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C'est un lieu commun, en psychologie, d'affirmer qu'on ne peut définir le plaisir [et la douleur]. Et en effet, à quiconque ne l'aurait jamais senti, il serait évidemment impossible d'en donner une idée. Pourtant, quoique rien n'en puisse suppléer l'expérience, on pourrait tenter du plaisir une définition qui, du moins, serait correcte, s'appliquant « à tout le défini et au seul défini ». On le définirait par l'effort qui l'accompagne toujours. On dirait que le plaisir est un état tel que nous faisons effort pour le conserver et pour le retrouver. On dirait que la douleur est un état tel que nous faisons effort pour le chasser et pour le fuir. Cette définition ne formule sans doute que l'effet immédiat du plaisir et de la douleur. Mais on pourrait se demander si ce n'en est pas en même temps l'essence même, si nous n'appelons pas précisément douleur tout état que notre être s'efforce instinctivement de repousser. Les différents plaisirs sont, comme les penchants auxquels ils se rattachent, ou physiques ou moraux; ce sont ou des sensations ou des sentiments agréables; mais, quelle que soit à cet égard leur diversité, quelle que soit, par exemple, la différence que nous remarquons entre le plaisir d'avoir fait une bonne action et celui de goûter un mets exquis, il n'en est pas moins vrai qu'entre ces deux phénomènes il existe un trait de ressemblance essentielle qui nous porte invinciblement à les réunir sous une désignation commune. Le plaisir est un phénomène éminemment relatif; on veut dire par là que ce qui agrée à l'un peut déplaire à l'autre, et que, suivant la disposition du moment, un méfie objet peut devenir pour une même personne l'occasion d'un vif plaisir, d'un plaisir moindre, ou même d'une peine. A cet égard, mobilité extrême, et nulle règle possible. Chacun prend son plaisir où il le trouve. C'est une des principales raisons qu'on doit invoquer contre les systèmes de morale qui font du plaisir le but suprême de notre vie, et de la recherche du plaisir la loi de nos déterminations. En effet, outre que ce principe est, à d'autres égards, tout à fait insuffisant, il n'a ni la fixité, ni l'autorité nécessaire pour constituer une loi. Épicure veut que les humains cherchent le plaisir, et il le trouve pour son compte dans la pratique de la vertu, non parce que la vertu est bonne en elle-même, mais parce qu'elle nous préserve des troubles et des agitations qui s'opposent au plaisir paisible et durable de l'âme. C'est là, sans doute, une morale qui a ses défauts, mais dans laquelle cependant l'application prévient jusqu'à un certain point les funestes conséquences du principe. Mais que tel disciple d'Épicure, s'emparant de quelques paroles échappées au maître, fasse consister le plaisir non plus même dans cette vertu intéressée que recommandait Épicure, mais dans la satisfaction des appétits les plus grossiers, des penchants les plus déréglés, que dans une école voisine (École cyrénaïque), Aristippe professe ouvertement la supériorité des plaisirs du corps sur les plaisirs de l'esprit, de quel droit contestera-t-on la légitimité de cette doctrine, si l'on n'a posé comme loi morale, bien au-dessus du plaisir, chose mobile, relative, individuelle, l'idée du bien absolu qu'il n'appartient à personne d'interpréter à son gré? Il faut en dire autant des moralistes modernes, tels que Smith et Hutcheson, qui ont fait du sentiment moral, c.-à-d. des plaisirs qui dérivent de l'exercice de la bienveillance et de la sympathie, la base de leur doctrine. Bien qu'inspirées par un esprit généreux, ces doctrines manquent cependant d'autorité et de sanction. En un mot, le plaisir, de quelque source qu'il vienne, n'est pas bon par cela seul qu'il est le plaisir; et si les plaisirs moraux se recommandent plutôt que les plaisirs physiques aux aspirations de l'humain de bien, ce n'est pas parce qu'ils sont plus nobles ou plus délicats, c'est parce qu'ils sont la suite et le signe des devoirs accomplis. (B-e.). Il est nécessaire de séparer avant tout le plaisir physique du plaisir moral, le plaisir-sensation du plaisir-sentiment. Il semble étrange qu'on les ait si souvent réunis, qu'on ait prétendu les enfermer dans une même formule. En effet, si l'on y réfléchit un peu, on s'aperçoit qu'il n'y a guère de ressemblance entre le plaisir physique et le plaisir moral, entre le plaisir d'une saveur par exemple et la joie de retrouver un ami. II en est de même pour les douleurs : la souffrance d'une brûlure ne