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Les Aventures
de Télémaque, poème en prose ou roman
poétique composé par Fénelon
pour l'éducation de Louis, duc de Bourgogne, héritier présomptif
de Louis XIV, et son élève. Les voyages de Télémaque,
à la recherche d'Ulysse
son père, que l'on ne voyait pas revenir du siège de Troie,
font le sujet du livre. Télémaque, étant très
jeune, part d'Ithaque avec Mentor,
le plus fidèle ami d'Ulysse, et auquel ce prince, en allant au siège
de Troie, avait confié son fils et sa maison. Mais la déesse
du courage conduit par l'intelligence, Minerve,
qui, à ce titre, protégeait les héros, veut, par une
faveur spéciale, accompagner elle-même le fils d'Ulysse, afin
de l'instruire dans l'art du gouvernement; elle prend la figure de Mentor,
sans que Télémaque en sache rien, et part avec lui.
Après qu'ils ont visité plusieurs
pays, une tempête qui brise leur navire les jette dans l'île
d'Ogygie,
où règne la nymphe
Calypso.
Elle avait connu Ulysse; elle s'intéresse à Télémaque,
lui offre l'hospitalité, et lui demande le récit de ses aventures
depuis son départ d'Ithaque. Télémaque lui raconte
qu'il a été à Pylos, à
Lacédémone; qu'il a fait naufrage sur la côte de Sicile;
qu'il fut ensuite captif en Égypte; que, rendu à la liberté,
il visita Tyr, île de Chypre,
et la Crète, où il prit part
à divers jeux et à diverses épreuves pour décider
de l'élection d'un roi. La couronne lui fut proposée : mais
il la refusa, préférant sa patrie, et se rembarqua pour rentrer
à Itaque. Alors une horrible tempête, suscitée par
Neptune,
à la prière de Vénus,
le jeta dans l'île de Calypso. Cependant la déesse a conçu
une vive passion pour Télémaque, qui, de son côté,
s'est épris d'Eucharis, une des nymphes de Calypso. Mentor, afin
de dérober le fils d'Ulysse au danger, construit un vaisseau pour
quitter l'île; mais les nymphes l'incendient, excitées par
Cupidon.
A la vue des flammes, Mentor précipite
Télémaque à la mer et s'y jette avec lui, pour gagner
à la nage un navire phénicien en vue de l'île, et où
ils sont recueillis. Adoam, qui le commandait, et qu'ils avaient connu
à Tyr, leur raconte la mort de Pygmalion,
roi de cette ville, et d'Astarbé son épouse. Adoam naviguait
vers Ithaque, lorsque Vénus, toujours irritée, demande à
Jupiter
la perte de Télémaque; mais les destins s'y opposent : alors
elle obtient de Neptune qu'une divinité trompeuse enchante les sens
du pilote Acamas, et, comme il croyait entrer
à Ithaque, il arrive dans le port de Salente. Idoménée,
roi du pays, leur fait l'accueil le plus affectueux. Mentor, arrête
une guerre que les Manduriens allaient faire à son hôte, et
la termine par un traité de paix, Télémaque va soutenir
les Manduriens dans une guerre qu' ils ont avec les Dauniens. Idoménée
fait connaître à Mentor l'état de son royaume, les
intrigues de sa cour, les machinations de son favori Protésilas,
qui lui a fait exiler Philoclès, ami sage et prudent. Mentor lui
ouvre les yeux sur l'injustice de cette conduite : Idoménée
rappelle Philoclès, et exile Protésilas.
Cependant Télémaque gagne
l'affection des alliés, celle même de Philoctète,
qui lui raconte ses aventures, et, par sa valeur, donne la victoire aux
Manduriens. Pendant son séjour dans leur camp, averti en songe que
son père Ulysse n'est plus sur la terre, il descend aux Enfers
pour aller l'y chercher; là II rencontre Arcésius, son bisaïeul,
qui lui assure qu'Ulysse est vivant. II revient au camp. Une bataille est
livrée, dans laquelle Télémaque tue Adraste,
roi des Dauniens; il lui fait donner Polydamas pour successeur, et retourne
à Salente, où il admire la prospérité que Mentor
y a établie. Il s'éprend d'amour pour Antiope, fille d'Idoménée;
mais il faut repartir pour Ithaque. Surpris par un calme en mer, nos héros
descendent dans une île déserte; Mentor y reprend la figure
de Minerve, aux yeux mêmes de Télémaque : la déesse
lui donne ses derniers conseils, puis disparaît dans un nuage d'or
et d'azur. Télémaque se hâte de se rembarquer, et arrive
à Ithaque, où il reconnaît son père chez le
fidèle Eumée.
