet, en chiffres ronds, 330 millions
de dieux et tout autant de démons. La tradition brahmanique
a tenté d'introduire l'ordre et la classification dans ce chaos indigeste.
Au sommet de la hiérarchie, immédiatement
au-dessous du Brahman ou de l'âme unique intelligible
et accessible aux seuls voyants, trois hypostases : Brahma,
Vishnou,
Shiva, constituent la suprême trinité (Trimourtî),
chargés respectivement de créer, de maintenir, et de détruire, ou, pour
traduire plus exactement les idées hindoues, d'émettre, de conserver
et d'absorber les créatures. Mais cette trinité
qui a suggéré naturellement aux missionnaires des rapprochements, n'est
qu'une application savante d'antiques conceptions ternaires et n'a qu'une
existence théorique.
Le brahmanisme.
Le brahmanisme
est la forme religieuse dont dérive l'hindouisme. Le premier membre de
la Trimourtî, Brahma, n'est guère plus qu'un
nom; quant aux deux autres, loin de se partager en fait les fonctions souveraines,
ils s'arrogent Ă l'envi le premier rang, jusqu'Ă se confondre mĂŞme avec
le Brahman suprême et relèguent chacun leur
rival au rang de simple satellite. Tous deux ont un nombre égal de fidèles;
si Vishnou l'emporte dans l'Hindoustan, Shiva
prédomine dans le Dekkan. Shiva possède plus
de temples, Vishnou compte plus de dévots. La figure aimable, souriante,
héroïque et lascive du dieu aux dix avatars
inspire Ă ses sectateurs plus d'amour, Ă son culte plus de tendresse.
Le shivaĂŻsme.
Shiva, préféré
des brahmanes, ne réussit pas à exercer
le même prestige : destructeur, irritable, farouche, ascète effrayant
d'austérité, triomphateur brutal, impersonnel dans son symbole de prédilection,
le lingam (phallus), c'est par l'épouvante qu'il
inspire le respect : la littérature
et l'art, qu'il patronnait jadis, se sont
détachés de lui sans fixer les traits définitifs de son image idéale.
La métaphysique du shivaïsme reflète
la même rudesse; l'âme individuelle est une pièce de bétail (pashu),
entravée par les liens (pâsha)
de la matière, et que son maître (pati) réclame impérieusement,
s'il le veut et quand il lui plaît; une autre école, avec la même énergie
brutale, revendique pour l'âme le droit de s'affranchir et d'imposer son
salut au dieu. Mais le védisme idéaliste s'est insinué peu à peu dans
ces doctrines dualistes issues du Sankhya et
triomphe aujourd'hui dans les sectes savantes et presque monastiques des
Tridandins
au triple bâton, des Smartas ou traditionalistes, des Dasanamis
aux dix divisions.
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Le
Shiva d'Hanuman Ghat à Bhaktapur (Népal).
Moins préoccupées de philosophie
que de pratiques, les sectes du shivaïsme sont en général des confréries
mendiantes qui ont pris pour idéal l'ascète divin et s'efforçent de
le copier grossièrement : Lingayâts, Kapalikas, Trikas,Pashupatas,
Aghoris qui vont nus, hirsutes, dédaigneux
des ablutions, gourmands de charogne, et l'infinie
variété des fakirs, yogis, gosaïns, hansas,
etc.
Le rituel du culte répond à ces conceptions
violentes : le dieu, présent sous la forme du lingam est sans cesse aspergé
par ses fidèles d'eau du Gange
ou de quelque autre eau consacrée, et reçoit en offrande les feuilles
rafraîchissantes du bilva qui s'amoncellent dans le sanctuaire, afin d'apaiser
l'ardeur inextinguible du symbole générateur, vivante image de Shiva
qui détruit et crée.
Virashaivas
ou Lingâyats.
les Lingâyats, fondés à Haiderabad
par Basaba vers le XIIe siècle dans le
sud de l'Inde ,
portent toujours suspendu par un collier le lingam,
qui rejettent de parti pris les observances vulgaires, la caste, les Védas ,
les rites brahmaniques. Ce sont des ascètes dirigés
par des moines pèlerins, les Jangamas, rattachés à d'importants monastères.
Les Lingâyats ne brûlent pas leurs morts, mais les enterrent.