ressemble en rien à la tristesse d'une séparation. Il n'y a guère de commun que le mot; et si on emploie le même mot, ce n'est pas nécessairement signe que « les choses » sont les mêmes; c'est une simple métaphore. On a transporté aux joies morales le mot qu'on employait primitivement pour les jouissances physiques; et ce transport a été causé, comme il arrive souvent, par une analogie assez lointaine. Séparons donc nettement ces deux faits. Il n'y a pas lieu de ranger dans la même catégorie le plaisir corporel et le plaisir moral. Et reconnaissons que le premier est un fait purement physiologique. En dépit de toutes les subtilités, le plaisir corporel appartient à la physiologie et non à la psychologie. C'est à la science des nerfs et du cerveau de nous en déterminer les causes, et ces causes sont, à n'en pas douter, corporelles: il est très probable que l'excitation des nerfs est la cause vraie, essentielle; une excitation modérée d'un nerf est agréable; une excitation très forte est douloureuse. Toute la théorie du plaisir physique se ramène peut-être à ces termes très simples.
Ce qui intéresse le psychologue c'est donc uniquement le plaisir moral : c'est du plaisir moral que nous devons étudier la cause, puis les effets et le rôle. Parmi les diverses hypothèses qui ont été formulées sur la cause du plaisir, il en est une, si importante, si longtemps en vogue et professée, si « classique, » qu'elle mérite un examen tout spécial. C'est la théorie fameuse, créée par Aristote, reprise par Hamilton et par une multitude de penseurs, qui rattache le plaisir à l'action. Toute action, tout déploiement d'énergie produit du plaisir. Tout obstacle à notre activité produit de la douleur. « Tout plaisir résulte du libre jeu de nos facultés et aptitudes, toute peine de leur répression ou activité forcées " (Hamilton, Lectures, II, d77).Telles sont les formules régnantes, que l'on prend à peine le soin d'établir, et que l'on propose presque comme des axiomes. Quelle en est la valeur réelle? Cette proposition : « Tout plaisir résulte de l'activité », a le triple défaut d'être vague, en désaccord avec les faits et sophistique. Elle est vague, car d'abord on ne voit pas bien de quelle « activité » il est question. Veut-on dire que le plaisir naît quand nous exécutons des mouvements? Ce serait en somme le seul sens net du mot « activité ». Mais il est manifeste que ce n'est pas ce qu'on veut dire quand nous écoutons une belle symphonie, nous ne sommes pas actifs en ce sens là. Par activité on entend donc probablement le jeu de nos fonctions, quelles qu'elles soient, physiques ou mentales; mais alors la formule devient singulièrement large, si large qu'elle ne nous apprend presque plus rien, et qu'elle revient à peu près à ceci pour éprouver du plaisir, il faut vivre. Elle est encore vague pour une autre raison : on ne voit pas quelles conditions l'activité doit remplir pour donner naissance au plaisir. - Faut-il qu'elle soit intense? A lire certains psychologues classiques, on le croirait. Mais cette théorie est tout à fait inadmissible. Nous pouvons tous constater que l'effort nuit au plaisir beaucoup plutôt qu'il ne l'engendre. Un auteur obscur exige un effort intense; pourtant l'obscurité ne peut passer pour une cause de plaisir esthétique. L'écrivain vraiment agréable est celui qui nous fait comprendre le plus d'idées avec le minimum d'effort. - Faut-il donc que notre activité soit libre? C'est ce qu'on affirme le plus souvent : le plaisir naîtrait quand le jeu de nos fonctions ou de nos facultés est facile et sans entraves. Mais cette formule non plus n'est pas vraie. Les actes les plus faciles, les moins « entravés » sont loin d'être des plus agréables; ils sont souvent indifférents : ce sont par exemple tous nos actes habituels; nous marchons, nous parlons, nous écrivons, grâce à l'habitude, avec une facilité parfaite; or ces actes ne sont pas douloureux, mais par eux-mêmes, ils ne sont pas non plus agréables. De même l'intelligence d'une vérité évidente, comme 2+2=4, est infiniment aisée; elle n'est pas infiniment agréable. - Faut-il donc que l'activité soit à la fois intense et libre? En ces termes la formule serait beaucoup plus juste, et elle s'adapte en effet à une multitude de cas. - Mais elle n'est pas encore exacte; car elle est en désaccord avec certains faits : nous éprouvons des joies très vives en déployant très peu d'activité : par exemple, quand nous apprenons tout d'un coup le retour d'une personne aimée, ou quand nous recevons une