|
Omar Khayyâm
(ou Kheyyâm) est un mathématicien,
astronome,
poète et libre penseur né
à Nichapour (Perse) vers 408 de l'hégire
(1017 J.-C.), mort à Nichapour en 517 (1123 J.-C.). Son vrai nom
était Ghivat-ed-din Abou l'Fath Omar ibn Ibrahim, surnommé
al-Kheyyâmî parce que son père exerçait le métier
de dresseur de tentes (Kheyyâm). Une grande obscurité
règne sur sa vie. D'après certains auteurs arabes et persans,
Omar aurait étudié d'abord au collège de Nichapour,
sous la direction de l'Imâm al-Mouwaffak, en compagnie du jeune Abou
Ali Hasan Thousi, plus tard vizir sous le nom de Nizam-oul-moulk, et de
Hasan Sabbâh, qui devait fonder la secte des Assassins
(Ismaéliens).
Les trois camarades, dit la légende, prirent un engagement mutuel
par lequel le premier d'entre eux qui arriverait au pouvoir devrait accorder
aide et protection à ses deux amis. Nizamoul-moulk, étant
devenu vizir du sultan Melik-Chah, nomma chambellan Hasan Sabbâh
et voulut donner une charge identique à Omar Khayyâm, qui
refusa pour s'adonner à l'étude des mathématiques.
Une étude de Schukovski, introduite en Angleterre par Den. Ross,
démontre que cette légende, qui ne s'appuie d'ailleurs sur
aucun document sérieux, présente des anachronismes.
Quoi qu'il en soit, nous savons que les travaux mathématiques d'Omar,
et en particulier son traité d'algèbre
en arabe, décidèrent Melik-Chah à lui donner la direction
de l'Observatoire de Bagdad, où il
prépara les fameuses tables
astronomiques qui portent le nom de son bienfaiteur. Omar Khayyâm
était considéré par ses contemporains comme un philosophe
distingué; ils le plaçaient sur le même rang qu'Avicenne.
Il mourut un soir en lisant le Livre de la guérison, traité
de métaphysique d'Avicenne, Son tombeau,
situé à Nichapour, fut retrouvé, longtemps après
sa mort, par son élève Nizami, à
qui il avait laissé cette seule indication :
«
Ma tombe sera dans un lieu où le vent du Nord pourra l'ensevelir
sous les roses effeuillées. »
Travaux,
algébriques et astronomiques d'Omar Khayyâm.
Les travaux algébriques d'Omar
Khayyâm ne furent connus en Europe qu'au XVIIIe
siècle. En 1742, Gérard Meerman, publiant à Leyde
son Specimen calculi fluxionalis, crut que le manuscrit d'Omar Khayyâm,
qui se trouvait à Leyde (fonds Warner), contenait la résolution
algébrique des équations cubiques.
Cette erreur se retrouva chez Montucla et Gartz
et ne fut signalée qu'au commencement du XIXe
siècle par L.-Am. Sédillot et
Chasles.
Woepcke mit fin à toute discussion en publiant, en 1851, une traduction
du traité d'algèbre d'Omar. Ce
traité se divise en cinq parties :
1° préface,
définition
des notions fondamentales de l'algèbre
et tableau des équations que l'auteur se
propose de discuter;
2° résolution
des équations des deux premiers degrés;
3° construction
des équations cubiques;
4° discussion
des équations à termes fractionnaires, ayant pour dénominateurs
des puissances de l'inconnue;
5° remarques
additionnelles.
Dans tout le cours de son ouvrage, l'auteur
joint la résolution numérique ou arithmétique
à la construction géométrique
et vice versa, la résolution numérique étant d'après
lui une résolution qui suppose que l'inconnue est un nombre;
le coefficient de l'inconnue reste indéterminé. La construction
géométrique sert de complément à la résolution
numérique.
