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On connaît
sous le nom des Trois Ethiques d'Aristote
trois traités sur l'éthique ou
la morale, et qui sont :
• L'Éthique à
Nicomaque, en dix livres;
• La Grande Éthique, en deux
livres;
• L'Éthique à Eudème,
en sept livres, dont trois sont la reproduction textuelle de trois livres
de l'Éthique à Nicomaque.
Ces trois ouvrages, qui traitent tous à
peu près in extenso le même sujet, sont comme trois
reproductions libres du même texte original, ou tout au moins de
la même pensée fondamentale. Suivant les uns, ce seraient
trois résumés faits par des élèves; suivant
d'autres encore, des paraphrases postérieures; suivant d'autres
enfin, les notes du maître lui-même. Brandis, Schleiemacher,
Pansch, Spengel, Teudelenbourg, Bonitz, Fischer, Fritzsch, ont laborieusement
discuté le problème de l'origine et des rapports de ces trois
écrits, dont Barthélemy Saint-Hilaire a fait, en France,
une étude et une traduction des plus estimées. L'avis le
plus général fait l'Éthique à Nicomaque
le plus original et le plus complet des trois traités et considère
les deux autres comme des résumés de moins de valeur et d'authenticité.
Ne dissimulons pas, du reste, que quelques-uns des critiques précités
soutiennent des opinions assez différentes de celle-ci.
Nous allons résumer les dix livres
de l'Éthique à Nicomaque, en ayant soin d'indiquer
ce qu'y ajoutent les deux autres ouvrages dans leurs parties correspondantes.
Analyse de l'Ethique
à Nicomaque
Livre Ier.
Le bien et le bonheur.
Toute action de l'humain a un but : c'est
le propre de l'être raisonnable; tous ces buts se subordonnent et
se coordonnent par rapport à un but suprême total; qui peut
être appelé le bonheur. Il faut
rejeter toutes les idées superficielles ou incomplètes sur
la bonheur. Il faut, pour cela :
1° reconnaître l'identité
foncière du bien et du bonheur;
2° reconnaître que le bien n'est
pas une idée pure, un type idéal unique
et immuable, mais qu'il consiste toujours dans l'accomplissement
des fins (Cause
finale, finalité) ou destinées de l'être
dont on parle : or, ces fins varient avec les êtres; il y a donc
proprement autant de biens qu'il y a de fins, autant de fins qu'il y a
de catégories il ne faut donc pas parler
d'un bien en soi;
3° conclure de là que le bonheur
implique une certaine activité de l'âme,
activité conforme à sa nature et à sa destination,
conforme, en particulier, à son intelligence.
Ces principes posés, il est facile de réfuter et les opinions
vulgaires sur le bonheur, et l'idéalisme
platonicien, et les subtilités pythagoriciennes
et éléatiques. De là
aussi on peut inférer déjà que, le bonheur impliquant
l'acte, le bonheur parfait exigerait l'acte parfait.
Or on sait, par la Métaphysique
que l'acte pur, c'est Dieu. II n'y a donc d'absolu
bonheur que pour l'être absolu, puisque
tous les autres ne sont qu'en puissance et
en devenir. Par là même leur bonheur est comme leur être,
en partie dépendant de circonstances extérieures, en partie
réel, en partie possible, en partie impossible.
Aristote combat ici d'avance l'un des plus
célèbres paradoxes des Stoïciens,
qui fait dépendre le bonheur exclusivement de la sagesse. Aristote
reconnaît que les biens extérieurs y contribuent. Le bonheur
ainsi entendu, c'est l'ensemble des conditions et des actes qui constituent
la réalisation, par l'être humain, de sa destination naturelle.
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Le bonheur,
fin de l'homme. Nature du bonheur
« Comme il
y a plusieurs fins, à ce qu'il semble, et que nous en pouvons rechercher
quelques-unes en vue des autres, la richesse par exemple, et en général
toutes ces fins qu'on peut appeler des instruments, il est bien évident
que toutes ces fins ne sont pas parfaites et définitives par elles-mêmes.
Or, le bien suprême doit être quelque chose de parfait et de
définitif. Par conséquent, s'il existe une seule et unique
chose qui soit définitive et parfaite, elle est précisément
le bien que nous cherchons; et s'il y a plusieurs choses de ce genre, c'est
la plus définitive d'entre elles qui est le bien.
