| Le Râmâyana, c.-à-d. en sanscrit Histoire de Râma, est l'une des deux grandes épopées indiennes. Râma était fils de Daçaratha, roi d'Ayôdhyâ (Oude), sur les rives de la Sarayû, l'un des affluents du Gange : le centre des événements, ou du moins le point de départ et le lieu où ils se terminent, est par conséquent au milieu de la vallée principale de l'Inde, dans un pays où la culture des terre, les arts et métiers, les parties les plus élevées de la science philosophique et théologique, étaient portés à un haut degré de perfection dès l'époque même où fut composé le Râmâyana. Les castes y étaient organisées depuis longtemps; la loi et les pouvoirs publics veillaient à leur conservation. On peut même voir, au premier chant de cette épopée, que Râma y accomplissait une sorte de révolution que la force des choses avait amenée, en confirmant pour toujours entre les mains des Xattryas, c.-à-d. des seigneurs, l'autorité temporelle, dont son antique prédécesseur Paraçu-Râma avait mis une grande partie entre les mains des brahmanes ou prêtres : ceux-ci demeurèrent hiérarchiquement les premiers dans l'ordre spirituel, mais se montrèrent depuis lors constamment soumis au pouvoir d'action de la royauté. Ce fut là une des causes qui rendirent célèbre, dans la poésie et dans l'histoire de l'Inde, le nom de notre Râma, appelé Râma-Chandra pour le distinguer de l'antique brahmane. Les événements racontés sous une forme poétique dans Ie Râmâyana contribuèrent aussi à la gloire de ce personnage : il ne s'agit, en effet, de rien moins que de la conquête des pays du Sud par les Aryas, et de l'extension de l'influence aryenne jusqu'à l'île de Ceylan (Sri Lanka). La période des hymnes du Vêda nous montre les Aryas établis dans les vallées de l'Indus, et touchant déjà à la Yamunâ (Jumna), affluent du Gange; le pays de Hastinâpura (Delhi) est le centre des événements racontés dans le Mahâbhârata; le Râmâyana nous porte encore plus vers l'Orient, de six degrés environ, et au milieu même de la grande vallée du Gange. Là, Râma et ses alliés ont à lutter pendant tout le cours du poème contre des êtres malfaisants nommés Râxasas. Issu de l'antique lignage d'Ixwâku, fils de Manu, Dacaratha régnait dans la Ville d'Ayôdhyâ, et tous ses sujets étaient heureux; les religions étaient respectées, les brahmanes honorés par les trois autres castes. II avait trois femmes légitimes qui lui avaient donné des fils, dont l'aîné était Râma, fils de la première reine Causalyâ. Le roi désira l'associer à l'empire. Mais la seconde épouse Caikêyî, femme jalouse et violente, réclama l'accomplissement d'une promesse que le roi lui avait faite; elle demanda l'exil de Râma, et la consécration royale pour son propre fils Bharata. Fidèle à sa parole, le roi exile son fils aîné, qui partit, accompagné de son jeune frère Laxmana et de sa femme, la belle et vertueuse Sitâ. Tous trois franchirent à pied des forêts impraticables, des fleuves et des lacs, et, sur l'avis du sage Bharadwâja, s'établirent sur le mont Tchitracûta, où ils vécurent dans une agréable cabane, vêtus de peaux de chèvres et d'écorces. Pendant ce temps, Daçaratha mourut, pleurant l'absence de son fils. Poussé au trône par de nombreux brahmanes ayant à leur têtes Vasishtha, Bharata, plein de justice, refusa le pouvoir, et se rendit auprès de Râma : celui-ci, dont l'exil n'était point terminé repoussa à son tour l'offre de son frère, et lui remit les chaussures, symbole de la royauté. Bharata, de retour, établit le siège du royaume à Nandigrâma, attendant la fin de l'exil de son frère aîné. Mais celui-ci, s'éloignant davantage, alla se fixer dans la forêt Dandaka, qu'il délivra du râxasa Virâdha, prit pour sa défense, sur l'avis du sage Agastya, l'arc du dieu Indra avec ses deux carquois inépuisables, et établit sa demeure dans le lieu nommé Pantchavatî. Infesté de râxasas horribles et malfaisants ce pays n'avait d'espoir que dans Râma. Celui-ci, armé de son arc invincible, les détruisit au nombre de quatorze mille. Alors, en