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1 - Les réactions contre le libéralisme |
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On aurait pu croire à la fin du XVIIIe siècle que la science politique avait définitivement assis sa base dans l'étude du droit naturel. La Révolution, par le trouble qu'elle apporta dans les esprits d'un bout de l'Europe à l'autre, fut, au contraire, le point de départ de doctrines politiques infiniment variées et dont quelques-unes se réclamaient des idées qui semblaient les plus abandonnées depuis cent ans. Dans la difficulté, qu'il y a de classer logiquement ces théories si variées, je prendrai pour guide le beau livre de Henry Michel sur l'Idée de l'Etat. Se plaçant surtout au point de vue français, c'est d'après la manière dont est traitée cette question capitale, en effet, dans la philosophie politique au XIXe siècle, qu'il a classé les écoles politiques. La Réaction politique contre le libéralisme. Elle se manifesta en France par un retour subit vers les maximes théocratiques. A la déclaration des droits de l'homme, de Maistre, de Bonald, Ballanche, Lamennais dans sa jeunesse, répondent par une « déclaration des droits de Dieu ». L'homme étant pécheur, dit Joseph de Maistre, a besoin d'être gouverné. L'existence d'un gouvernement ne dépend pas de lui, mais est un fait nécessaire. La loi n'est pas, comme le prétendent les libéraux et les démocrates, l'expression d'une volonté commune. Elle émane d'une volonté supérieure. Les constitutions ne se rédigent pas sur du papier. Les humains ne font qu'exécuter les ordres de la Providence. Ballanche et Lamennais sont plus libéraux et reconnaissent certains droits aux humains. Bonald se contente de reprendre, sous une forme scolastique, les idées de J. de Maistre. La prétention de l'humain à s'ériger en législateur est aussi insoutenable que le serait «-celle de donner de la pesanteur aux corps ». « L'humain n'existe que pour la société, la société ne le forme que pour elle-même [...]. Dans la société il n'y a pas de droits. il n'y a que des devoirs. » La société n'est qu'un phénomène nécessaire de la volonté divine. Bentham et Burke marquent en Angleterre une espèce de réaction différente. Bentham se livre à une critique étendue du contrat social et du droit naturel. Le droit naturel ne se motive pas. Il n'y a pas de lois naturelles; il n'y a que des penchants que les lois auront pour objet de régler. C'est la loi qui crée le droit, en établissant des délits qui doivent être réprimés. Le contrat social n'est qu'une fiction. L'intérêt personnel explique l'humain, l'intérêt général forme la base de la science politique. La tâche primordiale du gouvernement est de protéger l'individu contre la peine, lui laissant le soin de pourvoir à son plaisir. Il doit donc être attentif et soigneux; on évitera les changements brusques et les révolutions. Une bonne administration vaut mieux que la liberté politique. Le laisser faire, laisser passer sera soigneusement pratiqué. Cette philosophie pratique et prudente eut une influence profonde en Angleterre; on peut dire qu'elle y inspira plus ou moins tous les théoriciens du siècle, Stuart Mill au premier rang, et qu'elle en explique l'histoire politique et sociale. On peut rapprocher de Bentharn Burke, qui nie les droits abstraits, réprouve les systèmes a priori, prône la tradition et l'expérience, professe que, comme toute chose, les constitutions se forment lentement et graduellement, déconseille les appels à la raison individuelle et à la raison générale. La « raison politique » consiste à établir le meilleur compromis possible entre la justice idéale et les nécessités politiques, étant donnés le temps et le lieu où l'on vit. Le vouloir humain doit intervenir le moins possible en matière politique. En Allemagne, ce sont Savigny et Hegel qui mènent la réaction contre le XVIIIe siècle. Savigny est le maître de la philosophie politique historique entrevue par Vico, Montesquieu et Burke. Les institutions vivent et se développent naturellement. Ce serait une grande erreur que de prétendre les codifier selon la raison pure. Le droit ne se façonne pas au gré des hommes et n'est pas le résultat des lois positives. C'est une force, « une fonction » du peuple. « Il est produit partout, par des forces intérieures et silencieuses. »L''Etat a sa vie propre. C'est « la manifestation la plus haute de la puissance de cette force supérieure qui est le cri du peuple ».Il faut se borner à constater historiquement son évolution. Il n'est pas de théorie plus hostile à toute révolution, plus opposée aux idées soutenues par Rousseau. Elle a eu, en Allemagne, un grand développement. Bluntschli fut le disciple direct de Savigny, et Hegel compléta philosophiquement sa doctrine. Sa