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Utopie (littérature)

Utopie (du grec ou, non, et topos, lieu), signifie une chose qui ne se trouve nulle part; c'est le nom que Thomas More donna à la république imaginaire dont, à l'exemple de Platon, il se plut à tracer le plan dans le livre intitulé : De optimo statu reipublicae deque nova insula Utopiae, Louvain, 1516, in-4°, plusieurs fois réimprimé. Tel fut le succès de ce livre brillant; telles sont aussi les ressemblances que présentent entre eux les plans de réforme sociale sortis de l'imagination des écrivains qui n'ont été pour la plupart que des théoriciens, que le nom propre est devenu commun, et, par un effet rétroactif, s'applique même, dans le passé, à la République de Platon : ce livre, l'Utopie, la Cité du Soleil de Campanella, la Nova Atlantis de Bacon, l'Océana d'Harrington, l'histoire des Sévarambes de Vaïrasse d'Alais, la Salente de Fénelon, la Polysynodie de l'abbé de Saint-Pierre, et, au XIXe siècle, les doctrines sociales et politiques de Saint-Simon, Ch. Fourrier, Robert Owen et de leurs disciples, forment la liste des principales utopies. L. Reybaud, dans un livre agréable et instructif, a traité des Utopies du XIXe siècle

Voici quelques renseignements qui, en faisant connaître précisément dans ses traits principaux l'Utopie de Thomas More, donneront en même temps, en raison de la ressemblance précédemment signalée, une idée approximative assez exacte de toutes celles dont on n'a pas cru devoir donner ici une exposition spéciale :

Thomas More feint qu'il tenait ses renseignements sur l'histoire et les institutions de l'île d'Utopie d'un certain Rafaël Hytlodeus, voyageur portugais qu'il aurait rencontré à Anvers en 1513. L'itinéraire de Rafaël et la géographie des régions utopiennes, quoique présentés sous une forme un peu plus sérieuse, valent, au fond, ce que valent les plaisanteries inspirées à Rabelais bien évidemment par le livre de son illustre contemporain : 

"De là partans firent voile au vent de la Transmontane, passans par Médeu (nul), par Uti (aucun), par Uden (rien), par Gelasen (pour rire), par les isles des Phées, et jouxte le royaume de Achorie (sans lieu); finalement arrivaient au port de Utopie, distant de la ville des Amaurotes par troys lieues et quelque peu dadvantaige." 
Quoi qu'il en soit, et quelque part qu'elle soit située, l'Utopie est une île; ce détail n'est pas indifférent comme moyen de préserver ses habitants du contact des populations étrangères, et d'assurer la durée des institutions qu'ils ont reçues de leur roi Utopus. Son étendue est à peu près celle de la Sicile; elle contient 54 villes, toutes spacieuses et magnifiques, toutes bâties, autant que possible, dans les mêmes conditions, à égale distance les unes des autres et au centre de territoires équivalents, sinon absolument égaux; de sorte que qui a vu l'une d'elles a vu toutes les autres. Parcourons Amaurole, la capitale. Nous y trouverons de vastes bâtiments uniformes (aulae), espèces de phalanstères habités chacun par un groupe de 30 familles désigné par le nom bizarre de Syphograntie. Ici arrêtons-nous un instant. 

Le mobile de Thomas More, en composant son Utopie, a été, d'une part, la douloureuse indignation que causait à son âme généreuse le spectacle des misères et des vices inhérents à l'état social, et, de l'autre, le désir d'y porter le remède comme tous les réformateurs de cette catégorie. Triomphant dans la critique et dans la négation, mais singulièrement inférieur dans l'invention de ce qu'il veut substituer à ce qui est, c'est surtout dans la propriété qu'il a vu l'origine des maux de la société, de la richesse excessive des uns et de l'extrême misère des autres, de la dureté de ceux-là et de l'envie farouche de ceux-ci, enfin des vices de tous; et il a cru que tout irait pour le mieux le jour où la propriété serait radicalement détruite. C'est dans cet esprit qu'est inspirée toute l'Utopie, oeuvre franchement communiste. 

Ceci dit, c'est là l'idée que nous voyons se développer presque dans les plus petits détails du système, par exemple dans les habitations qui, belles et commodes d'ailleurs, ne ferment que par des portes battantes, afin que chacun puisse, à chaque instant, pénétrer chez chacun, et qu'en outre on quitte au bout de 10 ans, à cette seule fin de ne pas trop s'habituer à l'idée d'un chez soi, d'une demeure propre. Pour le même motif, les hôpitaux, secours réservés ailleurs, faute de mieux, à la souffrance indigente, sont, en Utopie, une institution générale et obligatoire. L'organisation politique est essentiellement démocratique, élective à tous les degrés, très simple si l'on admet comme un fait réalisé la fameuse maxime de Montesquieu, que le ressort d'un État populaire est la vertu; dans le cas contraire, ouverte à tous les désordres, à toutes les brigues, à toute l'incohérence que comporte la démocratie pure. La famille, plus respectée par More que par Platon, se conserve par la sainteté du mariage et par l'agglomération, sous certaines règles de détail, de ses membres autour de son chef. La première loi de sa vie intérieure et extérieure est le travail, qui, comme dû à la communauté, est aussi soumis à une réglementation minutieuse. Le travail agricole est de beaucoup le plus important dans une république d'où le luxe est proscrit. Les produits en sont déposés dans des magasins publics, où ils sont délivrés à chacun au fur et à mesure de ses besoins.

D'ailleurs, la vie commune, les récréations et les repas, tels qu'ils ont lieu dans un collège ou dans un couvent, s'ils ne sont impérieusement prescrits, sont fortement recommandés par le législateur, qui a pensé que tout le monde serait amené à les accepter par l'avantage qu'on y trouverait, avantage matériel, cela est possible, mais gêne perpétuelle pour l'esprit, qui, passé une certaine époque de la vie, et hors de certaines conditions, a besoin de maintenir son indépendance et son individualité. Il n'y a pas lieu de s'étonner envoyant un peuple réputé si heureux et si sage prendre ses précautions pour la guerre. La guerre peut toujours devenir une nécessité à l'égard de voisins entreprenants et injustement agressifs. Mais ce qui surprend et ce qui choque, c'est de voir Th. More; admettre dans son Utopie l'odieux esclavage. On n'est pas moins péniblement affecté de ses idées sur le suicide, dont il fait presque une obligation au malheureux qui, atteint de souffrances incurables, est réputé ne pouvoir plus servir ni à lui-même, ni aux autres. Un système de religion plutôt naturelle que positive, complète l'histoire des Utopiens, leur offre, après la mort, la perspective d'une vie nouvelle, heureuse ou malheureuse, selon leurs mérites et sanctionne les principes de leur morale, sorte d'Epicurisme tempéré qui repousse les faux plaisirs de la vanité et de la cupidité pour s'attacher aux plaisirs modérés des sens et de l'intelligence. Philosophiquement parlant, c'est là une des parties les plus heureuses du livre, à cause de la place qui y est faite à la tolérance.

Malgré l'excellence des intentions, malgré l'approbation des doctes amis de l'auteur, les Érasme, les Budé, l'Utopie de Thomas More, comme toutes celles de la même famille, a été jugée sévèrement. Toute pleine de maximes générales qui charment, au premier abord, par un faux air d'élévation morale et de simplicité, on lui a reproché de ne contenter à aucun égard des esprits instruits par la réflexion et par l'expérience à peser les difficiles conditions de la vie sociale, et à respecter la justice et les penchants de la nature humaine. (B-E.).

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