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La langue swahilie
et la littérature swahilie
Le swahili ou kiswahili est une langue bantoue, ou plus précisément un continuum linguistique comprenant plusieurs variétés régionales et historiques, pratiquées principalement en Afrique de l'Est, et qui constituent l'un des parlers les plus répandus du continent africain. 
La variété considérée comme référence linguistique et base de la langue standard est le kiunguja, parlé à Zanzibar, qui a servi de modèle lors de la standardisation entreprise au XXe siècle. D'autres parlers côtiers, comme le kimvita (Mombasa) ou le kiamũ (Lamu), sont également reconnus comme variétés anciennes et prestigieuses du swahili. Ces dialectes se distinguent par certaines spécificités phonologiques, lexicales ou morphosyntaxiques, tout en restant largement intercompréhensibles. Le continuum swahili inclut également des variétés moins centrales classées comme langues proches plutôt que comme simples dialectes. Parmi elles, on peut citer le comorien (shingazidja, shimwali, shimaore, shindzuani), parfois considéré comme un ensemble distinct mais étroitement apparenté, ainsi que des parlers côtiers du Kenya et de Tanzanie comme le kivumba, le kingare ou le kibajuni. Certains linguistes distinguent ainsi un noyau swahili strictement défini autour du trio kiunguja-kimvita-kiamũ, et une périphérie comprenant d'autres langues bantoues fortement influencées par le même substrat historique.
Le swahili, considéré avec toutes ses variétés, est langue maternelle pour environ 15 à 20 millions de personnes, mais son nombre de locuteurs totaux,  en comptant ceux qui la pratiquent comme seconde langue, dépasse les 200 millions, ce qui en fait un vecteur de communication essentiel dans plusieurs pays d'Afrique orientale et centrale. Elle est langue officielle en Tanzanie, au Kenya, en Ouganda, au Rwanda, au Burundi, en République démocratique du Congo (RDC), aux Comores, et plus récemment en République centrafricaine et en Zambie pour des usages administratifs ou éducatifs limités. En 2022, l'Unesco a proclamé le 7 juillet Journée mondiale du swahili, soulignant son importance culturelle, historique et diplomatique. 

Le swahili trouve ses racines dans la région côtière actuelle du Kenya et de la Tanzanie, où se sont développés, dès le premier millénaire, des cités-États marchandes islamisées comme Kilwa, Mombasa, Lamu ou Zanzibar. Ce cadre historique a profondément marqué la langue : bien qu'appartenant à la branche bantoue de la grande famille nigéro-congolaise, et conservant donc une structure grammaticale typiquement bantoue avec ses classes nominales, ses préfixes verbaux et son système agglutinant, le swahili a intégré, au fil des siècles, un très grand nombre d'emprunts lexicaux, principalement issus de l'arabe (environ 15 à 20 % du vocabulaire de base), mais aussi du persan, du portugais (du fait de la colonisation portugaise au XVIe siècle), de l'allemand (pendant la période coloniale allemande en Tanzanie), de l'anglais (surtout au Kenya et en Ouganda), et plus récemment du français ou d'autres langues locales. 

L'une des particularités marquantes du swahili est son système de classes nominales, caractéristique des langues bantoues, qui remplace la notion de genre (masculin/féminin) par un système plus large de catégorisation sémantique et grammaticale. Chaque nom appartient à une classe définie par un préfixe (par exemple m-/wa- pour les humains : mtu = personne, watu = personnes; ki-/vi- pour les objets, instruments ou abstractions : kitu = chose, vitu = choses, et tous les éléments qui s'accordent avec ce nom (adjectifs, verbes, pronoms) doivent reprendre ce préfixe ou son équivalent. Ce système, bien que complexe à première vue, assure une grande cohérence morphologique et facilite la compréhension contextuelle. 

Phonétiquement, le swahili est une langue relativement régulière : elle compte cinq voyelles (a, e, i, o, u), prononcées de façon stable, et environ 20 consonnes. Elle ne possède pas de tons lexicaux (contrairement à de nombreuses autres langues bantoues), ce qui la rend plus accessible aux apprenants non-africains. L'orthographe est presque entièrement phonétique, notamment depuis sa standardisation en écriture latine au XXe siècle, bien qu'on trouve encore des textes en ajami, c'est-à-dire en alphabet arabe, surtout dans les manuscrits anciens ou dans certaines communautés conservatrices. 

Le swahili joue un rôle fondamental dans la culture est-africaine. Il est la langue de la poésie traditionnelle (utenzi, mashairi), des proverbes (très riches et profondément ancrés dans la sagesse populaire), du théâtre populaire, et de la chanson moderne, notamment le bongo flava, genre musical tanzanien qui a popularisé la langue bien au-delà des frontières nationales. Il est aussi la langue véhiculaire de plusieurs médias régionaux, comme la BBC Swahili, Voice of America Swahili, ou la chaîne panafricaine Ebru TV. En outre, le swahili est de plus en plus adopté comme langue de travail par des institutions régionales comme la Communauté d'Afrique de l'Est (EAC), la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC), et même l'Union africaine, qui l'a intégrée comme langue officielle en 2022. 