Or, à notre
sens, le bien qui doit être recherché pour lui seul est plus
définitif que celui qu'on cherche en vue d'un autre bien : en un
mot, le parfait, le définitif, le complet est ce qui est éternellement
digne d'être recherché en soi, et ne l'est jamais en vue d'un
objet autre que lui.
Mais voilà
précisément le caractère que semble avoir le bonheur
: c'est pour lui et toujours pour lui seul que nous le recherchons, ce
n'est jamais en vue d'une autre chose. Au contraire quand nous poursuivons
les honneurs, le plaisir, la science, la vertu sous quelque forme que ce
soit, nous désirons bien sans doute tous ces avantages pour eux-mêmes,
puisqu'indépendamment de toute autre conséquence nous désirerions
certainement chacun d'eux; mais cependant nous les désirons aussi
en vue du bonheur, parce que nous croyons que tous ces avantages divers
nous le peuvent assurer, tandis que personne ne peut désirer le
bonheur en vue de quoi que ce soit autre que lui.
Du reste, cette conclusion
à laquelle nous venons d'arriver semble sortir également
de l'idée d'indépendance, que nous attribuons au bien parfait,
au bien suprême. Évidemment nous le croyons indépendant
de tout. Et quand nous parlons d'indépendance, nous entendons par
là ce qui, pris dans son isolement, suffit à rendre la vie
désirable, et fait qu'elle n'a plus besoin de quoi que ce soit;
or c'est là justement ce qu'est le bonheur.
Disons en outre que
le bonheur, pour être la plus désirable des choses, n'a pas
besoin de faire nombre avec quoi que ce soit. Si l'on devait y ajouter
une chose quelconque, il est clair qu'il suffirait de l'addition du plus
petit des biens pour le rendre plus désirable encore, car alors
ce qu'on y ajouterait ferait une somme de biens supérieure [...].
Ainsi donc le bonheur est certainement quelque chose qui est définitif,
parfait, et qui se suffit à soi-même, puisqu'il est la fin
de tous les actes possibles à l'homme.
Mais peut-être,
tout en convenant avec nous que le bonheur est sans contredit le plus grand
des biens, le bien suprême, peut-on désirer encore d'en connaître
plus clairement la nature.
Le plus sûr
moyen d'obtenir cette complète notion, c'est de savoir quelle est
l'oeuvre propre de l'homme. Ainsi, de même que pour le musicien,
pour le statuaire, pour tout artiste, et en général pour
tous ceux qui produisent quelque oeuvre et qui agissent d'une façon
quelconque, le bien et la perfection, ce semble, sont dans l'oeuvre spéciale
qu'ils accomplissent; de même, à ce qu'il paraît, l'homme
doit trouver le bien dans son oeuvre propre, si toutefois il est une oeuvre
spéciale que l'homme doive accomplir.
Mais est-ce que par
hasard, quand le maçon, le tourneur, etc., ont une oeuvre spéciale
et des actes propres, l'homme seul n'en aurait pas? Serait-il condamné
par la nature à l'inaction? Ou plutôt, de même que l'oeil,
que la main, que le pied, et en général que chaque partie
du corps remplit évidemment une fonction spéciale, de même
n'est-il pas à croire que l'homme, indépendamment de toutes
ces fonctions diverses, a encore la sienne propre ? Mais quelle peut être
cette fonction caractéristique?
Vivre est une fonction
commune que l'homme partage même avec les plantes, et l'on ne cherche
ici que ce qui lui est exclusivement spécial. Il faut donc mettre
hors de ligue la vie de nutrition et de développement. A la suite,
vient la vie de sensibilité, mais cette vie à son tour se
montre égal ment commune à d'autres êtres; au cheval,
au boeuf, et en général à tout animal aussi bien qu'à
l'homme.
Reste donc la vie
active de l'être doué de raison [...]. Ainsi, la fonction
propre de l'homme serait l'acte de l'âme conforme à la raison.
Si tout ceci est
vrai, nous pouvons admettre que l'oeuvre propre de l'homme en général
est une vie d'un certain genre, et que cette vie particulière est
l'activité de l'âme, et une continuité d'actions que
la raison accompagne [...].
Mais le bien, la
perfection pour chaque chose varie suivant la vertu spéciale de
cette chose. Par suite, le bien propre de l'homme est l'activité
de l'âme dirigée par la vertu; et s'il y a plusieurs vertus,
dirigée par la plus haute et la plus parfaite de toutes.