philosophie, singulièrement complexe et qui a donné lieu à bien des interprétations différentes, a le sens du développement historique, des droits de la raison et d'une raison immanente des choses. Avant tout, elle constitue une réaction contre les tendances du XVIIIe siècle. II n'y a pas à chercher ce que doit être I'Etat. Il y a à considérer ce qu'il est. Il ne peut être autrement qu'il n'est; il faut l'expliquer. Il est logiquement et métaphysiquement supérieur et antérieur à la société. Il représente et incarne le droit suprême. C'est lui qui détermine le degré de liberté et d'égalité qu'il est possible d'accorder. Tout pouvoir est légitime, encore que la monarchie ait la préférence de Hegel. Chaque Etat est indépendant et souverain. L'Etat représente la force et a le droit de se maintenir et de s'agrandir par la force. La raison d'Etat est souveraine. Le droit est pour l'individu l'accomplissement du devoir; la liberté est la soumission à la volonté objective. L'Etat est un organisme, et le développement de l'État un développement organique. L'individu est sans importance. L'esprit de l'Etat, l'État est tout. La fin de l'Etat n'est pas le maintien de la propriété individuelle et des droits de l'individu; elle est le développement de l'Etat. Toutes les doctrines étatistes qui ont pris un tel développement au XIXe siècle, et se sont trouvées appliquée au XXe siècle (Marxisme), relèvent de la philosophie de Hegel. La réaction contre les idées du XVIIIe siècle en France, en Angleterre et en Allemagne, a, on le voit, affecte des formes très diverses. Quelques traits généraux s'en dégagent cependant : nécessité de tenir compte du développement historique, tendance à reconstituer à l'Etat une certaine personnalité, et à lui donner une fin indépendante de l'individu, sentiment, dans l'évolution politique, d'une fatalité divine, historique ou métaphysique : tels sont les principes nouveaux que l'on exalte de préférence à l'idéalisme de la raison pure. Réaction économique et sociale contre le libéralisme. Pour Saint-Simon, la politique doit devenir « une science d'observation » (Le Saint-simonisme). Il intègre l'humain dans la nature et la politique dans la science positive (c'est l'idée que Comte reprendra plus tard avec plus de précision). Mais il s'est abstenu d'en déduire logiquement toutes les conséquences. La vraie révolution politique consistera moins dans la prépondérance de telle forme politique que dans la substitution du « régime industriel » au régime existant antérieurement. L'organisation même de ce régime est demeurée assez vague dans son esprit. Il aura pour principe d'améliorer par la science le sort de l'humanité sous le triple rapport moral, physique et intellectuel. La société sera réorganisée en prenant pour base de la hiérarchie le travail. L'oisiveté sera proscrite, et l'on n'admettra que des producteurs dans la société nouvelle dont les savants, les artistes et les industriels formeront la seule aristocratie. Le bonheur est le but de l'existence sociale. L'idée de droit et de justice est effacée pour Saint-Simon par celle de fraternité et d'amour. Malgré ses protestations en faveur de la liberté et du développement individuel, Saint-Simon, en insistant sur l'organisation par l'Etat et sur la théorie du progrès continu, a servi puissamment la cause de la politique autoritaire de l'Etat dont le pouvoir à ses yeux va jusqu'à modifier la propriété. L'école saint-simonienne, dont l'activité multiple s'est par ailleurs égarée dans bien des rêveries, a continué l'oeuvre politique de son maître en faisant, après lui, la critique de l'individualisme. Il aboutit à l'égoïsme, au libéralisme, à la concurrence brutale, à la rupture des liens sociaux. Il faut une rénovation religieuse pour détacher l'individu de lui-même et créer l'association universelle qui transformera la société et où l'Etat sera le régulateur du travail. La législation aura un caractère moral et pacifique et transformera l'âme humaine dans un sens social. Le gouvernement sera « aimé, chéri, vénéré » et aura l'action la plus étendue. Il doit embrasser l'ordre social tout entier. Il répartira les instruments de travail et le crédit, aura de grands pouvoirs administratifs et interviendra en toute matière jusque dans la croyance même. L'autoritarisme des apôtres du progrès et de l'humanité, Buchez et Leroux, est fait de tendances analogues. Pour Buchez, la fonction des humains dérive de celle de la nation, qui, elle-même, déduit la sienne de celle de l'humanité, qui est le progrès. L'individualisme philosophique, politique, éconornique est blâmable. Sans l'Etat, l'individu est impuissant. Il dépend entièrement du gouvernement qui dirigera ses efforts en vue du but à atteindre. Leroux veut une société « pape et