apprenant le sort des siens, le célèbre et puissant Râvana, râxasa aux formes changeantes, se rendit, malgré les conseils des siens, à l'ermitage du héros. Là, usant de prestiges, il parvint à égarer Sitâ, s'approcha d'elle, l'enleva et disparut. Bien des événements s'accomplissent avant que Râma ait pu découvrir le lieu où était retenue sa femme; et, de plus, il lui fallait des alliés. D'après l'avis donné par le corps glorieux de Kabandha, tué et brûlé par Râma, celui-ci se rendit auprès d'une sainte femme, çavari; sur la rive de la Pampâ, il rencontra le singe Hanumat, et par son conseil fit la connaissance de Sugrîva, roi des singes. Sugriva va lui raconta son inimitié avec Bâli, autre prince, fit l'épreuve de la force et de l'adresse de Râma, et contracta avec lui une alliance solide. Ils partirent ensemble pour la caverne où se tenait Bâli; Râma le tua dans la bataille, et établit à sa place Sugrîva. Après les quatre mois de la saison des pluies, Sugrîva convoqua tous les Singes, et les envoya dans toute la contrée à la recherche de Sîtâ. Sur l'avis du vautour Sampâta, Hanumat traversa la mer; arrivé dans l'île de Lancâ (Ceylan), il vit Sîtà pensive, assise dans les jardins de Râvana, lui montra son signe de reconnaissance, lui fit savoir ce qui était arrivé, reçut d'elle un signe à son tour, et attaqua ceux,qui dans l'île, soutenaient l'autorité du grand râxasa. Après avoir tué cinq conseillers et cinq chefs d'armée et atteint même le jeune prince Axa, il fut pris; mais s'étant dégagé de ses liens, il mit le feu à la ville de Lancâ, revit la belle Sîtâ, et, l'ayant consolée, s'en retourna vers son époux, auquel il raconta ce qui s'était passé. Accompagné de Sugrîva et de la troupe innombrable des singes, Rama descendit vers le Sud, et gagna le rivage de la mer. Là il lança dans l'Océan une de ses flèches divines; l'Océan se fit voir à lui, et lui ordonna de construire le pont Nala entre la grande île et le rivage. La foule des Singes participèrent à cette grande construction. Par là, le héros d'Ayodhyâ marcha vers la ville ennemie, tua le prince des Râxasas, et, dans la ville même, sacra roi Vibhîshana, soutenu par un parti contraire. Joyeux d'une si grande action, les dieux, Indra à leur tête, rendirent honneur au fils de Daçaratha. Mais, dans la trouble de la victoire, Râma fit à sa femme un reproche qu'elle ne put supporter; Sîtâ, affligée, se jeta dans les flammes. Aussitôt une brise s'éleva, une voix incorporelle se fit entendre, les cymbales des dieux retentirent, une pluie de fleurs tomba : Sîtâ, que le feu épargnait, retourna avec son époux bienheureux. Montés sur un char paré de fleurs, ils se rendirent à Nandigrâma. Le temps de l'exil étant terminé, Râma coupa sa chevelure de pénitent; réuni à ses frères et à sa femme, il reprit la royauté des mains de Bharata qui l'attendait, et gouverna dans Ayôdhyâ ses peuples heureux. Tels sont les événements qui, se déroulent dans le Ramayana. Ce poème est l'oeuvre d'un seul homme, Valmîki, dont la personnalité n'a été contestée ni chez les Indiens, ni par la critique européenne; il y a unité dans le sujet et la suite des événements, égalité dans la poésie, unité de style et de langage, accord dans les traditions, symétrie dans la composition et dans la disposition des parties. On constate dans le Râmâyana un art inconnu aux auteurs du Mahâbhârata. L'étendue de l'ouvrage ajoute aussi quelque chose au mérite poétique de Vâlmîki : car il ne renferme pas moins de 118 000 vers; et néanmoins, dans une action simple et qui ne languit pas, se trouvent rassemblés un nombre surprenant de faits, de mythes, de traditions, de tableaux de la nature, et de scènes humaines ou fantastiques de l'intérêt le plus varié. Plusieurs caractères distinguent éminemment le Râmâyana. D'abord les descriptions des lieux et des grands phénomènes de la nature y offrent une ampleur et un éclat incomparables; il n'existe rien de semblable dans toute la poésie grecque; telle est, par exemple, la descente