Ajoutez encore que
ces conditions doivent être remplies durant une vie entière
et complète; car une seule hirondelle ne fait pas le printemps,
non plus qu'un seul beau jour; et l'on ne peut pas dire davantage qu'un
seul jour de bonheur, ni même que quelque temps de bonheur, suffise
pour faire un homme heureux et fortuné. »
(Aristote,
extrait de L'Ethique à Nicomaque, trad. A. Fouillée).
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Livre II. De la
vertu.
La vertu est le
mode d'activité qui conduit au bonheur, ou plutôt qui le constitue.
Aristote distingue des vertus morales et des vertus intellectuelles, à
peu près correspondantes à ce qu'il appelle ailleurs la vie
pratique et la vie théorétique, pensée
et action. Il y a dans la vertu deux éléments à distinguer
: l'un est la raison, l'autre l'habitude.
Ce n'est pas assez d'avoir par nature une disposition à bien faire;
ce n'est pas même assez d'avoir la connaissance
de ce qu'on doit faire et de le faire par un effort de la raison il faut
que la raison devienne en nous une seconde nature, et c'est ce qui fait
que le mot éthique, qui désigne la morale, dérive
du mot êthos, qui signifie habitude. La vertu est, en effet,
"l'habitude raisonnable". Partant, on peut dire : c'est en faisant
des actes de vertu que l'on devient vertueux. Il n'y a dans l'humain que
ces trois choses : des passions, des facultés
et des habitudes. Les vertus et les vices ne sont ni des passions ni des
facultés permanentes, ce sont des habitudes. En ce sens, on peut
déjà dire : la vertu est un milieu entre la nature et la
raison, entre l'instinct et l'effort,
entre l'acte pur et la pure passivité. Plus spécialement,
la vertu est un milieu, c'est-à-dire un équilibre entre les
activités diverses, les tendances contraires de notre être
physique et moral. Aristote rend cette définition plus sensible
par quelques applications particulières, qui prouvent que Ia vertu
tient le milieu entre tous les extrêmes, extrêmes par défaut
ou extrêmes par excès.
Livre III. De
la volonté et de son rôle dans la vertu.
Il n'y a de vertu que dans des actes voulus,
c'est-à-dire dans la volonté. Il
y a deux sortes d'actes involontaires, les uns qui se font par force majeure,
les autres par ignorance. Il faut se garder d'excuser comme non voulus
ou n'entraînant pas la responsabilité les actes où
l'entraînement n'a pas été fatal, irrésistible,
mais seulement prépondérant; car la vertu eût consisté
précisément à triompher de cet entraînement.
Pour qu'il y ait volonté et responsabilité, il faut qu'il
y ait eu délibération et détermination. C'est ce qu'Aristote
nomme une préférence morale, et qu'il distingue soigneusement
du désir, de la passion, de la pensée.
L'objet de la volonté, objet que choisit par conséquent toujours
la préférence morale, c'est le bien : toute volonté
veut le bien, mais il n'y a que la vertu qui discerne et choisisse le véritable
bien, et non le bien apparent. Ce n'est pas une raison pour dire que la
volonté soit irresponsable et que l'humain ne pèche que par
ignorance. S'habituer à discerner le bien, c'est précisément
la vertu, et c'est un vice de n'avoir pas acquis cette habitude. Vices
et vertus sont des effets volontaires de la liberté.
Après ces théories
générales, Aristote passe à l'examen des différentes
vertus, en commençant par celle où la volonté paraît
jouer le plus grand rôle : le courage.
Comme toute vertu, le courage est un milieu ou un équilibre entre
la peur et la témérité. Aristote
en donne la définition et des exemples
divers. Il distingue cinq classes ou modes de courage : courage civique,
courage de l'expérience, courage de la colère, courage de
la confiance et du sang-froid, courage de l'ignorance. Le courage est un
effort, comme toutes les vertus. La tempérance est la seconde vertu
qu'il étudie; il montre sa supériorité sur l'apathie
et sur la sensualité, et prouve qu'elle est l'effet de la raison
et de la volonté luttant contre la passion.
Livre IV. Application
des principes aux différentes vertus.
C'est une longue et savante analyse
des conditions et des caractères pratiques
de diverses vertus particulières : libéralité, magnificence
(en quoi elles diffèrent de la prodigalité et du faste),
magnanimité ou vraie fierté; le juste milieu entre l'ambition
et l'indifférence n'a pas de nom spécial, et l'on prend ambition
tantôt en bonne part, tantôt dans le sens d'excès d'ambition;
douceur, milieu entre l'irascibilité et l'impassibilité;
esprit de société ou amabilité, véracité
et franchise sans brusquerie ni flatterie; ironie fine, gaieté sans
fiel et sans trivialité; pudeur naturelle à la jeunesse,
sans affectation, etc.
