| L'Inde entière, sans distinctien de caste ou de province, proclame la sainteté incomparable de la Ganga (le nom du fleuve 'Gange est féminin en sanscrit) et l'adore avec une sorte de vénération filiale depuis une longue suite de siècles. La littérature védique, orientée de préférence vers le Penjab, manque de légendes sur la rivale de l'Indus. Mais le Ramayana connaît déjà l'origine céleste du fleuve et célèbre sa descente sur la Terre dans des chapitres souvent cités, souvent imités, débordants d'enthousiasme et de foi. La Ganga, fille d'Himalaya, n'arrosait jadis que le séjour des dieux. En ce temps-là, Sagara, roi d'Ayodhya (Oude), offrit en grande pompe le sacrifice du cheval en vue de s'assurer la souveraineté du monde. Soudain le cheval disparut, entraîné sous la terre par une figure démoniaque. Sagara ordonna à ses 60,000 fils d'ouvrir et d'éventrer le sol à la recherche du ravisseur; à force de creuser, ils atteignirent le monde souterrain et ils y virent le cheval occupé à paître sous la garde du sage Kapila; ils allaient s'en emparer quand un regard du sage irrité les réduisit en cendres. Le fils de leur demi-frère, Ansoumat, resté seul descendant de Sagara, fort embarrassé pour offrir aux mânes de ses oncles les libations funéraires, s'adressa à l'oiseau merveilleux Garouda; il apprit qu'il fallait, pour les purifier, faire descendre sous la terre les eaux de la Ganga. Il pratiqua sans succès de terribles austérités durant des milliers d'années, ainsi que son fils Dilipa. Son petit-fils Bhagiratha fut plus heureux. Ses mortifications touchèrent Brahma, qui consentit à sa prière; mais, pour épargner à la Terre une ruine fatale sous la chute puissante du fleuve, il fallait l'intervention de Shiva. Shiva, concilié à son tour, accepta de subir le premier choc. La Ganga dut obéir à la volonté divine, mais, furieuse de quitter le ciel, elle s'efforça d'écraser sous son poids Shiva. Ce dieu farouche la reçut dans les replis de sa coiffure et ne voulut plus, par vengeance, l'en laisser sortir. Il fallut à Bhagiratha de nouvelles prières pour apaiser ce courroux. La Ganga alors descendit sur la terre, entraînant poissons et monstres aquatiques, sous les regards ébahis des créatures. Elle se divisa alors en sept branches : la Hladini, la Pavani, la Nalini se dirigèrent vers l'Est; la Sita, le Souchaxous, la Sindhou vers l'Ouest; la septième s'attacha fidèlement aux pas de Bhagiratha et prit le nom de Bhagirathi. Les tribulations de la Ganga n'étaient pas finies. Comme Bhagiratha passait près de l'ermite Jahnou, la Bhagirathi bouleversa le sacrifice qu'il offrait. Jahnou, irrité, l'avala tout entière; il consentit enfin sur l'intercession des dieux, à la laisser sortir par son oreille; ce fut alors la Jahnavi. Bhagiratha se dirigea vers l'océan, suivi par son fleuve; au terme de sa course, la Ganga se divisa en milliers de canaux pour couvrir les cendres dispersées des 60,000 défunts ainsi se forma le Delta. Les légendes vishnouites la font sortir de l'ongle du pied droit de Vishnou ; Shiva la reçoit également et la distribue en quatre canaux dirigés vers les quatre points cardinaux : la Sita, l'Alakananda, le Chaxous (ou Vaxous), la Bhadra. Telle est la légende acceptée encore après plus de vingt-cinq siècles. Les eaux saintes de la Ganga guérissent et purifient sur tout leur cours; des miracles ont consacré toute l'étendue de ses rives; leur histoire formerait une mythologie compacte. Mais le privilège d'une vertu plus sacrée et plus efficace encore s'attache à certaines localités : sa sortie de la Bouche de la Vache; le temple voisin de Gangotri (Ganga-avatara); Haridvar, la porte frayée par Hari (Vishnou) pour lui livrer passage dans la plaine; le confluent de la Jumna et aussi de l'invisible Sarasvati, le Prayaga par excellence, saint et sacré entre tous les confluents vénérables, à Allahabad; Bénarès, la ville sainte de toutes les confessions, Rome et Jérusalem de l'extrême Orient, et à l'embouchure, l'île de Sagar. C'est sur ces points qu'à des périodes astronomiques régulières accourent de l'Inde entière, par centaines de milliers, quelquefois par millions, des pèlerins impatients de se plonger dans les eaux purifiantes de la mère Ganga pour arriver au paradis. Des bouteilles, cachetées par les brahmanes des sanctuaires riverains, se vendent dans toute l'Inde, et l'eau répandue devant les statues de Vishnou est recueillie au passage par une foule de dévots. - Cérémonie du Puja à Varanasi : offrande au Gange. Photos : © Serge Jodra, 2011. On rencontre encore assez fréquemment des pèlerins qui ont fait venu de descendre et de remonter le fleuve, de la source à l'embouchure, en lui présentant toujours par respect la droite (pradaxina); les plus fanatiques mesurent à la longueur de leur corps les rivages les plus sacrés. Le voeu commun de tous les Hindous, c'est de mourir en vue de la Ganga ; le moribond fût-il à plusieurs milles de distance, ses parents s'empressent de l'emporter sur une civière jusqu'au bord du fleuve; on y dirige ses derniers regards en même temps qu'on répète à son oreille les mille noms bénis de la Ganga; plus heureux encore et plus assuré du paradis, s'il est incinéré sur ces bords et si ses cendres jetées au courant y laissent jusqu'aux péchés de ses existences antérieures. Les Hindous établis loin de le Ganga se sont consolés de cet exil en supposant, sur la foi de légendes inventées par des brahmanes complaisants, des communications souterraines entre les innombrables cours d'eau qui sillonnent l'Inde et la rivière sacrée. Des prédictions intéressées et de circulation locale annoncent même que la nature sacrée de la Ganga originelle doit déserter le Gange an profit d'un autre fleuve; la Nerbudda (Narmada), au Sud du Vindhya, doit, par exemple, en hériter dans l'année 1894. Mais la masse des fidèles reste attachée à la vieille Ganga, et le cri : Ganga! Ganga! s'élève encore tous les jours de millions de poitrines pour demander la santé sur la Terre ou le salut au ciel. Les Puranas, ces textes sacrés de l'hindouisme, abondent en récits extraordinaires sur la vertu merveilleuse des eaux et du nom de la Ganga. Enoncé par hasard, le nom sauve les pécheurs les plus endurcis; la noyade par simple accident vaut mieux qu'une longue série d'oeuvres pies. Les mourants qui ont trouvé la vie sur ses bords, les malheureux sauvés de ses eaux au moment d'être submergés, forment une catégorie réprouvée d'individus sans caste, exclus de la société; ce sont les refusés de la Ganga. Les vrais dévots se font un devoir d'aider à la mort des récalcitrants en leur remplissant la bouche avec l'eau limoneuse du fleuve. La Ganga est en général représentée avec Shiva, entortillée dans la chevelure du dieu d'où elle s'échappe en cascades. Parfois, on l'associe à ses soeurs de sainteté, la Jumna et la Sarasvati; elle est alors blanche, la marque sectaire des Shivaïtes sur le front à sa droite, la Sarasvati, rouge, un rouleau de papier à la main; à sa gauche, la Jumna bleue, avec une urne d'or. Toutes trois sont montées sur un poisson, qui est d'or, ainsi que le vêtement et l'auréole des trois déesses. (Sylvain Lévi). | |