Kapalikas.
les Kapalikas , apparus
à partir du VIe siècle ap. J.-C., se
parent
de crânes humains en guise de guirlande. Ce sont des mystiques, dont certaines
obédiences ont subi l'influences du Vishnouisme de Kâbir ( plus
bas).
Trikas.
Cette secte rigoureusement
moniste, qui s'est développée au Cachemire ,
est née au VIlle siècle, et a atteint
son apogée au Xe siècle sous l'impulsion
des doctrines d' Abhinavagupta. La délivrance résulte de la prise de
conscience de la relativité des choses.
Pashupatas
Cette secte dualiste
semble avoir fleuri entre le IXe et le
XIVe siècle. Elle se caractérisait par
l'adoration parfois extatique et exubérante de Shiva-Pashupati (Shiva,
maître du bétail).
Le vishnouisme.
En regard du shivaĂŻsme, le vishnouisme
présente un frappant contraste. La vieille divinité solaire des Védas ,
rajeunie par la transfusion d'un sang nouveau, descendue sur la terre et
faite homme par le système des avatars, identifiée
avec les héros populaires, avec Parasourâma,
avec Râma, avec Krishna,
avec le Bouddha mĂŞme, est peut-ĂŞtre aujourd'hui
la plus privilégiée des figures religieuses que l'imagination ait produites.
Epuré par ses docteurs jusqu'à un monothéisme sévère, paré de légendes
brillantes ou gracieuses autant que l'Olympe
hellénique, et de récits édifiants ou attendrissants autant que le christianisme,
le vishnouisme est en état de résister victorieusement à toutes les
entreprises de conversion. Loin d'avoir épuisé sa vitalité en vingt
ou vingt-cinq siècles, il pousse encore en tous sens des rejetons vigoureux;
il
a même reconquis, au XIXe siècle, avec
Kéchab Chander Sen et son Eglise de la Nouvelle Dispensation, le
brahmanisme
émancipé par Ram Mohan Roy et l'a réintégré sans effort au sein de
l'hindouisme.
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Vishnou,
le dieu protecteur.
(Pala,
Est de l'Inde, XIe s.).
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Mohini,
forme féminine de Vishnou.
(Gadag,
Karnataka). |
Statues
exposées au musée national de New Delhi.
La doctrine des avatars
répand dans toutes les sectes la même intensité de vie et la même ferveur
de piété : le maître, quel qu'il soit, qui prêche en novateur l'amour
de Vishnou, ne tarde pas Ă passer dans le groupe
de ses disciples et de ses fidèles pour une incarnation partielle du dieu,
reçoit sa part d'honneurs et de prières, commande en maître absolu :
puis, dès que ce nouvel avatar a repris le chemin du ciel, la communauté
entre en travail de schismes; les disciples se disputent la direction de
l'Eglise et la charité des dévots; la secte se désagrège pour prêter
ses éléments à d'autres formations. L'existence du vishnouisme réside
tout entière dans ces mouvements de transformations. L'orthodoxie est
une notion étrangère aux religions hindoues; la suprématie du dieu une
fois admise, la pensée, l'imagination, la raison ont le droit illimité
de se donner libre carrière.
Nous ne connaissons guère que de nom les
sectes disparues des Pancharatras (dont les plus anciens textes
remontent au VIIe s. ap. J.-C), et des
Bhagavatas;
nous savons toutefois qu'elles se fondaient sur l'existence d'un absolu
(brahman), à la fois le soutien de la réalité
et en dehors de cette réalité, et qui se manifeste sous les aspects de
Vishnou, Vâsudeva ou Nârâyana.
Le dogme essentiel est celui de la shakti, l'amour ou l'énergie
de Vishnou, qui seule mène au salut, même sans le secours de la science
ou de l'ascétisme.
Les sectes modernes les plus nombreuses
sont celles de Râmânuja, de Râmânanda, de Madhya, de Vallabha, de Svami
Narayana, de Kabir, de Nanak.
La
doctrine de Râmânuja.
Râmânuja, né dans la région de Madras,
sur le bord de la Kaveri ,
mort vers 1137, enseigna par opposition au védisme moniste de Sankara
la doctrine de « la distinction dans la non-dualité » (adualité). En
fait il reconnaît trois substances : l'Etre suprême, sous le nom de Vishnou;
les âmes individuelles, et la matière. L'âme qui passe par les cinq
stages de l'adoration, en priant tour à tour les représentations du dieu,
ses incarnations partielles, ses incarnations totales, l'esprit subtil
épandu dans l'univers, et enfin le dieu inné dans la conscience s'unit
en récompense à Vishnou et goûte dans le sein même de la divinité
une félicité consciente.
