| Saturne, Saturnus (Religion romaine) est l'un des plus anciens dieux du Latium et de l'Italie centrale. Une tradition recueillie par Trogue-Pompée et par Justin le représente comme un roi des Aborigènes, c.-à-d. des populations primitives. Déjà les anciens, Varron par exemple et saint Augustin après lui, avaient rattaché le mot Saturnus à la racine sat, contenue dans satum (du verbe sero, semer), sator. C'est une étymologie qui semble toujours recevable. Saturne était donc, au moins primitivement, le dieu qui présidait à l'ensemencement, qui protégeait les semences confiées à la terre; mais il ne resta pas confiné dans ces attributions spéciales. Autant que l'on peut en juger sous les additions d'origine grecque qui modifièrent plus tard la physionomie de ce dieu, Saturne, époux d'Ops, était pour les habitants du Latium la divinité agricole par excellence. Son principal attribut était une faucille, ou plutôt un couteau recourbé, qui lui servait à couper la moisson, à émonder les arbres, à tailler la vigne. Enfin, sous l'épithète de Stercutus ou Sterculius, il était le dieu des engrais qui augmentent la fertilité du sol. Son caractère était nettement chthonien ; en lui les anciens Latins adoraient les forces souterraines qui font germer les semences enfouies dans la terre; il semble y avoir eu des relations étroites à Rome entre Saturne et Dis Pater. Macrobe rapporte que l'autel de Saturne était contigu à une chapelle de Dispater (Saturnales, I, 10, § 48). Le mois de décembre était consacré à Saturne, parce que les semailles étaient alors terminées, et parce que c'était l'époque de l'année où commençait, dans le sein de la terre, le travail de la germination, prélude lointain de la moisson future. Saturne fut très anciennement l'objet d'un culte sur l'emplacement de Rome même. Il y avait, à l'époque historique, sur la pente méridionale du Capitole, tout un quartier de la ville qui conservait le souvenir de ce culte : là se trouvait le temple de Saturne et d'Ops, où étaient déposés le Trésor, public et les archives de l'État; non loin s'ouvrait, dans l'enceinte dite de Servius Tullius, une porte de Saturne, Porta Saturnia; Varron ajoute que le mont Capitolin s'appelait d'abord mons Saturnins, et qu'avant la fondation de Rome il y avait sur cette hauteur un bourg qui portait le nom de Saturnia. Telle nous parait être, dégagée de tout élément exotique, la physionomie originelle du Saturne latin. Mais bientôt Saturne, comme les autres divinités de l'Italie et du Latium, subit l'influence de la mythologie grecque. Il fut assimilé à un dieu grec; et, d'autre part, des légendes furent créées pour expliquer les anciennes traditions et les vieux rites qui se rattachaient à son culte. On a quelquefois affirmé que l'assimilation du Saturne latin au Kronos grec s'expliquait difficilement. Cette assimilation paraîtra naturelle, si l'on veut bien se rappeler que pour les Grecs, Kronos n'était pas uniquement le dieu farouche de la Théogonie, le fils d'Ouranos, qui mutile son père et le détrône pour être ensuite détrôné par son propre fils Zeus. Les Grecs attribuaient aussi à Kronos un caractère agricole. Dans quelques cités helléniques, le mois de la moisson portait le nom de kroniôn; à Athènes, on célébrait une fête de la moisson appelée kronia; le culte populaire voyait dans Kronos le dieu de la maturité, de la moisson, de l'abondance. Lorsque les Romains voulurent introduire dans leur propre religion les mythes grecs, ils assimilèrent leur Saturne au Kronos agricole des Hellènes, mais le nom même de Kronos entraîna avec lui quelques-unes des mythes de la Théogonie, et il en résulta une tradition assez complexe que voici. Lorsque Saturne eut été chassé de l'Olympe par son fils Jupiter, il quitta la Grèce, vint en Italie, remonta le Tibre en bateau et aborda sur la rive droite du fleuve, à l'endroit où Rome devait plus tard s'élever. Là il fut accueilli par un roi du pays, Janus, qui occupait les hauteurs du Janicule. Saturne enseigna à son hôte l'agriculture. Janus l'associa à sa royauté, et lui donna, pour s'y établir, la colline située sur la rive droite du Tibre, en face du Janicule, le Capitole. Telle est la raison pour laquelle le Capitole s'appelait primitivement le mont de Saturne, Saturnus mons. En même temps que l'agriculture, Saturne