| L'Inde n'a vu le bouddhisme que pendant un court espace de temps, eu égard à la longue durée de son histoire; elle est, avant tout, le pays du Brahmanisme, religion et institution sociale qui ont résisté aux invasions successives des Mongols, des Arabes et des peuples occidentaux. Ce n'est pas dans le Véda, ni même dans ses appendices, qu'on doit chercher les éléments de cette doctrine; car le Véda lui est antérieur, et la plupart des développements et des commentaires qui s'y rattachent sont des conceptions individuelles et non des livres en quelque façon canoniques. Trois écrits surtout contiennent le Brahmanisme orthodoxe : les Lois de Manu, le Râmayâna et le Mahâbhârata, le premier sous la forme d'un code, les deux autres dans de grandes actions épiques. Mais le Brahmanisme n'a cessé dans aucun temps de se fonder sur l'autorité du Véda, qui est le livre révélé, la sainte écriture des Indiens; la plupart des hymnes du Rig-véda sont antérieurs à la création du Brahmanisme, mais contiennent en germe presque toute sa doctrine religieuse et une partie de ses institutions sociales; ces hymnes, composés soit dans l'ancienne Arye d'où la culture brahmanique est originaire, soit dans les contrées où elle a séjourné avant d'arriver dans l'Inde gangétique, soit enfin dans les régions, élevées de l'indus et du Gange, témoignent d'une civilisation presque patriarcale et d'une religion qui cherche sa voie. Nous allons donc exposer le Brahmanisme tel qu'il fut en général dans l'Inde gangétique après son établissement définitif dans cette contrée et avant qu'il eût subi des influences étrangères. La religion des Brahmanes est panthéiste dans sa doctrine abstraite, polythéiste dans son culte, spiritualiste dans sa morale. L'union du panthéisme avec un culte et des tendances polythéistes a pour effet le symbolisme, qui caractérise cette religion et la rapproche de celle des anciens Grecs. Trois conceptions surtout en forment l'essence, celles de Brahme, de l'âme du monde, et de la hiérarchie des êtres. Au-dessus de tout être individuel, on voit apparaître, sur la fin de la période védique, et se dégager par degrés de toute forme humaine, l'être absolu et invariable, dépourvu de tout attribut spécial, de tout caractère de personnalité; son nom est neutre comme lui-même; il ne fait aucune action déterminée, il n'entre dans aucune relation avec les êtres individuels; non seulement il diffère d'eux absolument, mais il leur est infiniment supérieur. Telle est, en effet, la nature du panthéisme; sans admettre la doctrine occidentale et sémitique de la création, il conserve entre l'Être absolu et les autres êtres une distance infranchissable. Dire que dans le Brahmanisme tout est Dieu, c'est confondre cette religion, pleine de grandeur et profondément conçue, avec les cultes fétichistes des sauvages. La substance infinie, qui est Brahme, a au-dessous d'elle les grands dieux, dont le plus élevé, Brahmâ (nom masculin), est appelé partout le grand créateur des mondes. Comment ce premier principe actif et masculin a-t-il pu sortir de la substance infinie de Brahme? Les Indiens ont conçu, pour répondre à cette question, Mayâ, dont le nom signifie magie, illusion, et dont la signification métaphysique est celle de matière, c.-à-d. de mesure, de limite, de temps et d'espace. Mayâ n'est un personnage que dans un sens mystérieux et symbolique; car, en elle-même, elle n'est absolument rien, et répond à ce que Platon appelle le topos, la mère universelle, la pure possibilité du plus et du moins. Brahmâ n'est donc pas éternel comme Brahme; il existe dans la durée infinie, mais divisible, du temps : les Lois de Manu donnent, pour fixer le dogme aux yeux de la multitude, la longueur du jour de Brahmâ et de ses subdivisions. L'âme du monde, Paramâtmâ, est, pour l'univers, le principe un et unique de la vie, issu de Brahmâ; prise dans son unité, elle