Les Shrivaishnavas (ou Çrivaishnavas),
autrement dit les adeptes de Râmânuja, se sont partagés en deux
communautés hostiles : l'Ecole ou Confession du Nord, restée fidèle
aux Védas ,
professe la théorie du singe : l'âme, pour arriver au salut, s'attache
spontanément à Vishnou, comme le jeune singe s'attache à sa mère pour
échapper aux dangers. L'Ecole ou Confession du Sud renie le Véda
et lui substitue un ouvrage tamoul, le
Nalayir,
tardive contrefaçon des Upanishad ;
elle combat la théorie du singe par la théorie du chat : c'est
Vishnou qui saisit les âmes pour les sauver, comme la chatte fait de ses
petits. L'une et l'autre font usage de symboles distincts, et pourtant
célèbrent leur culte dans les mêmes sanctuaires où les rivalités sectaires
aboutissent à de fréquents procès.
La
réforme de Râmanânda et de Kâbir.
Un sectateur de Râmânuja, Râmânanda,
qui vivait Ă Varanasi ,
fonda au XVe siècle une secte schismatique
(les Râmânandis), répandue surtout dans la vallée supérieure du Gange
et qui exalte Rama comme la forme suprĂŞme de Vishnou,
dont il est le septième avatar. C'est à la
réforme de Râmânanda que l'Inde doit une de ses plus belles épopées
et la plus populaire, le Râmâyana .
Râmânanda compta parmi ses douze disciples
le tisserand Kâbir (1440-1518), le plus original et le plus puissant des
réformateurs religieux de l'Inde .
L'islam et l'hindouisme
le réclament l'un et l'autre à titre égal, et reconnaissent chacun leurs
traits essentiels dans la combinaison harmonieuse où Kâbir a su les fondre.
Le dieu de Kâbir s'appelle Vishnou, mais un
musulman peut l'adorer sans le distinguer d'Allah tant il est exclusif
dans son unité rigoureuse; Mohammed ne réprouve
pas avec plus de vigueur que Kâbir le culte des idoles. Est-ce au soufisme
ou bien au védisme que Kâbir emprunte ses doctrines sur les rapports
de Dieu et de l'humain considérés comme des parties
d'une essence unique? Comme Mohammed est le prophète d'Allah, Kâbir est
le prophète de Vishnou; il est le révélateur, l'interprète, le guide,
le chef.
Les gourous divinisés
avaient à noyer leur personnalité, bon gré, mal gré, dans la majesté
impersonnelle de leur dieu; Kâbir décline adroitement cet excès d'honneur
fatal aux oeuvres individuelles; il n'est pas un avatar
de Vishnou, perdu dans la masse des incarnations, mais Vishnou, tel qu'il
le proclame, est le dieu de Kâbir. Le maître et la parole du maître
laissent plus de place dans l'enseignement de Kâbir que la voix et la
volonté du Seigneur. Moins embarrassée de théosophie, de théologie,
de théodicée, la réforme de Kâbir prend une allure plus franche, plus
humaine, plus pratique. L'égalité de caste, posée comme une simple thèse
de métaphysique par ses prédécesseurs, prend avec Kâbir la valeur d'un
principe morale et tend à se réaliser. Les Kâbir-panthis (ou Kâbirpanthis)
« qui suivent la voie de Kâbir » sont nombreux aujourd'hui encore dans
le Nord de l'Inde .
Le quartier général de la secte est le Kâbir-Chaura à Varanasi ;
elle possède aussi un important monastère à Puri, sur la côte d'Orissa.
L'enseignement de Kâbir a été particulièrement
fécond ; c'est son inspiration qu'on retrouve chez les Sikhs,
les Dadou-panthis, les Satnamis, etc. Toutes ces sectes professent également
l'égalité des castes, l'unité de Dieu, l'abomination des idoles, l'inutilité
des pratiques ascétiques, et par-dessus tout la vénération exclusive
et docile jusqu'à la servilité du gourou. Les Dadou-panthis ont pour
maître un nettoyeur de coton d'Ahmedabad (XVIe
siècle) et sont encore nombreux dans le Rajasthan,
où leur centre est Naraina. Les Satnamis, fondés au XVIIIe
siècle par Jagjivandus dans le pays d'Aoudh, se sont répandus surtout
dans les provinces centrales.