du Gange, au premier livre. Ensuite les scènes touchantes, les sentiments tendres du coeur humain sont rendus avec un naturel et une expression pénétrante que les modernes n'ont point dépassés, ni peut-être atteints : la scène entre Râma et Sîtâ, lorsqu'ils vont partir pour l'exil, nous semble laisser derrière elle, par le sentiment et l'élévation morale, les adieux d'Hector et d'Andromaque, dans l'Iliade; citons encore l'épisode si touchant de la mort de Yajnadatta, au IIe livre. Une valeur symbolique paraît avoir été donnée par l'auteur aux personnages et aux événements de sa poésie. Sans compter, en effet, les récits de faits purement mythologiques, l'apparition d'êtres divins et la production de phénomènes surnaturels dont le poème est comme parsemé, le héros principal, Râma, est lui-même une incarnation de Vishnu, laquelle occupe une place considérable parmi celles de ce dieu que l'Inde reconnaît. Sîta est un mot qui signifie le sillon du labour. Les Râxasas sont, dans la mythologie, des forces hostiles de la nature, qui se présentent sous mille formes, et luttent partout contre les Aryas. Il serait possible enfin d'identifier, malgré la tradition, Râma, fils de Daçaratha, avec Bala-Râma, le porte-charrue, et de ne voir dans tout le poème qu'un récit d'événements symboliques où serait repré sentée la propagation de la culture aryenne vers le Sud de l'Hindoustan. Telle était la tendance de l'école orientaliste allemande au XIXe siècle. Nous ne nions pas que cette interprétation ait quelque vraisemblance; mais nous croyons que le poème de Vâlmîki a une tout autre portée, et que, si la culture de la terre est pour quelque chose dans sa valeur symbolique, il renferme aussi le souvenir d'un des grands événements de l'histoire d'Orient, l'extension de la puissance aryenne jusqu'à Ceylan, la mer franchie, la religion védique portée chez des peuples qui, par elle, furent en partie transformés; de sorte que Râma, à l'arc divin, n'est pas seulement un agriculteur, mais un des grands propagateurs de la civilisation. Par le fait nous voyons, dans la suite de la littérature sanscrite, les Aryas établis jusqu'au bas du Gange, aussi bien que sur les rivages et dans les îles, leur langue se propager dans les diverses contrées du sud, et, bientôt, les populations prêtes à recevoir et à comprendre l'enseignement des missionnaires bouddhiques. Quant au rôle supérieur de Râma, comme incarnation de Vishnu, nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire d'y voir une influence postérieure et de regarder comme des interpolations tous les vers ou fragments de vers qui le désignent de la sorte : car, dès les temps du Vêda, Vishnu tend à devenir la personne divine qui se manifeste dans les intelligences supérieures, primitivement issues d'Agni. Et, si l'on tient compte de la distance qui sépare les hymnes du Râmâyana, tel a pu être le rôle de Vishnu dans la doctrine religieuse au temps de Vâlmîki, avant que l'adoration exclusive de ce dieu eût engendré la secte des Vishnuvites. Le caractère moral des personnages est ici fortement accusé. Envisagés simplement comme des êtres humains, Râma, Sîtâ, Laxmana, Bharata, ont leur nature propre et celle qui convient expressément à leur rôle. La vertu sublime et inspirée; cette force d'âme qui rendra l'homme juste, véridique, fidèle, constant, pur dans ses moeurs, attentif au bien de tous; ce sentiment réfléchi du devoir qui fait une âme courageuse et sereine, grande et douce à la fois; voilà, avec la beauté physique qui en est le reflet, ce qui met Râma au-dessus de tous les hommes et l'égale aux dieux. Sîtâ ne lui est point inférieure : la piété pour les dieux, l'admiration soumise pour son époux, le dévouement sans bornes, cette entière abnégation qui rend courageuse et dure pour elle-même une jeune femme accoutumée au luxe de la cour, un amour passionné et une pureté inviolable, voilà la belle et douce Sîtâ. Laxmana et Bharata ont aussi le caractère de leur rôle : l'un, fort, mais soumis, comme un jeune