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On se représente
d'ordinaire Descartes comme un pur métaphysicien.
Mais la mathématique
et la physique ont occupé dans ses soucis
et dans ses travaux une part trop importante pour qu'on puisse ne le réduire
qu'à n'avoir été qu'un métaphysicien. Lui-même
écrivait à la princesse Elisabeth qu'il avait l'habitude
de ne consacrer que fort peu d'heures par jour aux choses qui occupent
l'entendement seul, c.-à-d. aux choses
métaphysiques. Cependant la métaphysique
est la clef de voûte de l'édifice qu'il a construit. Si sa
mathématique universelle dérive de sa méthode, si
sa physique en vient aussi sans aucun circuit de pensée, plus tard
il la rattache à la métaphysique et suspend le monde à
Dieu. Par ce que nous avons dit de la physique
cartésienne, on pourrait voir en Descartes un précurseur
du positivisme moderne. Il l'est en ce sens
qu'il a chassé du monde de la pensée
tous les fantômes qui l'obscurcissaient auparavant, et ramené
tous les phénomènes de la nature
au mouvement. Mais alors que le positivisme borne la connaissance
humaine aux phénomènes et à leurs lois
et interdit à la pensée toute incursion au delà, Descartes
affirme avec autant de certitude la réalité
de Dieu et la possibilité de le connaître, et il ferme le
cycle de sa pensée en rattachant au premier principe le monde des
corps et le monde des âmes.
Je
pense donc je suis; le Cogito
Dans le développement logique et historique
de la pensée cartésienne,
la question de la certitude ne se pose qu'après
la constitution de la science. Le vrai début,
c'est la méthode. De la méthode
sort la mathématique, puis la physique. Mais cette physique où
tout est idées claires, nombres, figures et mouvements, est-elle
une pure conception de l'esprit
ou une réalité? L'ordre de nos
pensées correspond-il vraiment à ce qui est? Y a-t-il même
quelque chose hors de nous? De ces questions auxquelles la science elle-même
ne peut répondre, et qu'il faut cependant résoudre sous peine
de frapper d'interdit tous les résultats de la science, naît
le doute. Pour Descartes, le doute
est un procédé de méthode et un acte de volonté.
Toute connaissance implique une croyance à la réalité
des objets connus. Cette croyance vient de la
volonté et non de l'entendement. L'entendement
voit et perçoit; la volonté affirme et nie. Par suite, la
croyance peut être suspendue par la volonté même. C'est
bien là la position librement prise par Descartes. Aussi pour révoquer
toute sa science en doute, se contente-t-il des raisons les plus faibles
: de ce que nos sens nous ont trompé quelquefois, rien ne nous garantit
qu'ils ne nous trompent pas toujours; de ce que les plus habiles font des
paralogismes en raisonnant, rien ne nous assure
que nous raisonnions jamais juste; de ce que les images aperçues
pendant la veille nous reviennent en songe, nous pouvons conclure que rien
ne distingue d'une façon certaine la veille et le songe. Le doute
méthodique porte sur les jugements et
non sur les idées. Par elles-mêmes, les idées n'ont
ni vérité ni fausseté; ce sont « ces formes
de nos pensées par la perception immédiate
desquelles nous avons conscience de ces mêmes pensées »,
c.-à-d. de simples états de conscience.
On ne peut pas plus révoquer l'idée en doute qu'on ne peut
la chasser de l'esprit. L'erreur ne devient possible qu'avec le jugement
qui affirme ou qui nie la possibilité des idées. Les jugements
sont de deux sortes : les uns par lesquels j'affirme et nie « que
les idées qui sont en moi sont semblables et conformes à
des choses qui sont hors de moi » (3e
Méditation); les autres par lesquels j'unis des notions, sans
affirmer ou nier que ces liaisons correspondent à quelque réalité
hors de moi. Du premier genre sont toutes les propositions de la physique;
du second, toutes celles des mathématiques.
Descartes
n'épargne ni les unes ni les autres, et pour renforcer ses raisons
de douter, il imagine cette hypothèse
hyperbolique d'un Dieu trompeur ou d'un malin génie
qui prendrait plaisir à le duper par une fausse évidence.