apprit aux habitants du Latium l'art de la navigation et celui d'imprimer des figures ou des symboles sur les morceaux de métal employés comme monnaie. Son règne fut l'âge d'or du Latium, que célébrèrent plus tard les poètes du siècle d'Auguste, Ovide, Tibulle, puis Sénèque, Martial, Juvénal. Enfin, il arriva que Saturne disparut subitement; Janus lui fit rendre les honneurs divins, donna à toute la région sur laquelle il régnait le nom de Saturnia, éleva un autel en l'honneur du dieu et fonda la fête des Saturnales. Telle fut la légende qui se constitua peu à peu; il n'est pas difficile d'y reconnaître ce mélange de traditions latines et des mythes grecs qui caractérise la plupart des légendes de la mythologie romaine. A l'époque historique, le culte de Saturne n'était pas un des cultes principaux de la Cité romaine. Le dieu n'avait dans toute la ville qu'un seul temple, qu'il partageait d'ailleurs avec Ops : c'était l'oedes Saturni, situé au pied du Capitole, à l'extrémité Nord-Ouest du Forum. Le trésor public de Rome, aerarium publicum, y était déposé; il ne pouvait être mieux placé, disait-on, que dans le sanctuaire du dieu, sous le règne duquel le Latium avait connu l'âge d'or, époque d'abondance, de paix, et de justice parfaites. Les sacrifices en l'honneur de Saturne étaient accomplis capite aperto, la tête découverte, selon le rite grec, opposé au rite proprement romain qui exigeait que les prêtres eussent, pendant les cérémonies, la tête couverte ou voilée. On ne connaît pas l'origine ni la raison de cette particularité. Nous n'avons pas de renseignements sur les prêtres du dieu. Quant aux Saturnales, qui se célébraient en décembre, c'était bien moins une cérémonie religieuse qu'une occasion de réjouissances pour les petites gens, pour les affranchis, pour les esclaves (Carnaval). Hors de Rome, on ne trouve aucune trace du culte de Saturne dans le Latium. Dans le reste de l'Italie, on connaît des Cultores Saturni à Venafrum, et l'on sait que L.-Munatius Plancus construisit un temple du dieu à Formies. En outre, le culte de Saturne semble avoir joué un rôle particulier dans la haute vallée de l'Adige, autour de Vérone, de Trente (Tridentum), et chez la peuplade des Anauni, sur le versant méridional des Alpes rhétiques. Il est probable que Saturne ne fit que remplacer ici un dieu local. Dans l'Empire romain, il est tout un groupe de provinces, pour lesquelles Saturne fut, pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, la divinité populaire par excellence; c'est l'Afrique du Nord (Province Proconsulaire, Numidie, Maurétanie). Le nombre des inscriptions, des stèles votives, des sanctuaires consacrés au Saturne africain est déjà considérable; de nouvelles découvertes l'augmentent sans cesse. Sous le nom de Saturne, les Africains soumis à la domination romaine n'adoraient ni le Kronos grec ni le Saturnus proprement latin, mais bien l'antique dieu carthaginois, Baal, devenu le seigneur Saturne, dominus Saturnus. Le Saturne africain fut adoré surtout par les petites gens des villes et des campagnes, par ceux des sujets de Rome qu'atteignit le moins la civilisation romaine et qui cherchèrent le moins à imiter, leurs maîtres. Les sanctuaires du dieu gardèrent en partie l'aspect des sanctuaires orientaux; beaucoup d'entre eux consistèrent uniquement en enclos sacrés, au centre desquels s'élevait, en plein air, l'autel des sacrifices. L'un d'eux, découvert au sommet du Bou-Korneïn, qui domine le golfe de Carthage, était un véritable haut-lieu, tout à fait analogue à ceux qui existaient en Syrie et en Palestine. En Afrique, à l'époque romaine, Saturne avait conservé le caractère monothéiste, ou plutôt panthéiste, du Baal phénicien; il n'avait emprunté à la mythologie gréco-romaine que son nom, les traits sous lesquels on le représentait, traits d'un vieillard barbu et voilé, et son principal attribut, la faucille et le couteau sacré appelé harpè. L'un des sanctuaires les plus curieux du Saturne africain est celui de Dougga : là, sous les ruines d'un temple construit à l'époque de Septime Sévère et décoré d'une triple cella, on a retrouvé les vestiges certains d'un sanctuaire plus ancien, renfermant des traces de rites puniques. Le culte de Saturne ne disparut en Afrique que devant les progrès du christianisme. (J. Toutain). | |