Le
sikkhisme.
Le sikhisme
est une autre des ces sectes pouvant se réclamer de Kâbir. Sous l'impulsion
de chefs énergiques, la communauté religieuse s'y est transformée en
organisation militaire; la secte a créé une nation et les destinées
des Sikhs (= les Disciples) appartiennent Ă l'histoire politique de l'Inde.
Leur nom même est une éloquente profession de foi : les Sikhs sont les
élèves soumis au gourou. Nânak (1469-1538), qui fonda la secte, ne se
flattait pas d'apporter une révélation nouvelle; il aime au contraire
à citer les, opinions de maîtres antérieurs et se réclame de Kâbir;
épris comme lui d'un rêve de fusion entre l'islam
et l'hindouisme, il étudie les livres des
vishnouites et fait, dit-on, un pèlerinage à la Mecque .
L'unité et la personnalité de Dieu (sous
le nom de Vishnou) combinée avec un fonds de
panthéisme indestructible, l'abomination des idoles, le cercle sans fin
des transmigrations, l'égalité des castes sont des dogmes déjà familiers
Ă l'Inde
avant Nânak; mais le Penjab où Nânak est né et où il prêche les entend
autrement que le reste de l'Inde. Placée aux avant-postes du monde hindou,
condamnée à subir toujours le premier choc des invasions, la forte culture
du Penjab préfère aux subtilités théologiques les grands coups d'épée.
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Le
Temple d'Or Ă Amritsar, la ville sainte des Sikhs,
par
William Simpson (ca. 1864).
Le troisième successeur de Nânak, Ram
Das, n'est déjà plus seulement le docteur de la loi; il est le chef d'une
puissante organisation : il édifie non loin de Lahore ,
à Amritsar, au centre d'un vaste étang sacré, un temple à la coupole
d'or qui servira de ralliement à la confrérie. Son fils Arjoun compile
l'Adi-Granth (Noble Livre), la bible des Sikhs,
recueil de prières, d'hymnes, de chants, de
sentences. Il institue, d'autre part, un impĂ´t fixe exigible de tous les
fidèles. Les empereurs moghols s'inquiètent, et la persécution commence.
Le neuvième gourou, Teg-Bahadour, emprisonné par ordre du fanatique Aureng-Zeyb,
soumis aux plus cruelles tortures, se fait tuer par une main amie afin
d'échapper au bourreau.
Son fils, Govind
Singh, appelé à lui succéder, jure de le venger. Il prescrit la
guerre à l'islam comme un devoir religieux et impose à ses fidèles des
signes extérieurs qui les dénoncent; un Sikh doit toujours porter une
épée, laisser croître sa chevelure, ajouter à son nom le titre de singh
(lion). Les rites même sont transformés : l'eau du baptême est consacrée
par l'épée; les armes du gourou sont l'objet d'un culte. Pour consacrer
ces innovations, le Granth reçoit un chapitre supplémentaire.
Enfin à sa mort (1708) Govind, pressé de désigner un successeur, institue
le Granth comme gourou perpétuel et soustrait ainsi la communauté
aux menaces toujours imminentes d'une scission.
La
doctrine de Mâdhva.
Moins féconde que la réforme de Râmânuja,
la doctrine de Madhva n'a eu qu'une influence locale; elle est classée
pourtant dans les quatre grandes traditions orthodoxes. Mâdhva, appelé
aussi Ananda Tirtha, né à Ulupi, au Nord de Mangalore, vers le début
du XIIIe siècle, semble avoir emprunté
au shivaïsme quelques-uns de ses dogmes pour régénérer le vishnouisme.
Il rompt nettement avec la l'adualite védique de Sankara
et sans s'arrêter au compromis de Râmânuja pose à l'origine deux substances
: l'âme divine et l'âme humaine, éternellement irréductibles. Le monde
extérieur, créé de toutes pièces par le seigneur Vishnou,
a constitué dans le temps une troisième réalité également indestructible.
Vishnou, même dans sa forme la plus haute, a une personnalité conditionnée;
il possède toutes les qualités bonnes; il est principe, du bien, tandis
que sa faculté d'illusion ou Mâya émet la poussière
et les ténèbres. Udipi, d'où est originaire Mâdhva, est resté le centre
religieux de la secte. Le gourou y réside, et les fidèles y viennent
adorer la statue miraculeuse de Vishnou, ramenée du fond de l'Océan sur
les indications de Mâdhva.