n'a pas conscience d'elle-même et ne forme pas une divinité; mais c'est d'elle que, par le principe intellectuel Manas (qui est en grec menos, et mens en latin), unit dans les êtres intelligents de tout ordre le moi, Ahamkâra. L'intelligence est donc la cause de l'individualité et de la personnalité des êtres; et comme Ie Manas procède de l'âme du monde, dont il est une forme déterminée, et que l'âme elle-même tire son origine de Brahmâ, on voit que tous les êtres ont leur source dans ce grand créateur, et qu'ils s'en éloignent d'autant moins que, chez eux, le principe intellectuel, la raison est plus développée et mieux dirigée. On conçoit aisément que ces principes métaphysiques aient conduit les brahmanes à leur grande théorie de la hiérarchie des êtres. En effet, la dignité de chacun d'eux s'accroît ou diminue avec leur intelligence, et c'est par la prédominance de la raison qu'ils peuvent se rapprocher de leur origine, qui est Brahmâ. Tout ce qui fait obstacle à l'intelligence, tout ce qui la trouble ou l'amoindrit, tend à les en éloigner et à les faire descendre dans cette hiérarchie où ils sont classés par leur nature. Or, c'est par l'intelligence que les êtres qui en sont doués s'élèvent vers le Créateur et s'unissent à lui mentalement; par la passion ils sont entraînés vers les objets matériels, dont la magie les enveloppe d'illusions et les plonge enfin dans les ténèbres de l'ignorance; ces objets, dépourvus d'intelligence et de la conscience d'eux-mêmes, occupent donc le bas de cette échelle des êtres dont le Seigneur de l'Univers occupe le sommet. Sur les degrés intermédiaires sont rangés tous les êtres, suivant l'ordre que leur dignité intellectuelle leur assigne : les dêvas ou dieux sont placés au-dessous de l'être suprême, non pas tous au même degré, mais sur des rangs plus ou moins élevés, comme les dieux du polythéisme grec, toutefois avec plus de régularité et suivant un système mieux conçu et plus complet. Nous ne pouvons donner ici ni la liste ni les noms de ces conceptions mythologiques de l'Inde; disons seulement que la Trimoûrti ou Trinité indienne, composée de Brahmâ, Vishnu, et Çiva n'a fait partie de la doctrine brahmanique que du jour où le culte de ces deux dernières divinités a pu rivaliser d'importance avec le culte de Brahmâ; dès lors les théosophistes de l'Inde ont dû préciser le rôle de chacune de ces trois personnes divines, et c'est d'après ces théories que l'on attribue généralement en Europe à Brahmâ de créer les mondes, à Vishnu de les ordonner, à çiva de les détruire et de les régénérer, idées beaucoup trop absolues et presque erronées, par lesquelles il serait impossible d'expliquer la plupart des actions de ces trois dieux. De tous les êtres idéaux dont se compose le panthéon brahmanique, les divinités supérieures, en raison même de l'étendue de leur action, sont celles dont le rôle est le moins nettement défini; tandis qu'il en est autrement des déités inférieures, telles que Indra, Kuvêra, les Gandharvas, et beaucoup d'autres génies compris dans la hiérarchie céleste. Quoi qu'il en soit, ce qui domine dans toutes ces conceptions, c'est un symbolisme analogue à celui des Grecs, mais le plus souvent beaucoup plus clair et plus instructif: les forces de la nature, qui sont comme les grandes manifestations de l'âme du monde, se reconnaissent à travers ces symboles, et les remplissent d'une poésie plus vivante et plus frappante. que celle de la mythologie gréco-romaine. Les hommes, compris, comme tous les autres, dans la hiérarchie des êtres, sont loin d'en occuper le plus bas échelon; mais, si, au-dessous d'eux, les bêtes, réelles ou imaginaires, ont souvent des forces physiques supérieures à celles de l'homme, celui-ci, par son intelligence, se trouve bien au-dessus des Nâgas eux-mêmes et des Râxasas aux formes changeantes. De plus, étant capable de concevoir le bien et la