louange. En même temps qu'elle est vague, la formule courante est sophistique. Elle implique, une confusion évidente entre la cause et l'effet. - Dans beaucoup de cas de plaisir, on peut découvrir en nous une certaine excitation des facultés, ou, si l'on préfère, de l'activité; mais très souvent, cette excitation est l'effet du plaisir et non pas la cause. Par exemple, on m'adresse un compliment, et je ressens de la joie; cette joie n'est précédée d'aucun déploiement d'activité; mais elle en produit un : elle fouette mon imagination, elle me met en verve, elle me rend expansif. On en conclut que le plaisir a pour cause la stimulation de l'activité : le sophisme est flagrant.
De même pour la plupart des plaisirs moraux. Donc, nous ne pouvons pas accepter cette théorie. Il s'y trouve une part de vérité, mais la théorie est en partie fausse. - Ne cherchons donc pas à ramener, bon gré, mal gré, tous les cas à l'unité; sans doute l'idéal serait s'expliquer tous les cas de plaisir par une cause unique, mais ce sera déjà éclaircir nos idées que de ramener les causes particulières à un nombre restreint de causes essentielles. - Or nous croyons qu'ils faut en distinguer deux. Il est d'abord certain que l'action, quand elle est à la fois intense et facile, fait naître le plaisir. Mais, comme il importe de prévenir toute équivoque, fixons nettement le sens de ce mot action. Nous entendons par là aussi bien l'action intellectuelle que l'action physique; le jeu de nos organes que le jeu de notre esprit; en somme le mouvement ou la pensée. Donc ce que nous voulons dire, c'est que le mouvement corporel, quand il est à la fois vif et aisé, cause du plaisir; et que l'exercice de la pensée, de l'imagination, du raisonnement, quand il est à la fois vif et aisé, cause du plaisir. - Un grand nombre de cas rentrent dans cette première catégorie : entre autres le plaisir du jeu, le plaisir de la conversation, le plaisir de la lecture, le plaisir du théâtre, etc. - Mais un grand nombre de cas aussi n'y rentrent pas. C'est ce que nous avons déjà démontré. II y a maintenant des cas où le plaisir ne peut s'expliquer que par une nouvelle cause : la réalisation d'un désir. - Tels sont, par exemple, beaucoup de plaisirs du coeur, Souvent la présence d'une personne suffit à nous enivrer de joie, sans même que nous causions avec elle, sans que nos facultés jouent plus activement que d'ordinaire: la simple présence suffit. C'est ce qu'exprime si délicatement La Bruyère : « Etre avec les gens qu'on aime, cela suffit; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal ».Ce plaisir-là ne s'explique donc pas par l'action. - Quelle est donc, la vraie cause? II n'y en a qu'une visible, indiscutable pour le sens commun lui-même; c'est que nous désirons être auprès de cette personne et que notre désir est réalisé. Ce désir pouvait être sourd, inconscient même, mais il était réel. - Le plaisir produit par une louange s'explique de la même façon : à n'en pas douter, nous désirons cette louange, nous en avions une envie sourde ou consciente, mais réelle. Ce qui le prouve, c'est qu'un éloge, même précieux, mais qui ne répond pas à nos secrets désirs, à nos intimes prétentions, nous touche peu. L'art de louer est précisément l'art de deviner ces prétentions obscures, de chatouiller notre amour propre juste au point sensible. Ainsi nous distinguons deux causes du plaisir, indépendantes l'une de l'autre et d'une importance à peu près égale : l'action, le désir. Il y a beaucoup de cas aussi où ces deux causes se combinent. Le plaisir du jeu, d'un jeu de hasard, est un de ces cas. D'une part, nous sommes comme fouettés par le jeu, toutes nos facultés sont aiguillonnées; et, d'autre part, le jeu éveille en nous un désir net et vif, le désir de gagner. A chaque coup, ce désir est renouvelé. Si nous gagnons, il est satisfait. Si nous perdons, il y a toujours des moments meilleurs, des moments où la chance semble tourner; c'est assez pour que nous éprouvions un plaisir intermittent. Sinon, quand la perte est vraiment constante, il n'y a pas de réel plaisir; on s'acharne, on ne s'amuse pas. Il y a beaucoup d'autres cas où les deux causes agissent ensemble : nous n'insisterons que sur le plaisir esthétique. - Que l'oeuvre d'art stimule nos facultés, c'est une vérité évidente : le beau discours, le beau drame, le beau tableau, sont ceux qui nous fournissent le maximum d'excitation, au prix du minimum d'effort. - Le rôle du désir est moins apparent et mérite d'être dégagé : il nous semble que l'art