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Les Rois
aux Champs Elysées
« A mesure
que Télémaque s'éloigna de ce triste séjour
des ténèbres, de l'horreur et du désespoir, son courage
commença peu à peu à renaître; il respirait
et entrevoyait déjà de loin la douce et pure lumière
du séjour des héros. C'est dans ce lieu qu'habitaient tous
les bons rois qui avaient jusqu'alors gouverné les hommes : ils
étaient séparés du reste des justes.
Télémaque
s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants
sur des gazons toujours renaissants et fleuris mille petits ruisseaux d'une
onde pure arrosaient ces beaux lieux, et y faisaient sentir une délicieuse
fraîcheur; un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces
bocages de leur doux chant. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps,
qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'automne,
qui pendaient des arbres. Là jamais on ne ressentit les ardeurs
de la furieuse canicule;
là jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni faire
sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang,
ni la cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse, et qui porte des vipères
entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies,
ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs, n'approchent
jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point
et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue. Une lumière
pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et
les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière
n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire
les yeux des misérables mortels et qui n'est que ténèbres;
c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière : elle
pénètre plus subtilement les corps les plus épais
que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal.
Elle n'éblouit jamais au contraire, elle fortifie les yeux et porte
dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité.
Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître
en eux une source intarissable de paix et de joie; ils sont plongés
dans cet abîme de joie, comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent
plus rien : ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière
pure apaise la faim de leur coeur; tous leurs désirs sont rassasiés,
et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que
les hommes vides et affamés cherchent sur la terre : toutes les
délices qui les environnent ne leur sont rien parce que le comble
de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun
sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors : ils
sont tels que les Dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie,
ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur
présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels.
Tous les maux s'enfuient
loin de ces lieux tranquilles : la mort, la maladie, la pauvreté,
la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances
même, qui coûtent souvent autant de peines que les craintes,
les divisions, les dégoûts, les dépits, ne peuvent
y avoir aucune entrée.
Les hautes montagnes
de Thrace, qui, de leur front couvert de neige et de glace depuis l'origine
du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements
posés au centre de la terre, que les coeurs de ces hommes justes
ne pourraient pas même être émus. Seulement ils ont
pitié des misères qui accablent les hommes vivant dans le
monde; mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère
en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle,
une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte
sur leurs visages; mais leur gloire n'a rien de folâtre ni d'indécent
: c'est une joie douce, noble, pleine de majesté; c'est un goût
sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils
sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement
de coeur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle
avait cru mort; et cette joie, qui échappe bientôt à
la mère, ne s'enfuit jamais du coeur de ces hommes; jamais elle
ne languit un instant ; elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le
transport de l'ivresse, sans en avoir le trouble et l'aveuglement.
Ils s'entretiennent
ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent; ils foulent
à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs
de leur ancienne condition qu'ils déplorent; ils repassent avec
plaisir ces tristes mais courtes années où ils ont eu besoin
de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus
pour devenir bons; ils admirent le secours des Dieux qui les ont conduits,
comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls.
Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs coeurs, comme
un torrent de la divinité même qui s'unit à eux; ils
voient, ils goûtent, ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront
toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des Dieux, et ils ne
font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée, un seul
coeur; une même félicité fait comme un flux et reflux
de ces âmes unies.
Dans ce ravissement
divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi
les mortels; et cependant mille et mille siècles n'ôtent rien
à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière.
Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main
des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes, avec une puissance
immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance
empruntée d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent pas
ces vains diadèmes, dont l'éclat cache tant de craintes et
de noirs soucis : les Dieux mêmes les ont couronnés de leurs
propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir. »
(Fénelon,
extrait des Aventures de Télémaque).
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Le Télémaque est une
suite de l'Odyssée;
aussi tout y est emprunté aux Grecs. Fénelon a pris pour
modèles : Homère dans ses deux poèmes;
Xénophon, dans sa Cyropédie;
Platon, dans son Criton et ses traités
de la Politique, de la République, et des Lois;
enfin, il doit à Sophocle l'épisode
tout entier de Philoctète. II a fait de tous ces emprunts,
à la manière des grands poètes, sa propre substance;
il en a tiré un ouvrage vraiment original. Néanmoins, son
livre, sauf les principes de morale générale,
ne pouvait être bien utile pour le prince auquel il le destinait;
cette éducation à la grecque, ces dissertations philosophiques
sur la paix et la guerre, ces préceptes utopiques d'administration,
sont sans application dans nos États modernes; en les lisant, on
ne peut s'empêcher de se rappeler les paroles de Louis
XIV sur le bon archevêque, que c'était le plus bel esprit
chimérique de France.
Fénelon n'avait point destiné
son Télémaque à la publicité; il devait
l'offrir au duc de Bourgogne, à l'époque où ce prince
se marierait. Mais ayant dû quitter son élève deux
ans auparavant, en 1695, pour prendre possession de l'archevêché
de Cambrai, il conserva son ouvrage. Un domestique
chargé d'en transcrire le manuscrit, en 1698, abusa de sa confiance,
et prit une copie subreptice, qui fut imprimée à Paris; en
1699, sous le titre de : Suite du quatrième livre de l'Odyssée,
ou les Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse. La cour
y voulut voir des allusions satiriques à Louis XIV et à ses
ministres. Le livre fut saisi et défendu avant même d'être
entièrement imprimé.