La
secte des Nimavats.
La secte des Nimavats, d'abord répandue
dans la vallée de la Yamuna
et dans le Bengale ,
et aujourd'hui surtout confinée autour de Mathurâ, se vante d'un passé
glorieux et reculé, mais le fanatisme d'Aureng-Zeyb
a, dit-on, fait disparaître les écrits du fondateur et de ses disciples.
Nimbarka ou Nimbaditya est peut-ĂŞtre sous un autre nom l'astronome Bhaskara
qui vivait au XIIe siècle; il enseignait
que l'âme, différente par nature de Dieu, peut pourtant se confondre
avec lui et s'y absorber. Les amours de Krishna
et de la bergère Radha symbolisaient, à son sens, les relations de l'âme
et de Dieu. L'ardente idylle de Jayadeva, le Guita-Govinda,
est la traduction poétique des doctrines de Nimbarka.
La
secte des Vallabhas.
Le mysticisme
érotique contenu dans la secte des Nimavats s'épanouit dans la secte
de Vallabha, la quatrième des grandes sectes traditionnelles. Vallabbha,
né vers la fin du XVe siècle, rompt avec
les habitudes ascétiques des réformateurs hindous.
il reprend pour son compte la thèse de Sankara,
professe « la pure adualité » et en tire une conclusion pratique inattendue
: Si Dieu habite dans l'humain, c'est tourmenter Dieu que de se mortifier
et de mener une vie austère; aimer Dieu, c'est s'abandonner aux voluptés
sans frein. Le dieu est d'ailleurs en harmonie avec le dogme.
Vallabha choisit pour l'adorer, entre les
avatars de Vishnou, Krishna,
le berger aux seize mille amantes, l'enfant tendre et lascif qui se joue
dans les bosquets de Brindaban. Le culte traduit ce sensualisme en actes;
la journée du dévot s'écoule à baigner, habiller, nourrir, parfumer,
distraire, amuser, bercer et coucher son idole. Mais l'image bientĂ´t ne
suffit pas aux ardeurs exaspérées de la dévotion : les descendants de
Vallabha, élevés aux honneurs royaux par droit de naissance, partagent
les menus profits du dieu : vêtus de fines étoffes, souvent même travestis
en femmes pour séduire la divinité, ils reçoivent la triple offrande
du corps, de l'esprit, de l'argent. Les femmes encensent, bercent le maharaja,
jalouses de lui donner jusqu'Ă leur honneur. L'eau de son bain, les restes
de ses repas, la poussière de sa route sont une ambroisie que les dévots
se disputent Ă prix d'or.
Un procès célèbre plaidé à Mumbai
(Bombay)
en 1862 a mis en pleine lumière ces pratiques; mais les sectateurs de
Vallabha n'en sont ni moins nombreux, ni moins dévots. Pourtant un schisme
s'est déclaré vers le commencement du XIXe
siècle : Svami Narayana a tenté d'épurer les dogmes et les pratiques,
mais son oeuvre toute locale n'a pas dépassé les confins du Gujarat.
Les
adorateurs de Krishna.
Le plus récents réformateurs vishnouites
historiques, Shaitanya (Çaitanya), né au Bengale
en 1485 (mort en 1533), passe parmi ses adeptes pour un avatar
total de Krishna. Assisté de deux disciples
illustres, Advaitananda et Nityananda, considérés comme des incarnations
partielles du même dieu, Shaitanya parcourut la vallée du Gange
et l'Orissa, prĂŞchant aux foules l'amour enthousiaste de Vishnou-Krishna,
plus jaloux de séduire l'imagination que de convaincre la raison, dédaigneux
des polémiques scolastiques, usant volontiers de la thaumaturgie : l'hypnotisme,
le magnétisme, la prestidigitation complétaient l'oeuvre de son éloquence
exaltée.
La dévotion, selon lui, doit passer par
cinq stages : l'apaisement, l'esclavage, l'amitié,
l'affection, la tendresse. La piété consiste à répéter sans se lasser
le nom de Krishna, Ă chanter les hymnes en son honneur, Ă faire de la
musique et à danser en rond devant ses images. Le fidèle est assuré
d'obtenir par ces moyens l'union personnelle et consciente avec la divinité,
le séjour dans le ciel des élus et la présence incessante de Krishna.