consiste toujours à exciter un désir, afin de le satisfaire, juste au moment où il deviendrait pénible. - Par exemple le roman « bien fait» est celui qui éveille en moi, dès le début, le désir de connaître la destinée d'un personnage, l'évolution d'un sentiment ou d'un caractère, et qui aiguillonne ce désir, et qui enfin l'assouvit. - Le propre du vers, c'est de créer en nous l'attente ou le désir d'un certain rythme, ou de certaines sonorités, et de nous satisfaire ensuite; c'est même la raison vraie de la rime : la rime, c'est l'assouvissement, à la fin d'un vers, d'un désir provoqué à la fin d'un vers précédent. - La vue d'une danse gracieuse plaît de la même façon; le pas commencé crée en nous l'attente de certains mouvements et de certaines attitudes, et cette attente est constamment. satisfaite, comme si les danseurs obéissaient à notre désir. - Si la ligne courbe a une valeur esthétique qui manque aux lignes brisées, c'est pour la même raison encore; c'est que le propre d'une courbe est de satisfaire constamment l'attente qu'elle crée. La ligne brisée, au contraire, est une perpétuelle déception pour l'attente et le désir : on prend en quelque sorte de l'élan dans une certaine direction, et brusquement il en faut changer. Telles sont les deux causes qu'il nous semble nécessaire de distinguer. - Et maintenant nous pouvons nous demander, avec la plus grande prudence, si elles ne peuvent pas se ramener à l'unité. Or peut-être y a-t-il à ces deux causes un élément commun, qui serait le sentiment de notre puissance. - En effet, considérons d'abord l'action. L'action est agréable quand elle est intense et facile : par exemple dans les exercices où nous excellons; qu'est-ce à dire, sinon que nous avons précisément l'impression d'être maîtres de nous et du monde extérieur, de faire de nous, de nos muscles ou de notre esprit tout ce que nous voulons? Qu'est-ce à dire, enfin, sinon que nous prenons conscience de notre puissance? C'est ce sentiment qui nous remplit quand, dans l'ardeur d'une lutte, d'une polémique, d'une concurrence quelconque, nous avons l'impression ou l'illusion que nous sommes forts et que rien ne peut nous résister : c'est alors que l'action est délicieuse, Ainsi la conscience d'agir avec intensité et aisance n'est au fond que la conscience ou l'illusion de notre puissance. Considérons maintenant la satisfaction du désir. Quand un de nos désirs est pleinement réalisé, nous avons l'impression de diriger la réalité à notre gré; il nous semble qu'elle nous obéit, et ainsi nous éprouvons un sentiment de puissance. Nous trouverons un bon exemple à l'appui de cette hypothèse dans le plaisir de la louange. Quand nous obtenons juste la louange que nous désirions, dans les termes mêmes que nous aurions souhaités, notre plaisir est très vif. C'est que tout se passe comme si celui qui nous loue était l'esclave docile de notre désir; tout se passe comme si notre désir créait lui-même la louange ; de là un sentiment de puissance créatrice qui est profondément agréable. - De même, quand un auteur dramatique nous présente juste la situation que nous désirions, la scène que nous attendions, le dénouement que nous souhaitions, il nous semble un peu que le drame nous obéit, que notre désir crée les événements. - Quand l'ami que nous désirions revoir apparaît, quand la nouvelle que nous attendions ardemment arrive, quand la partie que nous jouons tourne à notre avantage, c'est toujours ce même sentiment de puissance que nous éprouvons, presque un sentiment de création. Ainsi, dans la mesure où une formule unique peut résumer tous les faits d'une espèce donnée, nous concluons que le plaisir a pour cause le sentiment ou la conscience de notre puissance. Ainsi nous retrouvons, dans la douleur, les deux causes que nous avons aperçues dans le plaisir. Et nous pourrions aussi les ramener à une seule : le sentiment de notre impuissance. Quand notre activité est entravée, que sentons-nous, si ce n'est précisément notre impuissance? Quand un de nos désirs ardents est contrarié, que sentons-nous, si ce n'est encore la victoire des forces extérieures sur notre force propre? Nous pouvons donc conclure avec les réserves et la défiance qui conviennent en ces matières, que la douleur a pour cause l'idée ou le sentiment de notre impuissance (Spinoza). On pourrait donc penser que le plaisir et la douleur correspondent aux diverses phases de la lutte pour l'existence. Notre vie est un perpétuel conflit entre notre force et les forces extérieures. Le plaisir