vérité suprême qui réside dans Brahmâ, il peut, par sa vertu et sa science, s'élever au rang des dieux, marcher l'égal d'Indra, et, à sa mort, se résoudre dans le moi immense de Brahmâ. Le culte est pour l'homme un moyen pratique de parvenir à ce but suprême; la vertu du culte, en effet; comme on le voit dans les lois de Manu, dans la Bhagavad-gitâ et dans maint endroit des épopées, est de purifier l'âme de ses souillures, de la tourner vers la vérité suprême, et de la dégager des entraves du corps. Le sacrifice primitif, ou du moins le sacrifice le plus méritoire, c'est l'antique açvamêdha, le sacrifice du cheval, non à cause de l'immolation de ce quadrupède, mais parce que cette grande cérémonie était accompagnée de telles difficultés, exigeait de tels efforts, une telle abnégation, qu'elle mettait la piété à la plus rude épreuve que la religion pût lui imposer. Mais le culte ordinaire avait pour éléments la prière chantée par les prêtres officiants et par la famille assemblée, le feu allumé par le frottement de l'aranî et alimenté de beurre clarifié nommé havis, enfin le sôma, liqueur du sacrifice extraite, a-t-on dit parfois, de l'asclépias acide. Ce sacrifice s'offrait trois fois chaque jour, au lever, au midi et au coucher du Soleil; il se célébrait en plein air, au milieu des membres de la famille réunis; et, dans les anciens temps du brahmanisme, le père de famille était en même temps le prêtre accomplissant la cérémonie et le poète composant et chantant l'hymne sacré. Dans la suite les brahmanes furent seuls chargés de tout ce qui concernait le culte extérieur; les avantages qu'ils en retiraient les portèrent à exagérer l'importance morale des pratiques du culte, tendance contre laquelle réagirent les plus grands esprits, comme on le voit dans la Bhagavad-gitâ. La morale brahmanique est d'une grande élévation et d'une pureté singulière, conséquence ordinaire du panthéisme. On conçoit, en effet, que l'antagonisme établi par cette doctrine entre l'esprit et la matière tourne les efforts de l'homme vers ce type et cette source de la vérité et du bien, qui est Brahmâ. Aussi les doctrines orthodoxes de l'Inde ne diffèrent-elles en matière de morale que par la sévérité plus ou moins rigoureuse de leurs préceptes. Cette sévérité s'est montrée dès les premiers temps du brahmanisme, et a engendré cet ascétisme si célébré dans les épopées : les austérités que les sages s'imposent pour dompter leurs sens, ont, aux yeux des Indiens, une sorte de puissance surnaturelle, qui va jusqu'à commander aux éléments, dominer les forces de la nature, ou, ce qui revient au même, triompher des dieux. Il ne faut pas croire que cet ascétisme est le produit d'une puérile exaltation religieuse : il a presque toujours un but déterminé, souvent purement temporel; mais il est toujours fondé sur cette idée, admise aussi par le bouddhisme, qu'à une grande science jointe à une vertu supérieure est attachée une sorte de puissance surnaturelle. Quant à la vie ordinaire des hommes non retirés au désert, elle est réglée par des préceptes où dominent sans contredit la pureté, la patience et la douceur : ce sont là les plus grandes vertus des héros épiques de l'Inde donnés comme modèles aux humains; c'est aussi le sens de la législation morale de Manu. Brahmâ est le terme final où doivent tendre les actions des hommes. Le ciel d'Indra, le paradis, est la récompense d'une piété vulgaire et facile; car l'on revient du ciel, le temps ayant la vertu d'épuiser l'effet des bonnes oeuvres comme des mauvaises : ce ciel et cet enfer temporaires sont suivis d'une renaissance et d'une vie nouvelle, où, dans des conditions différentes, la loi reste toujours la même. A la fin des temps, le monde entier, ayant accompli sa révolution, retourne à Brahmâ, qui le crée de nouveau et pour une autre période également limitée. Telle est la loi des créations successives, dont