L'espérance est permise à tous; toutes les castes ont un droit égal
au salut.
Les Gosvâmin ou adeptes de Shaitanya pratiquent
les pèlerinages et fréquentent les temples communs à tous les vishnouites,
et particulièrement aux dévots de Krishna
: Mathûra, Brindaban, Puri, Jagannath, Dvaraka. Les communautés sont
administrées par des gosains « pasteurs » qui prétendent se
rattacher aux premiers disciples et sont vénérés presque à l'égal
du dieu et du maître.
Le shaktisme et
le culte des Mères.
La prédominance de l'élément féminin,
en voie de se réaliser dans les actes du shivaïsme et du vishnouisme,
s'accuse comme un dogme fondamental dans la troisième des grandes religions
qui constituent l'hindouisme : le shaktisme.
Les
deux livres fondamentaux des Shaktas ou Shkatyas (adeptes du shaktisme)
sont le Devi-Bhâgavata et le Candî-Mâhâtmya (peut-être
au VIe siècle apr. J.-C.), mais leur doctrine
puise dans d'anciennes conceptions mythologiques, vagues et flottantes
déjà présentes dans les Védas .
Leurs spéculations philosophiques sur le dédoublement original de
l'Etre primordial et sur l'association d'un principe mâle (Purusha) et
d'un principe femelle, illusoire (Mâyâ) ou réel
(Prakriti), dans
l'oeuvre de la création, aboutissent à l'exaltation de l' « éternel
féminin », incarné par les Shaktis.
Les Shaktis ou
puissances de la divinité, personnifiées et projetées en dehors de lui,
l'éclipsent au regard du fidèle; ouvrières de l'oeuvre divine tandis
que le dieu absolu sommeille dans son inertie, c'est elles qu'on implore,
qu'on apaise, qu'on cherche à gagner. Les Shaktis bénéficient en outre
de la faveur qui s'attache toujours de préférence dans les sentiments
humains aux figures féminines.
Le vishnouisme, avec la masse de ses légendes
érotiques et attendries, semblait offrir à ces doctrines un sol particulièrement
favorable; c'est pourtant hors de lui qu'elles ont germé et pris force.
La rudesse farouche du shivaïsme a cherché une compensation dans le culte
adressé à l'épouse ou shakti de Shiva
(le Mahadva ou Grand Dieu), la Mahadevi (ou DĂŞvĂ®)
ou Grande Déesse, aux noms et aux formes innombrables : Kali,
Devi,
Dourga, Parvati, etc.
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Dourga
combattant le démon sur une peinture murale de Pashupatinath (Népal).
La théorie classe ces manifestations dans
un ordre savant, emprunté sans doute au vishnouisme, et distingue les
incarnations totales, partielles et même mi-partielles de la déesse.
Les six premières sont les Mahavidyas; puis viennent les Mères
(Mâtris), au nombre de huit ou de neuf, choisies
entre les épouses des grandes divinités, et multipliées ensuite par
la fantaisie des simples et la complaisance des brahmanes.
Il n'est guère de village qui n'honore d'un culte spécial sa déesse
mère, souvent représentée par un grossier fétiche. Au-dessous viennent
les Nayikas, les Yoginis, les Dakinis, troupes de déesses ou plutôt de
démons femelles et de sorcières.
Les sectateurs de
la grande déesse se partagent en deux catégories : les Shaktas de la
main droite (Dakshinacâris) et les Shâktas de la main gauche (Vâmâcâris).
Les Vâmâcâris
(la secte de la main gauche) suivent des rites obscènes et sanguinaires
à la gloire du symbole féminin (yoni); les cinq actes essentiels
sont aussi appelés les « cinq M » : manger de la viande (mâmsa),
manger du poisson (matsya), s'enivrer (madya), faire l'amour
(maithuna), prendre des attitudes (mudrâ), choisis à dessein,
semble-t-il, pour choquer les préjugés religieux les plus chers aux Hindous.
L'étrange communion
des fidèles se pratique encore dans d'autres mystères, tels que l' «
adoration circulaire » : hommes et femmes groupés par couples se forment
en cercle autour du symbole qui traduit, dans l'union des deux organes,
lingam
(masculin) et yoni (féminin), l'incessante génération des êtres, puis
adressent leurs hommages au dieu et à la déesse, représentés dans leur
nudité glorieuse par un adolescent et une jeune fille, puis se rapprochent
et, semble-t-il, se possèdent dans l'exaltation du délire religieux.