Livre V. Théorie
de la justice.
La justice n'est pas une vertu privée
ou individuelle elle règle les rapports entre les êtres, du
moins leurs rapports volontaires. Deux espèces de justice :
1° justice distributive, politique
et sociale, qui consiste dans l'égalité, ou du moins dans
l'exacte proportionnalité entre quatre termes : deux êtres
et deux attributs qu'on leur assigne; le point
délicat est de déterminer la valeur relative des personnes
que l'on compare;
2° justice légale ou réparatrice,
qui tend à rétablir l'égalité détruite,
c'est-à-dire à rétablir l'équilibre entre la
perte faite par l'un et le profit fait par l'autre dans des relations
qui ne sont pas volontaires des deux parts.
Aristote compare la première espèce
de justice à une proportion géométrique la seconde
à une proportion arithmétique. II distingue ensuite le droit
naturel et le droit légal, indique les conditions générales
de la justice sociale comme institution et prouve que l'injustice ou la
justice doit être volontaire pour mériter ce nom. La justice
est par là même, et aussi par l'exercice qu'elle suppose de
la raison, une vertu essentiellement humaine. L'honnêteté
ou l'équité est un degré de justice que la loi ne
peut réglementer. Il n'y a pas d'injustice envers soi-même
: le suicide est un crime envers la société.
Livre VI. Des
vertus intellectuelles.
L'âme peut être considérée
comme ayant deux parties : l'une irraisonnable, le coeur, principe d'action;
l'autre raisonnable, l'esprit, principe de réflexion.
Dans l'esprit lui-même il faut distinguer l'intuition
des principes et la perception
ou la conception des applications contingentes.
Pour chacune de ces deux facultés intelligentes, la vertu on le
bon état consiste à pouvoir trouver la vérité.
Il y a cinq moyens d'arriver à la vérité
:
1° l'art;
2° la science;
3° la prudence;
4° la sagesse;
5° l'intelligence.
Tous ces moyens nous font connaître
la vérité théorique et pratique à la fois.
L'art est à la faculté de produire
ce qu'est la science à la faculté
de concevoir. La prudence est le résultat de l'expérience
et règle notre conduite dans les détails du contingent. L'intelligence
est la faculté de percevoir directement les principes ou axiomes
de tout ordre. La sagesse est le plus haut degré de la science;
elle est bien supérieure à la prudence empirique; elle a
un but plus relevé que le simple bonheur
ou l'avantage pratique. Aristote applique à ces cinq moyens de connaissance
des règles qui sont à la fois celles de la logique
et de la morale; la vertu ne se confond pas sans doute avec la raison,
mais il n'y a pas de vertu sans la raison, ne fût-ce que par ce simple
motif que la vertu suppose la délibération, et que la délibération,
pour être sage, suppose la raison.
Livre VII. Du
plaisir et de son usage.
Pour comprendre bien tout un ordre de
vertus relatives à la tempérance, il faut étudier
psychologiquement le plaisir. Distinguons trois
classes de plaisirs : plaisirs naturels propres à l'humain, plaisirs
brutaux, plaisirs anomaux ou maladifs. Les premiers seuls sont susceptibles
de tempérance ou d'intempérance, idées qui ne s'appliqueraient
aux autres que par une extension abusive. Aristote
examine les différentes espèces d'intempérance, en
insistant particulièrement sur la débauche, qui est la recherche
excessive et froidement résolue du plaisir en vue de lui-même
et sans autre but. L'intempérance irascible est moins dangereuse
que l'intempérance concupiscible. L'intempérance peut plus
aisément se corriger que la débauche, dont la punition est
préciséunent qu'elle va toujours croissant et dégrade
l'homme de plus en plus. La tempérance est plus générale
que la sobriété : elle résulte à la fois de
la raison et de la prudence empirique. Ici Aristote s'élève
tout à coup au-dessus des préceptes de morale pratique pour
étudier la nature psychologique et métaphysique
du plaisir. En soi, le plaisir est-il un mal, comme certaines écoles
idéalistes l'ont soutenu? Non. C'est l'épanouissement de
la vie, de l'activité. Il est bien vrai qu'il s'y mêle des
éléments de changement et d'iinperfection inséparables
de notre nature humaine; que les plaisirs du corps surtout peuvent amener
des troubles fâcheux; mais ce n'est pas une raison pour les proscrire,
ou pour dire, avec Speusippe, que le bien est
l'intermédiaire entre les deux excès du plaisir et de la
douleur. L'important est de ne pas confondre le bien avec le plaisir.