frère à son aîné, dévoué à Râma et à sa belle-soeur, les servant dans leur exil et dans les batailles; l'autre, sachant son devoir et la limite de ses droits, cédant avec plaisir un pouvoir dont il s'est chargé sans le désirer, parce que ce pouvoir ne lui appartient pas et qu'il n'en a que le dépôt. A ces caractères si grands et si touchants, le poète oppose, dans l'action, Râvana, l'ennemi du héros et en qui sont réunis les vices opposés à ses vertus, les rivalités et les trahisons de Vibhîshana et des autres Râxasas, et, dans un monde intermédiaire, l'agilité, la force et la ruse, tantôt violentes, tantôt bienfaisantes, de Sugriva, de Hanumat et des singes, leurs sujets. Les Indiens ont rangé le Râmâyana dans Ie genre littéraire qu'ils nomment kâvyas, c.-à-d. poèmes épiques, entendant par ce mot que chacun de ces poèmes forme une unité et est l'ouvrage d'un seul homme. Les épopées de cette espèce étaient assez nombreuses : parmi celles qui nous restent, outre le Râmâyana, il faut compter le Baghuvança ou histoire de la descendance de Baghu et particulièrement de Râma, et le Kumârasambhava, qui portent tous deux le nom de Kâlidâsa. Si ces deux poèmes sont bien réellement de cet auteur, et si Kâlidâsa vivait à l'époque de Vikramâditya ou de l'empereur Auguste, ils sont notablement postérieurs au Râmâyana : c'est, du reste, ce qui est indiqué par la composition très savante et par la langue très étudiée de ces deux kâvyas. La langue de Vâlmîki, au contraire, bien que précise et élégante, est simple et dépourvue de subtilité et de recherche. Les formes grammaticales des mots et les tournures des phrases sont également, dans notre épopée, d'une époque évidemment plus ancienne. Les poètes indiens des temps postérieurs ont professé pour le style, l'art et l'influence morale de l'oeuvre de Vâlmîki une admiration presque sans bornes. Le Râmâyana a été regardé par eux et a été, en effet, la souche d'où sont sorties un grand nombre de compositions poétiques de toute longueur et de tout genre. On doit opposer, comme l'ont fait les critiques indiens, le Râmâyana au Mahâbhârata d'un côté, et, de l'autre, à la classe de poèmes nommés Purânas. Le Mahâbhârata est un ensemble de morceaux épiques plus ou, moins anciens, ajoutés, à diverses époques, à un fond primitif : ce fond et la plupart de ces morceaux étaient connus sous le nom d'Itihâsas (= légendes). Leur réunion fut l'oeuvre de Vyàsa, selon la tradition; mais, outre que l'on cite plusieurs Vyàsa, ce nom ne signifie pas autre chose ici que compilateur. Si l'on rend, autant que possible, à chaque époque historique les morceaux qui lui reviennent, on trouve un poème initial d'environ 12 ou 15 000 distiques, ne renfermant que des récits de batailles dans un style fort antique, et qui se rapportent à la grande guerre des Kurus à Hastinâpura (Delhi). C'est à la période, probablement assez longue comprise entre la fin des hymnes védiques et l'époque des Kâvyas que se rapporterait la composition des Itihâsas. Vinrent ensuite les Kâvyas, qui sont aussi des épopées, mais d'une nature toute différente, puisqu'ils sont l'oeuvre d'un seul homme, n'ont reçu dans la suite que de petites interpolations le plus souvent aisées à reconnaître, et se distinguent par l'unité de l'action, la vérité et la suite dans le développement des caractères, et un art de composer et d'écrire porté à une haute perfection. Jusqu'où s'étend cette période des poèmes épiques? C'est ce qu'il est difficile d'apprécier, puisque nous voyons le Raghuvança et le Kumârasambhava indiqués comme appartenant au commencement de l'ère chrétienne et se rapprochant peut-être même plus encore de nos jours. Quoi qu'il en soit, la période moderne des compositions épiques est caractérisée par les Puranas, ouvrages où sont réunis, comme dans le Mahâbhârata, des traditions et des morceaux empruntés aux siècles antérieurs et même aux Vêdas, mais qui sont presque entièrement théologiques. Quoique attribués à des auteurs particuliers, et dont la réalité