Sur le plan éducatif, le swahili est la langue d'enseignement dans les premières années de l'école primaire en Tanzanie et au Kenya, et il est enseigné comme matière obligatoire jusqu'au secondaire dans plusieurs pays. À l'université, des départements spécialisés existent non seulement en Afrique, mais aussi en Europe, en Asie et en Amérique du Nord, signe de son rayonnement international croissant. Sa promotion est aussi un enjeu identitaire et politique : dans plusieurs pays, son usage est valorisé comme symbole d'unité nationale, d'authenticité africaine et de résistance à la domination linguistique étrangère, bien que le débat entre swahili et anglais (ou français) reste vif dans les sphères universitaire, juridique ou technologique. 

Le swahili continue d'évoluer. Il intègre des néologisme pour traduire les réalités contemporaines (les technologies de l'information et de la communication, la biologie, la finance), souvent créés par calque ou dérivation interne plutôt que par emprunt massif. Des institutions comme l'Institut de recherche sur le Kiswahili (TUKI) à Dar-es-Salaam ou le Centre for Kiswahili Studies à Nairobi oeuvrent à sa normalisation, à la création de terminologies modernes et à la diffusion de sa littérature. 

La littérature swahilie.
Marquée par une continuité remarquable depuis plus de huit siècles, une hybridation culturelle profonde, et une évolution constante entre oralité, écriture manuscrite, et modernité imprimée ou numérique, la littérature en langue swahilie constitue l'une des plus anciennes et des plus riches traditions littéraires d'Afrique subsaharienne. Elle se distingue par sa double origine : d'une part, une longue tradition orale bantoue, transmise de génération en génération à travers des contes, fables, devinettes, proverbes, chants rituels et épopées historiques; d'autre part, une tradition écrite remontant au moins au XVIIe siècle, profondément influencée par la culture musulmane, la civilisation des cités-États de la côte swahilie, et les échanges commerciaux avec le monde arabe, persan, indien et plus tard européen. 

Les premiers textes écrits en swahilie le furent en ajami, c'est-à-dire en caractères arabes adaptés à la phonologie bantoue. Une pratique attestée dès la fin du XVIIe siècle, bien que des fragments poétiques puissent remonter au XVIe. Parmi les manuscrits les plus célèbres figurent Utendi wa Tambuka ( = Le poème de Tambuka), composé en 1728 à Pate (une île du nord du Kenya), qui raconte la conquête de Byzance par les armées musulmanes et célèbre les hauts faits des compagnons du Prophète, exemple frappant de réécriture islamique de l'histoire à travers le prisme swahili. Ces tendi (ou utenzi), poèmes épiques en vers octosyllabiques rimés selon le schéma aa bb cc, étaient souvent récités lors de cérémonies religieuses ou communautaires, accompagnés de percussions, et transmettaient à la fois des valeurs morales, une vision historique et une identité islamique localement ancrée. D'autres genres poétiques prospérèrent, comme les shairi, poèmes lyriques plus courts, habituellement d'inspiration mystique soufie, amoureuse ou satirique, dont l'un des plus grands maîtres fut Sayyid Abdallah bin Ali bin Nasir (1726-1820), auteur de Al-Inkishafi (= La Révélation), une méditation subtile sur la vanité des biens terrestres et la quête religieuse, considérée comme l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature classique swahilie. 

L'arrivée des missionnaires européens au XIXe siècle, notamment les Frères moraves, les méthodistes et plus tard les catholiques,  marqua un tournant décisif : souhaitant traduire la Bible et diffuser l'instruction, ils adoptèrent le swahili comme langue véhiculaire, développèrent une orthographe latine normalisée (avec notamment les travaux de Johann Ludwig Krapf et de Edward Steere), et imprimèrent les premiers ouvrages en caractères romains. En 1867 paraissait à Londres la première grammaire imprimée du swahili, et en 1891, la première traduction complète du Nouveau Testament. Ces initiatives, bien qu'animées par des visées évangélisatrices, eurent pour effet paradoxal de consolider le statut du swahili comme langue écrite moderne, tout en introduisant de nouveaux thèmes et formes littéraires : récits bibliques réadaptés, manuels scolaires, traités moraux, et progressivement, des fictions originales. 