«
Il y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine opinion qu'il y
a un Dieu qui peut tout [...]. Or, que sais-je s'il n'a point fait qu'il
n'y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure,
aucune grandeur, aucun lien, et que néanmoins j'aie le sentiment
de toutes ces choses. » (1re Méditation) Voilà
pour les jugements objectifs. N'a-t-il pas fait aussi « que je me
trompe toutes les fois que je fais l'addition de 2 et de 3 ou que je nombre
les côtés d'un carré, ou que je juge de quelque chose
plus facile, si l'on peut; imaginer rien de plus facile que cela ».
Voilà pour les jugements subjectifs.
Toute espèce de jugement est donc suspendue
par le doute. Ce qui seul surnage, ce sont les
idées.
«
Quoique les choses que je sens et que j'imagine ne soient peut-être
rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins
assuré que ces façons de penser, en tant seulement qu'elles
oent des façons de penser, résident et se rencontrent certainement
en moi. »
Ainsi circonscrite, la question est de savoir
si, parmi ces idées, il n'en est pas une au moins qui témoigne
de la réalité d'une existence.
Eh bien! il est une existence dont elles témoignent toutes également,
c'est ma propre existence. Chacune d'elles est un état défini
de conscience qui implique mon existence.
Je pense, c'est-à-dire j'ai conscience, donc je suis - Cogito
ergo sum. « Cette proposition « je suis, j'existe »,
est nécessairement vraie toutes les fois que je la suppose ou que
je la conçois en mon esprit. » Le doute même le prouve.
« J'étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement
si j'ai pensé quelque chose. »
Ainsi, dans le fait de la pensée,
la conscience et l'existence
sont indissolublement unies l'une à l'autre. Le Cogito est
la double expression nécessaire d'un même fait. Mais d'où
vient l'impossibilité de révoquer en doute
le Cogito ergo sum? Uniquement de la clarté avec laquelle
m'apparaît en lui la liaison immédiate de l'existence
et de l'essence. Il me faut maintenant sortir
de moi.
Si je fais la revue des idées qu'avant
le doute méthodique je croyais correspondre à des réalités
extérieures, je remarque qu'elles sont claires, mais je ne vois
pas qu'en elles se trouve, comme dans le Cogito, le sentiment immédiat
d'une existence distincte. De leur clarté je puis conclure seulement
la possibilité d'exister.
«
L'existence possible est contenue dans la notion ou dans l'idée
de toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement. »
(Réponses aux objections).
Comment passer de l'existence possible à
l'existence réelle? Par l'idée
et par l'existence de Dieu.
Si je reprends la revue de mes idées,
je trouve parmi elles celle d'un être « souverain, éternel,
infini, immuable, tout connaissant, tout-puissant
[...], substance infinie, indépendante
» et parfaite. Est-ce seulement une idée ou une réalité?
Ce n'est pas simplement une idée comme celle
des choses possibles; ce n'est pas non plus
une réalité immédiatement
sentie, comme celle de ma propre existence. Mais si je l'analyse, je trouve
que l'existence y est nécessairement unie.
Ma pensée
« juge facilement, parce qu'elle aperçoit en cette idée
que Dieu qui est cet être tout parfait est ou existe [...]. Comme
de ce qu'elle voit qu'il est nécessairement compris dans l'idée
qu'elle a d'un triangle que ses trois angles soient égaux à
deux droits, elle se persuade absolument que le triangle a trois angles
égaux à deux droits, de même, de cela seul qu'elle
aperçoit que l'existence nécessaire et éternelle est
comprise dans l'idée qu'elle a d'un être tout parfait, elle
doit conclure que cet être tout parfait est ou existe. »
(Princip., I, 14).
Ainsi, existence réelle et immédiatement
sentie du moi pensant, existence possible des choses
conçues clairement et distinctement, existence nécessaire
d'un être souverainement parfait, voilà les données
de l'analyse. Poursuivons la solution.
La
caution de Dieu
Les choses claires et distinctes sont possibles,
Dieu est tout-puissant; par suite il a «-pu
produire toutes les choses que je suis capable de concevoir avec distinction».
(6e Méditation) Mais les a-t-il produites? C'est dans la
notion même de Dieu que nous allons trouver la réponse : mes
idées ont des causes; ces causes ne sont
pas en moi, « puisqu'il n'est pas en mon pouvoir d'avoir un sentiment
plutôt qu'un autre ». Ont-elles des causes corporelles? Je
sens en moi «une grande inclination à le croire ». (6e
Méditation.) Toute, la question se réduit à savoir
si cette inclination est trompeuse. Or Dieu est souverainement parfait.