Les libraires de Hollande s'en emparèrent,
et le Télémaque circula dans toute l'Europe, avec
des clefs imaginées par la malignité : on dit qu'il fallait
y voir Louis XIV dans les traits dont étaient peints Idoménée,
Adraste, Pygmalion; Louvois dans Protésilas;
Mme de Maintenon dans Astarbé. Fénelon
repoussa avec force ces interprétations dans une lettre écrite
en 1710 au P. Letellier, confesseur du roi. En effet, les seules allusions
manifestes ont rapport au duc de Bourgogne, que Fénelon voulait
éclairer sur ses défauts naturels, et instruire des devoirs
et des périls de la royauté; quant au reste, il avait, à
la manière des grands moralistes, peint les moeurs, les caractères
généraux, en s'inspirant des modèles qu'il avait autour
de lui, sans néanmoins en faire les portraits.
Ce mélange de faits contemporains,
peints sous les couleurs d'une civilisation antique, avec un idéal
fabuleux, jette un peu de froideur dans le Télémaque,
bien que le plan en soit heureux, le récit rapide, et le style
plein de cette verve tempérée, mais entraînante, qui
est le propre du talent de Fénelon. Trop
souvent, au moment où l'imagination de l'auteur nous emporte dans
le monde d'Homère, un anachronisme
de politique et de morale nous ramène involontairement en plein
siècle de Louis XIV.
C'était un des écueils et,
en même temps, une des nécessités de ce sujet allégorique.
D'une autre part, dans cette fable païenne, et malgré l'appareil
mythologique, les idées sont celles du christianisme. Les dieux
de l'Olympe ne figurent là que pour l'embellissement de la fable.
Considéré dans son but, l'éducation morale d'un roi
futur, le Télémaque est admirable; par le choix du
sujet, Fénelon mettait sans cesse son élève en présence
de lui-même; par la création du personnage de Mentor, il l'instruisait
à rapporter tout le mérite de ses actions à la protection
divine. (F. B.).
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Éditions
anciennes - Le Télémaque
a été publié le plus souvent en 24 livres; mais on
sait maintenant que Fénelon l'avait lui-même partagé
en 18 livres, ce qui est effectivement la division la plus naturelle, parce
qu'ainsi chaque livre comprend une série complète d'aventures.
Ce bel ouvrage a été traduit dans toutes les langues de l'Europe;
des professeurs (Heurtaut, de Caen, 1729; Destouches, 1764; le P. Viel,
1808) ont cru lui mieux donner le caractère de poème en le
tournant en vers latins; tentatives malheureuses, que la réputation
de l'original n'a pu faire vivre.
Les
éditions françaises du Télémaque sont
presque innombrables; nous citerons en première ligne, et pour l'exactitude,
celles des Sulpiciens, dans les oeuvres complètes de Fénelon,
Versailles, 1820-24, 23 vol. in-8°, et de Lefèvre, Paris, 1844,
grand in-16; et, comme édition plus littéraire, avec des
notes et des appréciations littéraires et critiques de chaque
livre, celle de Colincamp, Paris, 1853, in-12.
En
bibliothèque - Bausset,
Histoire de Fénelon, t. III, liv. IV; Voltaire,
Essai sur la poésie épique, conclusion; Laharpe, Cours de
littérature, 2e partie, ch. III, sect. 2; Chateaubriand,
Génie du christianisme,
1re partie, c. 8, et préface des Martyrs;Villemain,
Discours et Mélanges, Notice sur Fénelon; D. Nisard,
Histoire de la littérature française, t. III, ch.
13, § 8; Rigault, Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes,
3e partie, chap. III; Recherches bibliographiques sur le Télémaque,
2e édit., Paris, 1840, in-8°, très intéressante
brochure de M*** (l'abbé Caron), directeur au séminaire de
Saint-Sulpice de Paris
En
librairie - Fénelon, Les
aventures de Télémaque, Gallimard, rééd.
2003.
Autour
de Télémaque : Marguerite
Haillant, A la découverte des aventures de Télémaque,
fils d'Ulysse, Klincksieck, 1995. - De la même, Fénelon
et la prédication, Klincksieck, 1994. Henk Hillenaar, Le
secret de Télémaque, PUF, 1994. - Alain Lanavere et Alain
Viala, Télémaque, je ne sais quoi de pur et de sublime...,
Paradigme Publications universitaires, 1994.
Autre
chose : Louis Aragon,
Les aventures de Télémaque, 1922, rééd.
Gallimard, 1997 (un premier pas vers le surréalisme...). |
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