empereur » et considère l'Etat comme le chef-d'oeuvre de la faculté créatrice de l'humain : il doit concilier les droits de l'individu avec ceux de la collectivité. Toutes ces écoles philosophiques dont la contradiction, la phraséologie confuse et parfois, il faut bien le dire, l'incertitude de pensée pratique, ont fait méconnaître la réelle valeur, ont en commun une tendance à développer considérablement le rôle de l'Etat, à en faire l'instrument de l'orientation de l'humanité vers des destinées meilleures, principalement en le faisant intervenir en matière économique. Louis Blanc a montré d'une manière plus précise en quoi doit consister son rôle. Le désordre économique, matériel et moral que nous voyons régner l'indigne. II y a chez lui une sorte de sentiment religieux qui se traduit par cette maxime : il faut travailler pour le progrès général de tous. La liberté consiste dans l'activité libre, c.-à-d. dans le pouvoir. Il faut donc que la collectivité ait le pouvoir et qu'elle s'en serve pour organiser le travail. C'est par l'organisation du travail que l'Etat s'acquittera de son devoir en assurant les droits individuels. Un emprunt servira à créer des ateliers sociaux entre lesquels s'établiront des relations pacifiques; tous les efforts convergeront; les diverses industries seront solidarisées; l'instruction gratuite et obligatoire préparera tous les esprits à ce régime. Sans doute, l'Etat voit son pouvoir accru, mais c'est seulement pour devenir le serviteur de tous. Sa devise est-: « A chacun suivant ses capacités, à chacun suivant ses besoins ».La société se modèlera sur la famille. Les libertés individuelles seront respectées autant qu'il se peut. En somme, Louis Blanc veut réagir contre l'intervention du hasard dans les choses humaines, et il prétend y substituer un système de prévoyance par l'Etat au nom de la science. Avant lui, d'autres penseurs mus par des sentiments analogues étaient allés plus loin. Dès avant 1848, Pecqueur et Vidal avaient donné la théorie du collectivisme. Cabet, dans son Voyage en Icarie, traçait le plan d'un régime entièrement communiste et s'efforçait, peu après, de le réaliser effectivement. en Amérique; renonçant à la liberté, il faisait de tous les citoyens les fonctionnaires dociles d'un Etat chargé de répartir également les jouissances. Le bien-être individuel qui figure au premier plan des préoccupations de tous les socialistes lui paraît devoir résulter nécessairement de ce régime. Même des écrivains qui comptent parmi les plus considérables de l'économie politique orthodoxe contribuèrent à accroître le préjugé en faveur de la puissance de l'Etat. N'était-il pas nécessaire de le faire intervenir pour combattre les effets du principe de population mis en avant par Malthus ou de la théorie de la rente de Ricardo, qui confère au propriétaire foncier une situation si privilégiée? Bien des penseurs en France s'inspirèrent de leurs doctrines pour en tirer des conclusions fort hostiles au laisser faire, laisser passer. Villeneuve-Bargemont, Blanqui, etc., sont au premier rang parmi eux. Sismondi démontre que le but du gouvernement n'est nullement d'accumuler beaucoup de richesses dans un Etat, mais bien plutôt d'augmenter le bonheur général en faisant participer tous les citoyens « aux jouissances de la vie physique que la richesse représente ». L'Etat doit surveiller le rapport entre le revenu et la population, entre la consommation et la production. Son ingérence en matière économique est continuellement nécessaire ; la souveraineté populaire n'est qu'une abstraction, et le suffrage universel est aussi critiquable que l'individualisme. C'est la raison éclairée qui doit gouverner dans l'Etat. L'importance de ce premier socialisme français et des théoriciens qui s'en rapprochèrent est donc, grande dans l'histoire de la science politique. Tous ces penseurs estimèrent, comme on l'a fort bien dit, que la société n'est pas « la réunion atomistique des individus », mais « une unité constituée ». La liberté n'est pas une fin en soi, mais au moyen en vue d'une fin supérieure, « l'ennoblissement et l'émancipation de tous les humains par l'action civilisatrice de la société ». L'idéal de gouvernement est « un gouvernement scientifique », car le but de la politique doit être la plus haute culture humaine possible. L'Etat n'est pas une institution de police et d'ordre, mais une « puissance plastique et bien réellement directrice ». Les mêmes tendances se retrouvent en Angleterre chez Owen, en Allemagne chez List et son école, qui furent les précurseurs directs de Lassalle et de Marx. D'ailleurs, l'influence française est prédominante dans ce mouvement qui atteint son apogée en 1848. (André Lichtenberger). |
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