la transmigration ou métempsycose n'est qu'une conséquence particulière. Mais celui qui, par sa science et ses austérités, a su dès cette vie s'identifier mentalement avec Brahmâ, celui-là, dégagé pour jamais de sa Mayâ, se résout dans le sein de l'être suprême, d'où il ne revient plus. Nous avons dit que le brahmanisme ne fut pas apporté dans l'Inde tout formé, mais qu'il y prit sa forme arrêtée et y reçut ses développements. Les Aryas, venus de l'Asie centrale par le Kandahar et Attok, trouvèrent l'Inde déjà peuplée depuis longtemps par des peuples non encore confondus et dont les descendants occupent aujourd'hui la partie méridionale de la presqu'île. Il y instaurèrent le régime des castes. Ainsi se forma la division primitive de toute la population en quatre grandes sections : les Brahmanes ou prêtres, chargés de la célébration du culte, de la garde des saintes Écritures, et de l'interprétation de la loi; les Xatiyas, caste royale et guerrière; les Viças ou Vêcyas, formant la masse du peuple, et comprenant les cultivateurs, les marchands, et tous ceux qui faisaient librement quelque travail manuel ou le dirigeaient; enfin les çoûdras, domestiques ni manoeuvres, artisans de toute sorte, dont la destinée était de servir sous un maître. En principe, le mariage fut interdit d'une caste à l'autre, et une union de cette sorte fut déclarée illégitime et souillée par le péché. Mais ces unions eurent souvent lieu néanmoins, et un bien petit nombre de familles brahmaniques sont demeurées jusqu'à nos jours pures de tout mélange. Quand on étudie la loi brahmanique dans les écrits de toute nature composés dans l'Inde antérieurement au bouddhisme ou après l'expulsion de cette réforme, on ne sait véritablement si cette loi a été conçue en vue de la conservation des castes, ou si l'établissement des castes a été fait pour aider à la conservation de la loi, tant est fortement combiné le système théologico-politique du brahmanisme. II nous reste à dire quelques mots des développements ultérieurs du brahmanisme dans l'Inde. Déjà dans l'antiquité cette religion, en attribuant à certains lieux, à certains objets naturels, comme le Gange, l'Himavat, le Prayâga, une sorte de vertu purificatrice, avait donné une tendance superstitieuse à son culte; les grands développements reçus par le panthéon brahmanique, la multiplicité de ses dêvas, la précision même de leurs attributs et de leur signification symbolique, contribuèrent à faire oublier la divinité suprême et unique, si puissamment conçue dans les premiers temps. Le culte se subdivisa; des personnages divins d'un rang inférieur à Brahmâ devinrent ses égaux, aux yeux mêmes de quelques sages brahmanes; le peuple offrit le sacrifice à des déités pour lesquelles il n'était pas fait, ou qui du moins n'étaient que les ministres du Dieu suprême. Bien plus, des dieux presque étrangers au brahmanisme, tels que Krishna et son cortège, y prirent une large place, et y introduisirent des cérémonies contraires à son antique spiritualisme. Cette ancienne et noble religion, telle qu'elle est rendue dans l'épopée de Vâlmîki, n'est plus aujourd'hui; le prêtre est devenu semblable au peuple, et superstitieux comme lui; le polythéisme règne universellement dans l'Inde, et encore, un polythéisme de çoûdras. Quelques familles brahmaniques dans Bénarès et au centre de la vallée du Gange conservent seules le dépôt des antiques traditions, et pratiquent en esprit la loi de Manu. (Em. B., 1877). Attention : texte non actualisé.
| En bibliothèque - Lois de Manou, trad. par Loiseleur-Deslongchamps, in-8°. - Essai sur la philosophie des Indous, par Colebrooke, trad. de Pauthier, in-8°, 1833. - Bhâgavata-Pourana, trad. d'Eug. Burnouf, in-4°. - Bhâgavad-gîtâ, de Schlegel et Lassen, in-8°. - Hîtôpadêsa, par les mêmes, 4 vol. in-4°. - Râmayana, trad. de Gorresio. - Nala, trad. d'Em. Burnouf, Nancy, in-8°. | | |