Le tournant du XXe siècle vit l'émergence d'une littérature swahilie moderne, soutenue par la presse naissante – journaux comme Msimulizi ( = Le Narrateur), Baraza, ou Mambo ya Leo – qui publièrent des nouvelles, des chroniques, des satires sociales et des débats intellectuels. Les écoles missionnaires et coloniales formèrent une nouvelle élite lettrée, généralement issue de familles côtières ou urbaines, qui commença à écrire des romans, des pièces de théâtre et des poèmes mêlant les influences arabes, chrétiennes et européennes. Shaaban Robert (1909-1962), parfois considéré comme le « père de la littérature swahilie moderne », incarne cette synthèse humaniste : poète, essayiste, traducteur (il rendit en swahili Les Fables de La Fontaine et Rubaiyat d'Omar Khayyam), il défendit dans des oeuvres comme Kusadikika (1951, une allégorie politique sur la justice et la tyrannie ) ou Maisha yangu ( = Ma vie) une vision universaliste de la dignité humaine, du progrès et de la responsabilité morale, tout en modernisant la langue sans la couper de ses racines. Son style, clair, élégant, à la fois philosophique et accessible, reste une référence. 

Dans les années 1950-1970, période des indépendances et des nationalismes culturels, la littérature swahilie s'engagea résolument dans la critique sociale, la dénonciation du colonialisme et la redéfinition d'une identité africaine supposée authentique. Des auteurs comme Muhammed Said Abdalla, avec son roman Mzimu wa Watu wa Kale (1960), mêlant réalisme social et éléments surnaturels tirés du folklore, ou Euphrase Kezilahabi, poète et romancier novateur, introduisirent des techniques narratives modernes (monologue intérieur, fragmentation temporelle, symbolisme complexe) et questionnèrent les valeurs traditionnelles face à la modernité urbaine. Kezilahabi, en particulier, avec des oeuvres comme Rosa Mistika (1971), un roman initiatique sur la perte de l'innocence et la désillusion politique, ou sa poésie expérimentale (Kichomi, 1974), brisa les conventions métriques classiques, abandonna la rime systématique au profit du vers libre, et instaura une poétique existentielle profondément influencée par la philosophie occidentale tout en restant ancrée dans la sensibilité est-africaine. 

Le théâtre en swahili, quant à lui, connut un essor remarquable, notamment grâce à des troupes communautaires et à des dramaturges engagés comme Penina Muhando (plus tard Penina Mlama), pionnière du théâtre populaire éducatif (Theatre for Development), qui utilisa la scène pour aborder l'alphabétisation, la santé, les droits des femmes ou la corruption, souvent en impliquant le public dans la performance. Son oeuvre Tambueni Haki Zetu ( = Révélez-nous nos droits, 1974) en est un exemple emblématique. Parallèlement, des auteurs comme Amandina Lihamba traitèrent des tensions entre tradition et modernité, notamment à travers le prisme du genre. 

Depuis les années 1990, la littérature swahilie traverse une phase de diversification et de renouveau. Si le roman réaliste social demeure populaire, avec des auteurs comme Ken Walibora (Siku ya Watu, 2001), Ebrahim Hussein (Kinjeketile, pièce classique sur la révolte maji-maji de 1905), ou Abdulrazak Gurnah, Prix Nobel de littérature 2021, qui écrit principalement en anglais mais puise abondamment dans l'univers culturel et linguistique swahili, d'autres voix émergent, notamment féminines : Zaina Mboya, Na'ima B. Robert, ou plus récemment, Sahira Hyat et Shafi Adam Shafi, qui abordent des thèmes comme l'identité diasporique, la sexualité, la crise environnementale ou les inégalités urbaines. 

La poésie contemporaine, relayée par des festivals comme Sauti za Busara à Zanzibar ou Jifunze Kiswahili en RDC, s'épanouit dans des formes hybrides mêlant slam, rap, performance et tradition orale. Les nouvelles technologies ont également transformé la création : blogs, réseaux sociaux, plateformes d'auto-édition et maisons d'édition numériques (comme Soma Books ou Mantile Publishers) permettent à une nouvelle génération d'auteurs de publier en swahili sans passer par les circuits traditionnels souvent dominés par l'anglais. Enfin, la traduction joue un rôle croissant : non seulement des oeuvres mondiales sont traduites en swahilie (Shakespeare, NgÅ©gÄ© wa Thiong'o, Paulo Coelho), mais des classiques swahilis sont désormais accessibles en anglais, français ou allemand, ouvrant cette littérature à un public global. 

Ajoutons que la littérature swahilie ne se limite pas aux oeuvres « canoniques » imprimées : elle inclut aussi un vaste corpus d'oralité vivante (contes des ngano, épopées claniques comme Utenzi wa Shufaka, sur la solidarité, chants de travail, de mariage ou de deuil) toujours transmis dans les villages, les écoles informelles ou lors de festivals. Cette résilience de l'oral, combinée à l'innovation écrite, fait de la littérature swahilie un champ dynamique, à la fois profondément ancré dans une mémoire collective pluriséculaire et résolument tourné vers les défis contemporains. 

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