et la douleur, avec toutes leurs nuances, seraient la traduction, en langage « subjectif », de toutes les péripéties de ce conflit; chaque victoire sur les forces antagonistes se traduirait en plaisir, et chaque défaite en souffrance. Il suit de là que le plaisir parfait ne serait possible que chez un être qui serait en possession d'un pouvoir absolu sur la réalité. La béatitude ne peut consister que dans la conscience d'une puissance créatrice. La béatitude ne peut donc être qu'en Dieu. Nous-mêmes nous ne sentons véritablement de joie que dans la mesure où nous créons; car c'est dans l'acte de créer que nous prenons véritablement conscience de notre puissance. Aussi est-ce dans l'art et dans l'amour que résident les plus réelles joies humaines. Si l'on veut, après cela, dire que « le plaisir a sa source dans l'activité », on le peut, pourvu qu'on s'explique, et que, par activité, on entende à la fois le désir et l'action. Mais il nous paraît préférable d'établir expérimentalement des formules plus modestes et plus nettes tout ensemble. Telle étant la cause du plaisir et de la douleur, nous pouvons en apprécier rapidement les effets, le rôle, la portée morale. L'effet immédiat du plaisir paraît être un effort. Nous faisons instinctivement effort pour retenir l'impression agréable, pour la prolonger le plus possible, ou bien si elle s'est évanouie, pour la retrouver. lci encore, on perçoit que le plaisir n'est qu'un phénomène de la force : car tout le temps que dure un plaisir, notre être se tend, en quelque sorte, pour le faire durer encore. L'effet immédiat de la douleur est aussi un effort; mais un effort de réaction et de révolte. Tout le temps que dure une douleur, notre être se tend, en quelque sorte, pour la repousser. Soit, par exemple, la souffrance d'une séparation: ce qui apparaît d'abord, c'est un effort, une réaction violente pour ressaisir celui qui part, pour nous élancer à sa poursuite, en somme, un mouvement spasmodique de défense. Soit encore une souffrance d'un autre ordre, le remords : l'effet initial du remords est l'effort; on voudrait effacer la faute, revivre le passé pour mieux agir, effacer l'ineffaçable. - Dans une souffrance d'amour-propre, causée, si l'on veut, par une critique qui nous a touchés au point le plus sensible, c'est encore un effort qui est immédiatement provoqué : une sorte de réaction contre la critique, une tendance à l'écarter, et, en somme, à faire notre propre éloge. Le rôle du plaisir est essentiel dans la vie animale et humaine. Le plaisir parait être avant tout un signal. Il nous avertit que nous accomplissons une fonction utile à nous-mêmes ou à l'espèce. Jusqu'au moment où nous sentons le plaisir, nous tâtonnons, nous ne savons pas si nous sommes dans la bonne voie. En même temps, et plus évidemment encore, il est un stimulant. De même la douleur est avant tout un signal, mais un signal d'alarme : elle nous avertit que nous courons un danger. De plus, elle est une sorte de ressort : elle nous repousse à l'écart du danger. II suit de là que c'est se méprendre sur le rôle réel du plaisir que d'en faire le but de la vie, puisqu'il n'est qu'un instrument, un moyen, Or, toute une école de morale a commis cette méprise (Epicure, Hédonisme). On peut même dire que c'est l'école que l'on peut appeler, en prenant le mot dans son sens le plus large, utilitaire. Cette école sera étudiée en son lieu (Utilitarisme) : il nous suffira ici de dégager la conception spéciale du plaisir qui en est le fond. Toute morale utilitaire a pour caractère essentiel de juger les actes d'après leurs conséquences, au lieu de les juger d'après le sentiment qui les inspire ou d'après la règle qui les dicte. Or, ces conséquences, nous croyons pouvoir les réduire à des plaisirs ou des douleurs. Donc la formule qui définit toute morale utilitaire serait celle-ci : est bon tout acte qui engendre du plaisir, est mauvais tout acte qui engendre de la douleur. Le plaisir est donc le seul vrai bien, la douleur, le seul mal réel. Et comme on peut rechercher soit le plaisir immédiat, soit le plaisir calculé, soit même le plaisir des autres, on peut distinguer trois écoles utilitaires : la morale du plaisir, la morale de l'intérêt; la morale de l'intérêt général. Nous n'avons pas ici à discuter en détail ces doctrines; bornons-nous à signaler l'objection capitale qu'on peut leur opposer le plaisir dans la vie n'est qu'un moyen; il n'est pas par lui-même un but. (Camille Mélinand).
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