Les sacrifices
sanglants que l'Inde
a connus dès l'aurore des temps védiques, mais que les prédications
du bouddhisme et du jaĂŻnisme
ont fait tomber en désuétude ont conservé encore un dernier asile dans
le culte de Kali, « l'habitante du Vindhya »,
et, jusqu'au XIXe siècle, la victime humaine,
la plus précieuse des victimes, n'a pas cessé d'être immolée sur ses
autels : la férocité des Thugs prétextait pour se justifier une dévotion
fanatique à la déesse sanguinaire.
Les Dakshinacaris
(la secte de la main droite) se défendaient de pratiquer les mêmes
abominations et prétendait interpréter à sa façon les prescriptions
des Tantras
: l'holocauste qu'elle offre est un simple bouc; la liqueur enivrante se
réduit à quelques gouttes; elle se conforme à peu près pour le reste
aux usages généraux de l'hindouisme. Mais
la distinction apparente des deux mains, a souvent été une posture en
présence du colonisateur britannique : elle ne servait souvent qu'à dissimuler
la réalité et plus d'un Hindou qui se réclamait en public de la main
droite était, en fait, affilié à la main gauche et en pratiquait les
observances.
L'une et l'autre secte sont d'accord pour
employer avec prédilection les formules obscures des Védas ,
souvent remaniées pour être moins intelligibles encore, mais efficaces
par la puissance latente des mots et des sons; les syllabes mystérieuses
qui résument et recueillent toute l'énergie des formules, armes toutes-puissantes,
d'une portée illimitée, mais si délicates et si dangereuses à manier
qu'elles courent risque de nuire autant que de servir; les diagrammes mystiques
oĂą s'entassent dans une savante confusion les cercles, les triangles,
les losanges, et toutes les figures de la géométrie, charmes irrésistibles
si on les trace dans un cimetière avec
le sang d'une victime rituelle; les amulettes
de bois, de pierre, de papier où sont inscrites les plus saintes prières,
les invocations mentales qui vouent à un dieu particulier chaque région
du corps; enfin les multiples combinaisons des doigts, expressions occultes
du concevable et de l'inconcevable.
La multiplication
des dieux.
Les trois grandes sectes de l'hindouisme
ont absorbé une quantité innombrable de religions autrefois indépendantes
; elles n'en ont accepté les dieux qu'à la condition de leur assigner
un rang secondaire. Il est impossible de passer en revue ce panthéon grouillant
où se reflète avec une incontestable fidélité l'imagination populaire,
moins préoccupée d'idéal que hantée de terreurs démoniaques.
Les
démons.
Les génies qui servent Shiva
sont divisés en deux groupes commandés chacun par l'un des fils du dieu
: Skanda aux six têtes dirige les phalanges guerrières dans les combats
divins; Ganesha (Ganesh) le dieu à tête d'éléphant
a sous ses ordres tous les princes des obstacles; l'un dispose du succès,
l'autre de la victoire. Les formes variées des Mères,
adorées dans tous les hameaux de l'Inde, sont moins exaltées pour leurs
bienfaits que redoutées pour leur malignité; ce sont elles qui dispensent
et qui guérissent le choléra, la rage, la petite vérole, la stérilité.
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Ganesh
sur une peinture murale de Pashupatinath.
Le démon n'est
pas pour les Hindous l'adversaire ou l'antithèse
du dieu; aucune ligne de démarcation ne sépare les deux catégories;
le cercle toujours en mouvement de la transmigration promène les créatures
de la terre aux mondes infernaux
et aux mondes célestes. Les luttes qui opposent si souvent aux Dévas
les Asouras, les Daityas, les Danavas n'ont
pas pour principe l'antagonisme irréconciliable du bien et du mal, mais
seulement une concurrence acharnée pour la suprématie; les armes dans
les deux camps sont souvent les mĂŞmes et c'est Ă coups de mortifications
et de pénitences que la victoire se dispute.
Le personnel démoniaque comme le personnel
divin se recrute et se renouvelle sans cesse : les couches inférieures
de l'hindouisme montrent l'evhémérisme en action; le personnage de marque,
grand homme ou scélérat, l'individu mort dans des conditions anormales
ou privé des cérémonies régulières a aussitôt une histoire posthume.