Livres VIII et
IX. De l'amitié.
Aristote intercale ici deux livres entiers
consacrés à la théorie de l'amitié. Cette affection,
comme toutes les autres relations entre les humains, ne peut être
fondée que sur l'âme de ces trois choses : le bien, le plaisir
ou l'intérêt. La première seule est durable et vraie,
car les autres passent avec les motifs qui les engendrent. Pour l'amitié
comme pour la vertu, distinguons l'acte et la disposition. Le fait de rendre
service, d'obliger actuellement, n'est pas nécessaire
pour que l'amitié existe. Aristote passe en revue les diverses formes
de l'amitié, les nuances qu'elle peut revêtir entre égaux,
entre inférieur et supérieur, entre bienfaiteur et protégé,
entre parents et entre amants. Plus loin, il s'élève à
des considérations beaucoup plus générales sur les
rapports de la justice avec amitié, sur les institutions politiques
qui donnent le plus grand rôle aux sentiments
d'affection et d'équité dans tous les rapports des citoyens
et des familles. Il aborde ensuite l'examen de plusieurs questions très
délicates sur la délimitation des devoirs et des égards
que les différentes sortes d'amitié exigent. Il discute la
question si l'amitié est un égoïsme
à deux : il montre qu'elle est impossible ou blâmable sans
la vertu. Il applique ensuite les mêmes théories à
l'amitié civile, c'est-à-dire à la concorde entre
citoyens, et montre qu'elle est la fin et l'accomplissement parfait de
la justice à tous égards : l'amitié, c'est le comble
de la justice. Après l'analyse critique de l'égoïsme,
viennent diverses questions sur le nombre des amis, sur les bienfaits mutuels,
sur l'utilité des amis dans le bonheur et dans le malheur, sur l'horreur
de l'humain pour l'isolement, sur la douceur de l'intimité vertueuse,
etc.
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Explication
du plaisir causé par l'amitié
« La vie à
elle toute seule est bonne et agréable; et ce qui le prouve bien,
c'est que tout le monde y trouve des charmes, et très spécialement
les gens vertueux et fortunés. Car la vie leur est plus désirable,
et leur existence est la plus heureuse sans contredit. Mais celui qui voit
sent qu'il voit; celui qui entend sent qu'il entend; celui qui marche sent
qu'il marche, et de même pour tous les autres cas; il y a quelque
chose en nous qui sent notre propre action [la conscience], de telle sorte
que nous pouvons sentir que nous sentons, et penser que nous pensons. Mais
sentir que nous sentons, ou sentir que nous pensons, c'est sentir que nous
sommes, puisque nous avons vu qu'être c'est sentir ou penser. Or,
sentir que l'on vit, c'est une de ces choses qui sont agréables
en soi; car la vie est naturellement bonne; et sentir en soi le bien que
l'on possède soi-même est un vrai plaisir. C'est ainsi que
la vie est chère à tout le monde, mais surtout aux gens de
bien, parce que le vie est en même temps un bien et un plaisir pour
eux; et par cela seul qu'ils ont conscience du bien en soi, ils en éprouvent
un plaisir profond.
Mais ce que l'homme
vertueux est vis-à-vis de lui-même, il l'est à l'égard
de son amii, puisque son ami n'est qu'un autre lui-même.
Autant donc chacun
aime et souhaite sa propre existence, autant il souhaite l'existence de
son ami, ou peu s'en faut. Mais nous avons dit que si l'on aime l'être,
c'est parce qu'on sent que l'être qui est en nous est bon; et ce
sentiment-là est en soi plein de douceur. Il faut donc avoir aussi
conscience de l'existence et de l'être de son ami; et cela n'est
possible que si l'on vit avec lui, et si l'on échange dans cette
association et paroles et pensées. C'est là véritablement
ce qu'on peut appeler entre les hommes la vie commune; et ce n'est pas,
comme pour les animaux, d'être parqué simplement dans un même
pâturage. Si donc l'être est en soi une chose désirable
pour l'homme fortuné, parce que l'être est bon par nature
et en outre agréable, il s'ensuit que l'être de notre ami
est bien à peu près dans le même cas; c'est-à-dire,
que l'ami est évidemment un bien qu'on dot désirer. Or, ce
qu'on désire pour soi, il faut arriver à le posséder
réellement; ou autrement, le bonheur sur ce point serait incomplet.