n'est pas plus douteuse que celle de Vâlmîki, ils n'offrent aucune unité d'action, ne répondent à aucune époque historique déterminée, mêlent les faits, les hommes, les doctrines, les langages, et ne semblent permettre au critique de laisser à leurs auteurs qu'une très petite portion de leur immense étendue. Ces répertoires archéologiques sont d'un âge évidemment mo derne, et ne remontent pas aux temps où les vraies compositions littéraires se sont produites dans l'Inde. De plus, les auteurs des purânas et ceux des kâvyas n'appartiennent pas à la même caste. Les premiers sont des Sûtas (écuyers), hommes qui ne faisaient qu'à moitié partie de la caste brahmanique, et qui étaient au service des Xattriyas ou seigneurs. Ils ne possédaient donc qu'une portion de la science sacrée, et n'avaient pas sur elle un droit complet d'interprétation ni même d'exposition; leur rôle était surtout de recueillir les traditions et d'en former des volumes pour l'instruction des jeunes princes et des femmes. Le Râmâyana est, au contraire, l'oeuvre d'un pur brahmane, que la tradition nous représente comme un saint pénitent, vivant au désert, et ayant des relations directes avec Brahmâ lui-même, qui lui apparut et lui fit connaître Râma. II en résulte que son poème peut développer avec une entière liberté d'esprit non seulement les doctrines religieuses et leur fond métaphysique, mais encore les lois, les devoirs des hommes, des castes, des rois même, et donner à chacun des leçons pleines d'autorité pour la conduite de la vie. La tradition non plus n'enchaîne pas l'auteur; ne voyant dans plusieurs personnages de l'antiquité indienne que des figures symboliques propres à représenter les idées et les événements qui se développaient de leur temps, il les rapproche sans scrupule. Ainsi, il est hors de doute que les deux Râma ont vécu à deux époques fort éloignées l'une de l'autre, puisque celui de Vâlmîki régnait sur la Sarayû et le Gange; que l'autre est d'un temps où les Aryas dépassaient à peine la Sarasvati vers l'Orient, et qu'enfin toute la période des événements racontés dans le Mahâbhârata les sépare. Cependant le poète fait converser ensemble les deux Râma. Ce merveilleux poétique, que les Indiens emploient plus encore que les Grecs, autorisait Vâlmîki à dépasser même cette limite car il fait paraître et agir dans son poème, à côté de Râma et avec, lui, des personnages qui appartiennent au Véda lui-même, qui ont écrit des hymnes védiques dont l'authenticité n'est point, douteuse, et qui sont antérieurs à l'antique Paraçu-Râma. Tels sont Viçwâmitra, Vasishtha, Bharadwâja, et Atri. Cette liberté extrême prise par le poète de rapprocher, ainsi sur une même scène des personnages d'époques si différentes prouve deux choses : c'est que Vâlmîki ne vivait pas au temps de Râma, mais beaucoup après; de sorte que Vâlmîki n'a pas lu son poème en présence du héros, comme le disent les brâhmanes; et, secondement, que les temps des poètes védiques ci-dessus nommés étaient passés depuis assez longtemps pour que leurs figures fussent devenues en quelque sorte idéales, et pareilles à celles des dieux qui échappent au temps. Or, si l'on ne peut guère fixer la limite de la période védique plus près de nous que l'année 1500 ou 1600 av. J.- C., on ne peut pas non plus la reculer indéfiniment dans le passé. Si la période comprise entre les deux Râma comprend plusieurs siècles, et qu'un assez longtemps se soit encore écoulé entre notre Râma et son chantre Vâlmîki, on voit que l'époque de ce dernier ne saurait guère être antérieure à colle d'Homère. D'un autre côté, l'on ne peut guère admettre que le Râmâyana soit postérieur à l'apparition du bouddhisme. La période des Kâvyas, ou du Râmâyana, serait ainsi comprise entre le milieu du VIIe siècle et le commencement du IXe. Les Itihâsas ont certainement précédé les Kâvyas; le Mahâbhârata primitif se trouve ainsi placé entre le Râmâyana et la guerre des Kurus, qui elle-même a suivi l'établissement des Aryas védiques dans les