Il ne peut donc me tromper, car tromper « répugne à
sa nature souverainement parfaite et bonne. Je dois donc croire sur la
foi des tendances de ma volonté consécutive
des clartés de mon entendement que les choses existent, avec toutes
les propriétés que nous connaissons
manifestement leur appartenir. » (Princip. Il, 1, 121).
Ainsi, Dieu est la source de la certitude et
la caution de la science. Ce n'est pas le seul
rôle qu'il joue dans le système
cartésien. Logiquement, la science se soutient par elle-même
et se suffit à elle-même. Qu'est-elle en effet? Un produit
direct de la méthode, appliquée aux choses sensibles. Au
monde des sens elle substitue un monde intelligible où tout se fait
suivant les lois du nombre, des figures et des mouvements. Mais Descartes
qui à tant d'égards est l'homme des temps nouveaux, reste
l'homme des temps anciens par sa façon d'envisager les rapports
de la science et de la métaphysique.
Pour lui la science est incomplète, et chancelante, tant que les
principes n'en ont pas été rattachés au principe
suprême, au premier principe.
Le Dieu de Descartes, c'est le Dieu
de la philosophie et de la théologie
chrétienne. Le doute, nous l'avons vu, s'attaque
seulement aux jugements et respecte les idées. Descartes trouve
donc en lui l'idée de Dieu telle que l'a faite la tradition, et
telle il la trouve, telle il l'accepte, sans la critiquer. Pour lui, Dieu
est à la fois l'être infini, éternel,
immuable des philosophes antiques, et le Dieu personnel des chrétiens.
Il voit dans cette idée complexe une idée innée, c.-à-d.
un produit nécessaire de son esprit. Mais ses adversaires ne se
sont pas mépris sur l'origine des éléments divers
dont cette idée se compose, et l'un d'eux était autorisé
à lui demander s'il n'a pas tiré « l'idée qui
lui représente Dieu des pensées qu'il a eues auparavant,
des enseignements des livres, des discours et des entretiens de ses amis,
et non pas de son esprit seul »? Il n'est
pas un des traits dont Descartes marque la
divinité qu'on ne puisse retrouver soit dans les philosophes, soit
dans les théologiens antérieurs. C'est d'abord la perfection
infinie, totale et absolue.
Un tel être, cela va de soi, existe en soi et par soi. Il n'a «-d'autre
cause que sa propre essence ». Mais cette notion peut convenir aussi
bien au nombre absolu des Pythagoriciens
qu'au bien absolu de Platon ou au moteur immobile
d'Aristote. L'existence en soi est par elle-même
une notion vide. Pour, la remplir, Descartes y introduit l'absolue liberté.
C'est le dogme de la création volontaire. Au regard de Dieu, tout
est contingent, les vérités
aussi bien que les existences. Les unes et
les autres viennent de Dieu, mais non pas à la façon dont
la conséquence sort logiquement et nécessairement du principe;
elles en sortent par un don qui se renouvelle autant que durent les existences.
C'est mal parler de Dieu que de parler de lui « comme d'un Jupiter
ou d'un Saturne et l'assujettir au Styx
et aux destinées ». Cette liberté
divine n'est pourtant pas la négation de la science.
«
On vous dira, écrit Descartes à Mersenne,
que si Dieu avait établi ces vérités, il pourrait
les changer comme un roi fait de ses lois; à quoi il faut répondre
que oui si sa volonté peut changer. - Mais je les comprends comme
éternelles et immuables. - Et moi je juge de même de Dieu.
»
L'immutabilité divine, voilà
la caution suprême de la science. Elle est aussi l'anneau central
auquel Descartes suspend toute sa physique. « Toute chose demeure
en l'état qu'elle est pendant que rien ne la change. » - Pourquoi
? Parce que Dieu n'est pas sujet à changer et qu'il agit toujours
de même sorte. - « Lorsqu'une chose a commencé
une fois de se mouvoir, nous n'avons aucune raison de penser qu'elle doive
jamais cesser de se mouvoir de même sorte. » - Pourquoi? Parce
que Dieu agit toujours par les mêmes voies. - Tout corps
qui se meut tend à continuer son mouvement en ligne droite. - Pourquoi?
