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Lucien, Loukianos, Lucianus, qui s'appelait peut-être aussi Lycin, Lykinos, Lucinus, appartient au siècle dit des Antonins : sa vie est, à coup sur, une des plus frappantes de cette époque. Contemporain de Trajan, d'Hadrien et des Antonins, très supérieur à tous les écrivains grecs de son temps, il se révèle le premier des Modernes, comme Plutarque semble le dernier des Anciens, et il incarne le Voltaire ou, si l'on veut, le Paul-Louis Courier ou le Swift de l'Antiquité. Aux alentours de l'an 125 de notre ère (entre 120 et 130, pour être moins précis), il naquit, lui futur hellène et atticiste enthousiaste, en plein pays barbare, sur les bords de l'Euphrate, à Samosate, capitale de la Comagène (petit royaume de Syrie situé au Nord-Est, entre la Cyrrhestique et l'Euphrate, vassal de l'Empire romain depuis 65 av. J.C. et converti en province romaine durant le règne de Vespasien sous le nom d'Euphratésie). Sa famille était pauvre. Il grandit et se forma lui-même près d'un humble foyer d'artisans obscurs, de sculpteurs. Lui-même se représente dans sa première jeunesse, vers l'âge de quinze ans, affublé de la robe persane, à la mode des Assyriens dont il parlait la langue, errant incertain de la carrière à suivre, lorsque la Rhétorique, conte-t-il, lui apparut en songe, le caressa des plus magnifiques promesses et se chargea de l'instruire : la fiction est ingénieuse. Toutefois, il s'était tourné d'abord du côté de la statuaire; un peu de temps il étudia, sans goût, cette besogne demi-manuelle à laquelle le destinaient les siens. Comme, étant écolier, il avait montré quelque adresse à modeler des figurines de bois, il fut mis en apprentissage dans l'atelier d'un de ses oncles maternels, fabricant de statuettes. Or, il se peint - ces détails familiers sont empruntés au Songe - vertement rudoyé pour une simple maladresse : il avait brisé une tablette de marbre qu'il devait dégrossir; sur quoi lui fut infligée, à l'aide d'une courroie, une de ces leçons qui ne sont ni douces ni encourageantes. Donc, dès le premier jour, il se sauva tout en larmes, renonçant aux lauriers de Phidias, pour se réfugier au logis de ses parents. Son père se laissa toucher et, malgré les difficultés et la dépense, se résignant au sacrifice, envoya le déserteur en Ionie, afin d'y approfondir les secrets de la rhétorique : c'est ce qui résulte d'un passage de la Double Accusation. Lucien quitte donc son pays, encore peu apprivoisé avec la langue hellénique qu'on y pratiquait fort mal, et se rend en Ionie où les flatteries des sophistes arrêtent vite sa vocation littéraire. Il s'assimile les recettes de la rhétorique et de la sophistique (ces deux termes sont quasiment synonymes), c.-à-d. l'art de composer soit des plaidoyers en vue des débats judiciaires, soit des harangues d'apparat que l'on débitait à prix d'argent devant un public avide de périodes sonores et bien balancées. Après avoir hanté les écoles d'Ionie, notamment celle du fameux professeur Polémon, il se met à voyager, selon la coutume de la plupart des sophistes grecs d'alors qui, pareils à nos acteurs ou musiciens en renom d'aujourd'hui, circulaient de ville en ville et donnaient des représentations oratoires. Leur arrivée faisait sensation, et ils devenaient bientôt riches à ce métier, pour peu qu'ils eussent de talent et de chance. Lucien passe en Grèce à vingt ans et, de là, vient à Antioche pratiquer la profession d'avocat. Il y connaît ou plutôt y méconnaît les chrétiens, dont cette ville était un des principaux centres, y acquiert en plaidant une certaine vogue, ne tarde pas à se sentir à l'étroit sur ce mince théâtre, entreprend de parcourir la Syrie et la Palestine, va en Égypte vers l'an 149, afin d'y pénétrer les moeurs et le mystère des religions orientales : car il a l'esprit curieux et jusqu'ici la passion de la vie nomade, aventureuse. Après avoir visité Rhodes et Cnide, il débarque en Italie, séjourne à Rome où on le soigne d'un mal d'yeux (vers 150), et y reste deux ans, occupé de philosophie. Ensuite, il se rend dans les Gaules où il pousse jusqu'à Arles et Lyon : d'après son propre témoignage, l'enseignement de la rhétorique et, suivant une habitude renouvelée des anciens logogriphes, la rédaction de plaidoyers l'enrichirent suffisamment. Puis, il repasse en Asie Mineure, obtient partout de brillants et fructueux succès, et retourne à Samosate (vers 164) sous le règne de Marc-Aurèle. Ses parents vivaient encore. Il part l'année suivante avec eux pour la Grèce, étant alors presque quadragénaire; chemin faisant, il voit en Cappadoce l'illustre thaumaturge Alexandros, et arrive en Grèce avec ce Pérégrinos dont il a narré la stupéfiante histoire. A partir de ce jour, désormais riche de gloire et d'argent, il renonce aux lucratifs triomphes du barreau comme aux déclamatoires artifices de la sophistique, se fixe à demeure avec sa famille à Athènes, et enseigne dans cette cité favorite restée, malgré sa décadence, par ses souvenirs littéraires, ses écoles, les traditions d'élégance artistique léguées par les ancêtres, la retraite délicate et spirituelle par excellence. Vers la fin de sa vie, il accomplit encore quelques excursions plus courtes, peut-être pour rétablir sa fortune épuisée, et cette nouvelle promenade diserte fut accueillie avec le même engouement que la première. Enfin - nous l'apprenons par ses derniers ouvrages - une haute charge de judicature installe ce frondeur en Egypte où l'empereur Marc-Aurèle, indulgent pour son irrévérencieuse licence de pensée, lui avait assigné de graves fonctions administratives de procureur ou d'intendant. Attaqué par ses subordonnés, il se justifia dans une Apologie que nous possédons. Peut-être espérait-il vivre assez pour devenir gouverneur de quelque province. Mais, parmi ces honneurs, malade et fatigué, il mourut parvenu à un âge avancé (quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans); on ignore la date exacte: ce fut sans doute à la fin du IIe siècle, vers 200 ap. J.-C. (c'est l'opinion de Voss), sous le principat d'un des successeurs immédiats de Commode, sous Septime Sévère Ier, peut-être, et probablement à Alexandrie. Certaine tradition prétend qu'il fut déchiré par des chiens; c'est une expression imagée que l'on a eu le tort de prendre à la lettre; lui-même inventa cette légende dans son Apologie; l'origine en est une bévue de son biographe Suidas, dont la brève et insuffisante notice (Lexique, art. Loukianos) est presque muette sur tout ce qui pourrait nous intéresser. Le caractère satirique sans scrupule de ses écrits créa de nombreux ennemis à Lucien, en particulier le rhéteur grammairien Julius Pollux et les philosophes cyniques, ces aboyeurs dépenaillés qu'en mainte page il avait cinglés. Scepticisme de Lucien. Esprit vif, alerte, gai, dispos, à la fois fin et fort, philosophant avec bonne grâce et belle humeur, prompt à rire de la sottise et de l'ignorance pour ne point être contraint d'en pleurer, Lucien invective les esprits dévoyés, épris de fadaises, de magie, de sorcellerie, de miracles; il daube l'extravagante crédulité répandue par le monde, blasonne en bloc puérils visionnaires, thaumaturges gourmés, faux prophètes, mystificateurs, charlatans de philosophie adulés, encensés, adorés de la multitude amorcée par la majesté de leurs longues barbes et le timbre métallique de leurs voix. Engeance odieuse qu'il a vue de près, en sa qualité de rhéteur et d'avocat. Moraliste sans pitié, au génie primesautier, à la dent cruelle, quand il se borne à combattre les travers, ridicules, préjugés, faiblesses, passions, vices, intrigues, méfaits, scandales de toute une séquelle de drôles, ses contemporains, ou encore quand il démasque et flétrit avec sa rude franchise, avec dégoût, les fourberies des imposteurs, gymnosophistes ou captateurs de testaments, les manèges d'aigrefins hypocrites ou l'indigence littéraire des bavards prisés par le vulgaire, partout et toujours il est admirable de verve et d'indignation sarcastiques. II affiche, du reste, plus de pétulance que d'urbanité dans la polémique. En un style lucide et souple il bafoue, sans faire aucun quartier, le creux apparat du verbiage officiel de son temps, les prétendus prodiges, les naïvetés de la