hautes vallées du Gange et de la Yamunâ. Cette guerre serait ainsi reportée à une date un peu antérieure à la guerre de Troie. Si le fond premier du Mahâbhârata est antérieur au Râmâyana, il n'en est pas de même de ses additions postérieures : une foule d'épisodes, des fragments très longs de morale et de législation, les expositions de doctrine, et enfin de véritables poèmes philosophiques, tels que le Bhagavad-Gîta, sont ou postérieurs au Râmâyana, ou même postérieurs au bouddhisme. Il faudra donc démembrer ce grand Itihàsa et en rendre les diverses parties aux siècles auxquels elles appartiennent. Un tel travail ne sera pas à faire pour le poème de Vâlmîki, du moins à peu d'exceptions près, car il est presque tout entier l'oeuvre de son auteur désigné. D'après la tradition exprimée en tête du poème, le Râmâyana a d'abord été composé et enseigné verbalement par Vâlmîki à ses disciples. Malgré ce que cette tradition peut avoir de surprenant pour un poème d'une telle étendue, elle semble confirmée par ce fait qu'il existe dans l'Inde plusieurs recensions du Râmayâna. Ces recensions, faites en divers lieux et indépendamment les unes des autres, s'accordent entre elles quant aux événements, aux rôles et aux caractères des personnages. Mais elles suivent un arrangement différent; elles présentent, de plus, des divergences considérables dans les expressions. On en pourrait donc conclure avec vraisemblance qu'en effet le poème n'a été fixé par l'écriture qu'un temps plus ou moins long après sa composition, et qu'il avait auparavant circulé de bouche en bouche dans une grande partie de l'Inde. On sera moins surpris de ces faits si I'on observe que l'enseignement oral et la récitation étaient le principal exercice des Brahmanes, et que les maîtres exerçaient les novices à retenir ainsi par coeur la Sainte Écriture tout entière, et cela depuis l'époque où les hymnes avaient été composés. Le nom de kâvya, donné dans l'Inde à ce genre de poèmes épiques dérive du mot kavi, qui veut dire poète, et qui désigne toujours une personne réelle et non un être collectif tel que Vyàsa. Lorsque la littérature des kâvyas florissait, elle fut transportée par l'émigration indienne dans l'île de Bali, voisine de Java, et traduite en une langue qui porte le nom de kavi. Nous trouvons aujourd'hui dans ce pays des oeuvres indiennes considérables, traduites du sanscrit en cette langue : tels sont le Raghuvança et le Kumâra-Sambhava, ainsi qu'une partie du Mahâbhârata lui-même. C'est un pays et une mine qui n'ont pas encore été suffisamment explorés. Le Râmâyana tient dans la littérature indienne une place très considérable; il est estimé presque à l'égal des livres saints, à cause des doctrines et des exemples qu'il propose; il est un objet d'études spéciales pour ceux qui apprennent la langue, la prosodie, l'art de la composition littéraire. Pour nous aussi, il est un des monuments les plus importants de la langue sanscrite. (Emile Burnouf, 1877). Attention : ce texte n'a pas été actualisé.
| En bibliothèque- La seule édition complète que nous possédions du Râmâyana est celle de Gorresio (Paris, 1843 et suiv.), où le texte comprend 5 volumes: elle reproduit, sous le nom de Gaudana, la récession du Bengale. Les éditions antérieures de Carey (Sérampore, 1806-1810), et de Schlegel (avec traduction latine, 1829-38), offrent d'autres recensions, ainsi, dit-on, que les manuscrits de Berlin. Outre les éditions déjà mentionnées du Râmâyana, et une traduction française par M. H. Fauche, nous en possédons un épisode, le Yajnadattabata, traduit par Chézy, 1827, in-4°, et qui se trouve aussi dans les Fleurs de l'Inde, Nancy, 1857; le texte avec traduction a été publié par Chézy et H. Burnouf, 1826. Le Raghuvança a paru avec une traduction en prose anglaise à Calcutta, 1832; Stenzler l'a donné avec une traduction latine, Londres, 1832 et Galanos avec une traduction grecque, Athènes, 1850. On doit aussi à Stenzler le Kumâra-Sambhava, texte et traduct. latine, Berlin, 1838. | | |