«
Pour trouver la source de cette séparation de la quantité
rationnelle d'avec la quantité irrationnelle, dit Woepcke, il faut
remonter jusqu'à Aristote. »
Les équations du deuxième degré
sont construites au moyen des propositions
d'Euclide, mais Omar Khayyâm n'est pas
le premier, pensait Cossali, qui ait aperçu les relations de ces
propositions avec la résolution des équations; Abou
l'Wefa avait déjà fait ce travail en commentant le traité
d'Hipparque sur ce sujet. La construction des
équations
du troisième degré est entièrement l'oeuvre d'Omar.
Après avoir exposé l'histoire des tâtonnements des
Arabes pour y arriver, il pose une
théorie
systématique et donne un grand nombre de solutions pratiques. C'est
le premier mathématicien qui ait traité systématiquement
des équations cubiques, en employant d'ailleurs des tracés
de coniques pour déterminer le
nombre des racines réelles et les évaluer approximativement.
Il est probable que ce procédé avait déjà été
pratiqué par Archimède et Apollonius,
mais il n'y a pas de preuves qu'Omar ait pu utiliser des ouvrages grecs
perdus pour nous. Malgré les erreurs que renferme son Algèbre
sur certains points, elle n'en mérite pas moins la grande réputation
dont elle a joui en Orient, tant que les mathématiques
y furent cultivées. Outre son traité d'algèbre,
Omar Khayyâm écrivit plusieurs opuscules sur l'extraction
des racines cubiques et sur certaines définitions d'Euclide, et
construisit des tables astronomiques
intitulées Zidji-Malikshahi. La réforme du calendrier
fut également son oeuvre. Entreprise sous la direction du sultan
Melik-Shâh, en 1079 de J.-C., elle est connue sous le nom de réforme
djelaléenne; elle consiste à introduire une année
bissextile tous les quatre ans dans l'ancien calendrier perse. L'année
djélaléenne est plus exacte que l'année grégorienne
créée, cinq siècles plus tard (L'Année
et les saisons).
Omar
Khayyâm poète.
Si grand qu'ait été et que
soit encore à l'heure actuelle le renom scientifique d'Omar, il
est éclipsé par son renom poétique, dû à
ses Ruba't ou quatrains. Ce sont des épigrammescomprenant
chacun quatre vers, dont le premier, le deuxième et le quatrième
riment ensemble; le troisième est blanc.
«
Le quatrain, dit J. Darmesteter, est tout un poème qui a son unité
de forme et d'idée; manié par un vrai poète, c'est
le genre le plus puissant de la poésie persane. »
Dans ses quatrains, Khayyâm fait l'éloge
du vin et de l'amour, raille l'austérité des ministres de
la religion (Islam)
et fait preuve même d'une singulière audace à l'égard
de la divinité.
Il entre en scène par une invitation à boire :
Un matin
j'entendis venir de notre taverne une voix qui disait : A moi, joyeux
buveurs, ,jeunes fous, levez-vous et venez remplir encore une coupe de
vin avant que le destin vienne remplir celle de votre existence!
Et à chaque page nous retrouvons la
même chanson d'ivrogne :
Ô
mes compagnons libres penseurs! Quand je serai mort, lavez mon corps avec
un vin des plus rouges. A l'ombre d'un vignoble, creusez-moi une tombe!
Il n'oppose aucune résistance à
ses passions, et, dans l'état de désarroi où il est
tombé, il n'espère plus en la vie future :
Je suis
hérétique comme un derviche, laid comme une femme perdue;
je n'ai ni religion,
ni fortune, ni espérance de paradis.
D'ailleurs sa tolérance est si large
qu'il est impossible de reconnaître en lui un vrai musulman
:
Le temple
des idoles et la, Kaaba
sont des lieux d'adoration, le carillon des cloches n'est autre chose qu'un
hymne
chanté à la louange du tout-puissant. Le mihrab, l'église,
le chapelet, la croix, sont en vérité autant de façons
différentes de rendre hommage à le Divinité.
Répandue, publiée de bouche
en bouche à travers toute la Perse, cette oeuvre de libertinage,
où court d'un bout à l'autre un souffle de gaieté
délirante, devait soulever une tempête d'imprécations
et d'anathèmes contre son auteur. On avait voulu refuser les honneurs
de la sépulture à Hâfiz de Chirâz. Omar Khayyâm
échappa miraculeusement à la haine des religieux fanatiques.