mythologie, les orgueilleux systèmes des pseudo-philosophes, les visées fausses et chimériques des sectes discordantes. Il ne se targue ni de science profonde, ni de méthode assurée, renverse plus d'illusions qu'il n'édifie de vérités solides, se révèle par accès mesquin, injuste, exclusif (comme Voltaire), encore qu'il conserve d'ordinaire ce sentiment exquis de la mesure, cette judiciaire dûment tempérée d'imagination, ce goût harmonieux qu'il hérita, en vrai fils de la Grèce, au commerce des grands génies caustiques de l'âge classique. Par-dessus la moquerie militante, exubérante et très suggestive, qui anime les propos des interlocuteurs de l'Hadès, se joue une délicieuse fantaisie aux allures bien modernes, fort pittoresque, et comparable, par exemple, à l'humour d'un Swift. L'Histoire véritable, que nous citons plus loin, commence dans l'Antiquité la série de ces voyages extravagants dans les péripéties desquels se joueront à l'aise les plumes alertes de nombreux écrivains, Cyrano de Bergerac, Swift, Jules Verne. Elle contient des balivernes purement baroques. Au reste, Lucien sera de beaucoup dépassé plus tard sous le rapport de la fantaisie, de l'imagination, de l'ingéniosité des détails. Hommes-plantes, sirènes à pied d'âne, île fromage, voyage dans la lune, séjour dans le corps de la baleine, bataille d'îles... Au total, L'ensemble de cette oeuvre saisit et attache le lecteur par le tableau des moeurs que l'auteur y trace, peinture aussi vivante que peu flattée, par la guerre de pamphlets déclarée aux habitants du ciel et de la terre, par l'étalage des fredaines des uns, des jongleries ou de l'ineptie des autres (cf., comme preuves à l'appui, la Double Accusation, les Esclaves fugitifs, Hermotimos, les Sectes à l'encan, dialogue empreint d'une ironie vraiment secratique). Aperçu général des oeuvres. Dans la première période de sa vie, avant de s'installer à Athènes, au cours de ses lucratives tournées à travers l'Asie, l'Achaïe, la Macédoine, l'Italie, la Gaule, il compose, outre les amusettes de début (Hérodote ou Actéon, Zeuxis ou Antiochos, le Tyrannicide, le Fils déshérité et un Eloge de Phalaris), des volumes très variés : le Nigrinos, sorte de libelle où il peint au vif avec des soulèvements de coeur la corruption de la Ville éternelle, cette existence de tracas, d'expédients, de menées tumultueuses, de parasitisme et d'orgueil qu'il oppose à l'atmosphère relativement honnête et paisible d'Athènes; l'Hippias; l'Eloge de la mouche; le Jugement des voyelles, plaidoyer du sigma contre le tau qui l'a supplanté, étincelant d'esprit et pétillant de malice. Le Songe ou Vie de Lucien, et le Songe ou le Coq (distinguer ces deux opuscules qui ne se ressemblent que par le premier titre). Dans le Songe, il raconte avec entrain sa déconvenue chez l'oncle statuaire et les conjonctures qui l'amenèrent à quitter l'ébauchoir pour se consacrer à la science; le Coq est une délicieuse causerie où l'oiseau matinal du savetier Micylos inflige à son maître des leçons de sagesse et le contraint d'avouer combien peu sont enviables trésors et plaisirs; le Traité sur la manière d'écrire l'histoire (titre pompeux, fort impropre, car l'étude est incomplète), espèce de manifeste contre l'envahissement de l'histoire par la rhétorique : improvisation spirituelle, mordante, sensée, d'une démarche légère et d'une hardiesse parfois éloquente, aussi remarquable par la rectitude de la pensée que par la sincérité lumineuse de la diction. Domicilié à Athènes, Lucien renonce décidément à la rhétorique et à la composition des plaidoyers. Désormais, il a « payé sa dette à la sophistique et aux puérilités de l'école » (Egger). Il écrit l'Hermotimos, leste et chaleureux dialogue où il raille le dogmatisme, réfute les théories des sectes, et affirme ne vouloir pas plus être philosophe que rhéteur. Cette retentissante diatribe qui contribua beaucoup à sa réputation, mais exaspéra contre lui la haineuse emphase des stoïciens comme des épicuriens et la crasse ignorance des cyniques, fut suivie de plusieurs petites drôleries fort gaies : le Parasite, l'Ami du mensonge, le Banquet, le Ménippe ou la Nécyomancie (Ménippe, descendu dans le pays de l'Hadès, consulte Tirésias touchant les plus graves problèmes et assiste au supplice des grands de la terre); Les trente Dialogues des morts proclament comme un refrain le Vanitas vanitatum païen. Nulle comédie, nulle satire, prononce Erasme, un des admirateurs convaincus de Lucien, n'égale le charme et l'utilité morale de ces jolis morceaux où la saillie côtoie la réflexion mélancolique. Dans de courtes scènes d'outre-tombe, une ironie transcendante gourmande, pêle-mêle sur un ton âpre et incisif superbes tyrans, magistrats hautains, citoyens opulents et voluptueux, jeunes gens jadis vains de leur force, de leur santé, de leur beauté, puis vite leurrés dans leurs espérances et désabusés, pseudo-philosophes au cerveau déséquilibré, gonflé de billevesées prétentieuses et impuissants à bien vivre; les vingt-six Dialogues des dieux et les quinze Dialogues des dieux marins, réquisitoires fougueux et audacieux où Lucien s'est plu à flageller - et cela jusqu'à son extrême vieillesse - l'immoralité des traditions mythologiques et le polythéisme en décrépitude; l'Icaroménippe; le Zeus confondu, où certain cynique embarrasse le souverain de l'Olympe en lui prouvant que la fatalité ne se peut concilier avec son omnipotence; l'Histoire véritable, odyssée bouffonne comme celle de Gulliver, tissu d'extravagants exploits, où Lucien s'ébaudit sur les trouvailles mensongères de certains historiens, poètes et philosophes empressés à farcir leurs compilations de prodiges et d'événements fabuleux; puis, une série d'oeuvres où il salue comme guides ses devanciers Aristophane et Eupolis Timon, le misanthrope athénien; le Charon; le Prométhée; le Pécheur; la Double Accusation, où il explique pourquoi il a élu le dialogue comme interprète de ses sentiments et lui a conféré une physionomie demi-sérieuse et demi-souriante; la Mort du chrétien Pérégrinos (Pérégrinos est représenté par Lucien comme un cynique qui a touché au christianisme, mais qui s'en est séparé), où il a merveilleusement mis en scène, à la fin, la stupidité des masses populaires; le héros, par manie de se faire réputer être supérieur, organise un suicide théâtral : aux jeux Olympiques, en présence de la foule assemblée, il se jette et disparaît dans les flammes. C'est la gloriole et la jactance poussées jusqu'au fanatisme. Lucien avait été le témoin oculaire de cette sotte parade. Enfin, parmi les derniers travaux que Lucien produisit - il nous l'apprend lui-même - étant sur le retour de son âge, nommons l'Héraclès et le Dionysos, dernière éclosion d'une intelligence toujours aimable et enjouée comme à l'époque de la jeunesse et de la maturité.
Le style. De ces qualités l'honneur revient en partie, sans doute, au langage des prosateurs de la belle période classique dont il usurpe avec dextérité et sans raideur les meilleurs procédés. Energie de Démosthène, naïveté coulante d'Hérodote, vigueur homérique, grâce platonicienne, réalisme distingué de Ménandre, verve jaillissante et copieuse d'Aristophane (déparée par quelques obscénités), sa plume ressuscite à souhait tous les secrets des maîtres; il emprunte à leur contact quelque chose de leur accent vigoureux, de leur verdeur, de leur clarté agréable, de leur élégance appropriée, de leur sel si fin. Point affecté avec cela, et d'un naturel parfait dans l'imitation où il reste original. « Tout compté, dit spirituellement Emile Burnouf (Littérature grecque, t. II, p. 377), l'écrivain de Samosate fut une de ces rares figures dont l'expression vive et saisissante reflète à elle seule une grande partie de l'opinion publique de leur temps; ses écrits, courts, nombreux et acérés, ont été comme autant de traits que le bon sens public lançait de toute part contre les mauvaises doctrines et les pratiques vicieuses qui venaient l'assaillir. S'il eût été dans Perdre des choses que Lucien de Samosate devint chrétien, aucun des Pères de l'Eglise grecque ne l'eût égalé en verve et en éloquence; il eût assuré le triomphe de sa religion, ou sa foi, unie a sa hardiesse, eût fait de lui un martyr. »
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