Donc en résumé l'homme, pour être absolument heureux,
doit posséder de vertueux amis. »
(Aristote,
extrait de L'Ethique à Nicomaque, trad. B. Saint-Hilaire).
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Livre X. Du plaisir
et du bonheur véritables.
Aristote complète ici sa théorie
sur le plaisir, d'abord en réfutant toutes celles de ses prédécesseurs,
ensuite en posant ces deux thèses : d'une part, le plaisir n'est
pas le souverain bien ou le bien en soi; d'autre part, il y a des plaisirs
désirables et non mauvais; enfin, en rattachant la théorie
du plaisir aux théories générales de la Métaphysique,
le bonheur consiste dans l'acte; plus l'acte est pur, plus grand est le
bonheur. Le plaisir est comme la consommation de l'acte, il y ajoute une
sorte de superflu ou d'abondance qui en achève et en rehausse la
jouissance. C'est une sensation qui ne constitue
pas, mais qui accompagne le bonheur et le bien. L'humain aime le plaisir
comme il aime la vie, comme il aime acte. Ni le bonheur ni le plaisir,
du reste, ne peuvent atteindre à la perfection. Le bonheur est le
but; rien n'est plus admirable, plus grand que le bonheur; car c'est l'accomplissement
par l'humain de sa propre destinée. Le suprême bonheur, le
bonheur parfait, serait dans l'acte pur, dans la contemplation éternelle
de l'intelligence pure par elle-même.
Au-dessous vient le bonheur de l'intelligence imparfaite dans son exercice
normal et calme; en troisième lieu, les joies de la vertu ou de
l'activité pratique morale, consistant essentiellement dans l'accomplissement
du devoir, mais exigeant cependant une quantité minimum de bien-être
extérieur, sans lequel l'âme perdrait son repos. Du reste,
toutes les théories relatives au bonheur ou à la vertu sont
de bien faible importance. En morale , la pratique est tout. De là
le grand rôle du législateur et du moraliste. Aristote termine
son Ethique en annonçant le traité de Politique,
qui va en être l'application.
Grande Éthique
et Éthique à Eudème
Il ne nous reste plus qu'à indiquer
les quelques développements que les deux autres traités ajoutent
à celui que nous venons d'analyser.
Grande Éthique.
La Grande Éthique s'attache
à définir le mot bien et à distinguer les divers biens
(biens de l'âme, biens du corps, biens extérieurs). Les uns
sont des fins, les autres des moyens; la vertu ne poursuit que les premiers.
La vertu consiste essentiellement dans une habitude ou disposition permanente.
Les bonnes dispositions sont dans une sorte de milieu, les mauvaises dans
un excès ou un défaut. Les vertus y sont passées en
revue à peu près comme dans le précédent ouvrage;
puis viennent, un peu plus développées sur quelques points,
les théories du plaisir, du bonheur, de
l'amitié. Les vertus intellectuelles
sont omises, et le traité est inachevé.
Éthique
à Eudème.
L'Éthique à Eudème
commence par la théorie du bonheur et offre, dans le début,
quelques divergences assez notables avec la manière ordinaire d'Aristote.
La notion du bien est traitée ensuite principalement en vue de réfuter
les théories platoniciennes. Mais,
d'après la juste remarque de Fritzsch, tout l'ouvrage roule plus
sur la notion de bonheur que sur celle de bien. La théorie de l'activité
volontaire est développée à peu près de même
que dans l'Ethique à Nicomaque, mais avec moins d'ordre.
L'énumération et l'analyse
des vertus particulières sont moins étendues. Puis viennent
les trois livres qui sont identiquement communs aux deux ouvrages. Le septième
et dernier livre de l'Éthique à Eudème a subi
des altérations et des transpositions qui ne permettent pas de voir
comment se rattache à l'ensemble la question obscure de l'usage
des choses.
Quoique moins symétriquement accompli,
moins régulier et moins complet que l'Organon
logique d'Aristote, ce cours de morale théorique et pratique est
un monument digne, même avec ses lacunes, de l'admiration dont il
jouit depuis des siècles. (PL). |
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