Il était trop connu, trop aimé de ses compatriotes; par son
esprit satirique, par sa conception de la vie heureuse, il était
trop en communauté d'idées avec eux; on ne pouvait détruire
son oeuvre, on la faussa en lui donnant une interprétation nouvelle.
Omar Khayvâm devint un mystique,
un soufi,
célébrant tour à tour l'amour divin et l'ivresse extatique.
Il fut vénéré comme un saint,
et Nicolas, qui traduisit pour la première fois en français
les quatrains de Khayyâm, adopta cette interprétation qu'il
avait reçue d'un religieux de Téhéran.
Les traducteurs anglais ont réagi contre ces idées. Omar
fut, en effet, pendant sa vie, persécuté par les soûfis
eux-mêmes. Nous citerons à ce propos les opinions de deux
grands orientalistes français :
«
Les chansons à boire de l'Europe, disait J. Darmesteter, ne sont
que des chansons d'ivrogne; celles de la Perse sont un chant de révolte
contre le Coran;
contre les bigots, contre l'oppression de la nature et de la raison par
la loi religieuse. L'humain qui boit est pour le poète le symbole
de l'humain émancipé; pour le mystique, le vin est plus encore,
c'est le symbole de l'ivresse divine. »
Et Barbier de Meynard écrivait au sujet
des quatrains :
«
Que ce livre soit, comme on l'a prétendu, une protestation contre
le dogmatisme musulman,
ou qu'il soit le produit d'une imagination maladive, singulier mélange
de scepticisme. d'ironie et de négation
altière, il n'en est pas moins curieux de trouver en Perse, dès
le XIe siècle, des précurseurs de Goethe
et de Henri Heine.
»
Omar
Khayyâm en Occident.
Cette évocation des deux grands
poètes germanophones n'est pas la seule qu'ait suscitée l'oeuvre
d'Omar. Dès son apparition en Occident, le poète persan fut
surnommé le Voltaire de l'Orient. Il
a, en effet, la même ironie mordante, la même sympathie
pour l'humanité souffrante, mais là doit s'arrêter
la comparaison. Voltaire ne parla jamais avec tant de violence le langage
de la passion; jamais il n'attaqua avec une telle ardeur l'inexorable destin
qui s'acharne à détruire tout ce qui fut grand, bon et beau.
En Angleterre, on retrouva chez Omar des traces de ce pessimisme
amer et désespérant qu'on aime dans Byron
et Swinburne; mais plus intéressant
encore, et peut-être plus exact, est le parallèle établi
aux États-Unis
par Phelps entre Omar Khayyâm et Schopenhauer.
Les quatrains de Khayyâm ont été traduits souvent,
dans le cours du XIXe siècle, et
surtout en anglais. Mais leur plus grande vogue ne date que de la traduction
de Fitz-Gerald. Ce nom évoque toute une époque de la littérature
anglaise. La première édition de la traduction versifiée
des quatrains parut en 1859; elle fut suivie de quatre autres éditions
et de quatre réimpressions. Fitz-Gerald, poète lui-même,
dut sa célébrité à cette oeuvre originale qu'il
avait rendue avec une rare, compréhension.
Et cependant
« la différence entre lui et Khayyâm, a dit Keene, est
la même qu'entre un groupe d'épigrammes et une longue satire
».
Fitz-Gerald se substitua à Khayyâm;
son oeuvre éclipsa celle du poète persan. Parmi les autres
traductions anglaises des quatrains, nous citerons celle de Whinfeld (1882)
et l'édition avec traduction de Héron-Allen (1898). En 1896,
les admirateurs d'Omar et, bien plus, de Fitz-Gerald, se réunirent
en un club, qui fut fondé à Londres,
sous le nom de Club des Omariens. Nous ne mentionnons l'existence
de ce club que pour donner une idée de la grande vogue qu'a eue
durablement Omar Khayyâm en Angleterre. (Georges Salmon). |
|