Le premier incident survenu, heureux ou malheureux, sera la manifestation
de sa puissance nouvelle et déterminera la nature du culte qui lui convient;
il sera reconnu pour un Bhouta, un Préta, un Pitar, un Pisatcha, un Vétala
et recevra les offrandes propitiatoires. Qu'une maladie inconnue vienne
à éclater, le patient est un possédé à exorciser : le diseur de formules,
convoquĂ©, rĂ©cite ses textes; parents et amis se mettent Ă chanter, Ă
danser, à pousser des cris, questionnent le démon, lui présentent des
friandises, et recueillent comme des oracles les paroles incohérentes
échappées au patient. La préoccupation des démons a naturellement entraîné
son cortège fatal de superstitions et de pratiques: mauvais oeil, sorcellerie,
envoûtement, etc.
La promotion des défunts aux honneurs
divins suit le même développement : un saint, un héros, un roi, même
un bandit illustre sont assurés de trouver des adorateurs, convaincus
de leur puissance posthume; une heureuse chance vient-elle attribuer un
miracle à leur intervention la tombe du défunt attire aussitôt des pèlerins,
un sanctuaire s'élève, une secte se l'onde et le mort divinisé est en
passe d'ĂŞtre reconnu identique Ă Shiva ou Vishnou.
Il est naturel de rattacher Ă ce culte des morts toutes les autres formes
de la religion hindoue.
Les
animaux.
L'Inde
a senti avec plus d'intensité que tout le reste de l'humanité le lien
intime qui réunit toutes les créatures et leur étroite solidarité.
C'est encore l'âme vagabonde du mort que l'Hindou
adore dans l'animal, dans l'arbre,
dans la matière inerte. Entre tous les animaux, la vache
et le serpent obtiennent, Ă des titres divers,
le premier rang : la vache nourricière est sainte et sacrée; sa vue est
une bénédiction, son contact purifie, ses excréments lavent toutes les
souillures. Elle est inviolable: un poil de vache avalé par malheur ruine
tout espoir de salut prochain.
Les Sikhs ont
sur ce point dépassé même la commune piété des autres sectes, et n'ont
pas craint de verser le sang humain pour sauver la vie Ă ces animaux divins.
Le serpent doit son prestige Ă des vertus moins bienfaisantes; la peur
l'a sacré dieu. Aussi son culte est partout en honneur; ses sanctuaires
couvrent l'Inde et ses fĂŞtes se renouvellent
fréquemment. Le singe s'est élevé à la dignité
de personnage épique, et l'Inde n'a pas de dieu plus populaire que Hanumam.
Le poisson, la tortue, l'ours
ont eu le privilège glorieux d'incarner un avatar de Vishnou.
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Offrandes
et ex-voto au pied d'un arbre, Ă Kolkata (Inde).
Les
plantes.
Les arbres ne
sont pas seulement une retraite favorite des esprits; ils sont l'objet
d'un culte direct. L'asvattha ou figuier sacré, si étrangement
multiplié par ses rameaux provignés, est souvent décoré du cordon brahmanique;
son feuillage frissonnant parle une langue mystérieuse, et son ombre est
fatale au mensonge. La toulasi (basilic) en dépit de ses proportions
modestes incarne réellement les épouses de Vishnou;
son mariage avec les statues du dieu se célèbre en grande pompe, et ses
feuilles jonchent la couche nocturne de l'idole. Le bilva trifolié
et rafraîchissant est associé au culte de Shiva.
L'herbe kousa, indispensable à la liturgie, assure la pureté rituelle
par son efficacité propre.
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La
déesse Yamuna, personnification de la rivière
du
mĂŞme nom. (Madhya Pradesh, VIIIe s.)
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Martanda,
un aspect de Sûrya, dieu du
Soleil.
(Gahadavala, Rajasthan, XIIe
s). |
Photos
: © Serge Jodra, 2011.
Et
tout le reste...
La pierre même est divinisée : le sâlagrama,
coquillage qui se trouve dans le lit de quelques rivières, est naturellement
consacré par la présence de Vishnou, et le
banalinga par la présence réelle de Shiva. Le
Soleil,
la Lune, les planètes à qui l'astrologie
attribue une si puissante influence sur la vie humaine ont des temples.
Les grands fleuves comme le Gange ,
la Yamuna ,
la Godavari, la Narmada, grâce à la sainteté native de leurs ondes,
assurent la béatitude
suprême au pèlerin qui vient s'y baigner. (Sylvain Lévi). |
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