Toujours parce que Dieu est immuable et qu'il agit par les voies les plus
simples. Dieu est donc l'auteur et le créateur des choses, et les
lois mêmes des choses se tirent déductivement de l'idée
que nous nous faisons nécessairement de lui, En dernière
analyse la physique dérive de la métaphysique.
La
psychologie de Descartes
Pour Descartes,
l'âme est la substance
pensante. « En chaque substance il est un attribut
qui constitue sa nature et son essence, et de
qui tous les autres dépendent. »
J'aperçois en moi un certain nombre
d'actes, douter, entendre, concevoir, affirmer, nier, vouloir, etc., qui
se ressemblent tous en ceci qu'ils « ne peuvent être sans pensée,
ou perception, ou conscience ou connaissance ». Voilà l'essence
de l'âme. Il en résulte immédiatement que les âmes
sont distinctes des corps. Corps et âmes
ont en effet des essences irréductibles l'une à l'autre;
l'étendue, essence des corps, n'implique
en rien la pensée; la pensée, essence
des âmes, n'implique en rien l'étendue. Il en résulte
ensuite que l'âme pense toujours; si elle cessait de penser, elle
perdrait son essence; elle cesserait d'exister. Pour comprendre cette conséquence,
n'oublions pas que par pensée Descartes n'entend pas simplement
les actes intellectuels de la conception et du raisonnement,
mais tout état de conscience, toute
aperception, claire ou confuse.
Dans la pensée ainsi entendue,
il distingue deux grandes fonctions, l'entendement
et la volonté. L'entendement a pour objet
la connaissance; la connaissance est l'intuition
des idées claires et distinctes. Ces idées, qui en se dépouillant
des apparences des sens constituent la science,
sont en nous à l'état latent et inné, Elles ne font
qu'un avec notre faculté de connaître. Ce ne sont pas nécessairement
en nous des connaissances actuelles; ce sont des puissances qui peuvent
ne pas passer à l'acte.
«
Je n'ai jamais entendu que de telles idées fussent actuelles [...]
et le dirais même qu'il n'y a personne qui soit si éloigné
que moi de tout ce fatras d'entités scolastiques. L'enfant a ces
idées, mais en puissance, comme les personnes adultes les ont quand
elles n'y pensent pas. » (Lettres, X, 70).
Au fond, cette connaissance intuitive, la
seule qui mérite le nom de science, « est une illustration
de l'esprit, par laquelle il voit en la lumière
de Dieu les choses qu'il lui plaît de lui
découvrir par une impression directe de la clarté divine
sur notre entendement, qui en cela n'est
pas considéré comme agent, mais seulement comme recevant
les rayons de la divinité ».
Si l'entendement est passif, la volonté
est active. L'acte de la volonté, c'est
essentiellement l'affirmation, c.-à-d. l'adhésion à
l'idée. Elle complète l'acte de l'entendement.
Celui-ci n'est que l'intuition de l'idée;
la volonté est l'affirmation de la réalité
de cette idée. La science est donc, en dernière analyse,
le consentement de la volonté aux idées nécessaires
et éternelles venues de Dieu dans l'entendement humain. Cette volonté,
Descartes la déclare libre, et il définit
la liberté « la faculté d'élire-».
Elle consiste simplement en ce que nous pouvons faire une même chose
ou ne pas la faire, c.-à-d. affirmer ou nier, poursuivre ou fuir
une même chose; ou plutôt elle consiste seulement en ce que,
pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement
nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune
force extérieure nous y contraigne » (4e
Méditation). Mais elle n'est pas indifférente; ses déterminations
sont éclairées et justifiées par des motifs. L'essentiel
est donc de bien juger, et l'esprit est, en dernière analyse, la
règle de nos affirmations. D'où il suit que le mérite
de l'humain réside dans l'attention.
«
L'homme pouvant n'avoir pas toujours une parfaite attention aux choses
qu'il doit faire, c'est une bonne action que de l'avoir, et de faire par
son moyen que notre volonté suive si fort la lumière de notre
entendement, qu'elle ne soit pas du tout indifférente. »
(Lettre IX).
(Louis Liard).
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