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L'histoire du commerce
Le commerce de la Russie

Le commerce de la Russie s'est développé lentement. Aux origines, à une époque qui correspond ailleurs au haut-Moyen-âge, les territoires qui formeront plus tard la Russie participent à des échanges régionaux via les routes fluviales reliant la Baltique à la mer Noire et à la mer Caspienne. Les Varègues - marchands et guerriers scandinaves - descendent le Dniepr et la Volga, échangeant fourrures, cire, miel et esclaves contre argent, soieries et épices venus de Byzance et du monde arabe. Ce « commerce des fourrures » devient l'un des piliers de l'économie des principautés russes médiévales, notamment de la Rus' de Kiev

Après les invasions mongoles du XIIIe siècle, la fragmentation politique et la domination de la Horde d'Or redéfinissent les axes commerciaux. Le commerce oriente davantage vers l'Asie centrale et le monde turco-mongol, tandis que Novgorod, au nord-ouest, maintient des liens actifs avec la Hanse, réseau commercial dominant en Europe du Nord. Novgorod exporte du bois, du chanvre, du goudron, du poisson et surtout des fourrures précieuses (zibeline, renard, martre) vers Lübeck, Riga ou Reval (Talinn), en échange de sel, de métaux, de vin et de tissus. Cette ville, dotée d'une relative autonomie, incarne une Russie ouverte sur l'Europe, mais elle est finalement annexée par Moscou en 1478, marquant le début de la centralisation étatique sous les tsars. 

Sous Ivan IV (le Terrible), au XVIe siècle, la Russie s'étend vers l'est avec la conquête du khanat de Kazan (1552) puis d'Astrakhan (1556), ce qui lui donne accès à la Volga et ouvre la route vers la mer Caspienne et l'Asie centrale. Des marchands russes commencent à commercer avec la Perse et, plus loin, avec l'Inde. En 1553, une expédition anglaise menée par Richard Chancellor atteint Arkhangelsk, inaugurant les relations commerciales directes entre la Russie et l'Angleterre. La Compagnie moscovite (Muscovy Company), fondée en 1555, obtient le monopole du commerce anglo-russe : elle exporte des fourrures, du caviar, du chanvre et du bois, et importe des textiles, des armes et des métaux. Arkhangelsk devient ainsi le principal port d'entrée et de sortie de la Russie, bien que gelé une grande partie de l'année. 

Au XVIIe siècle, l'expansion territoriale se poursuit vers la Sibérie, motivée en grande partie par la quête de fourrures, véritable « or souple » de l'époque. Les cosaques, marchands et collecteurs d'impôts pénètrent en Sibérie, imposant le iasak (tribut en fourrures) aux peuples autochtones. Ces fourrures alimentent non seulement le commerce intérieur, mais aussi les exportations vers l'Europe et la Chine. Parallèlement, la Russie entame des échanges réguliers avec la Chine Qing, notamment après la signature du traité de Nertchinsk en 1689, qui fixe la frontière orientale. Des caravanes commerciales relient Kiakhta, sur la frontière mongole, à Pékin, transportant du coton russe, du cuir et des fourrures contre du thé, de la soie et de la porcelaine chinoise - un commerce lucratif qui s'intensifie au XVIIIe siècle. 

Pendant ce temps, la Russie reste largement en marge du grand commerce maritime européen. Son accès à la Baltique est bloqué par la Suède, et la mer Noire est contrôlée par l'Empire ottoman. Pierre le Grand, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, fait du commerce une priorité stratégique. Il modernise l'administration économique, encourage les manufactures, attire des artisans et des marchands étrangers, et surtout cherche un accès maritime permanent. La Grande Guerre du Nord (1700-1721) contre la Suède lui permet de conquérir l'Ingrie et d'y fonder Saint-Pétersbourg en 1703, qui devient rapidement le nouveau port principal du pays et une vitrine sur l'Europe. Le commerce avec l'Europe du Nord et occidentale s'intensifie : la Russie exporte du bois, du goudron, du chanvre (essentiel pour les cordages navals), du fer, des céréales et toujours des fourrures, en échange de machines, d'armes, de sucre, de café et de produits manufacturés. 

Sous les règnes de Catherine Ire, Anne et surtout Élisabeth, le commerce extérieur continue de croître, bien que freiné par des infrastructures internes rudimentaires et une économie encore largement agraire et servile. L'État joue un rôle central : il réglemente les exportations, impose des tarifs, soutient les compagnies marchandes et développe la marine marchande. Avec Catherine II (1762-1796), la Russie accède enfin à la mer Noire après les guerres contre l'Empire ottoman. La fondation d'Odessa en 1794 ouvre un nouveau corridor commercial vers la Méditerranée. Le blé ukrainien devient une exportation majeure, destiné aux marchés méditerranéens et occidentaux, notamment en période de pénurie en Europe occidentale. 

À la fin du XVIIIe siècle, la Russie participe pleinement au commerce international, bien qu'elle reste un exportateur de matières premières et un importateur de biens manufacturés. Son empire continental s'étend de l'Europe orientale au Pacifique, lui donnant accès à des ressources variées et à plusieurs zones de contact commercial : la Baltique au nord, la mer Noire au sud, la Chine à l'est et l'Europe centrale à l'ouest. Pourtant, l'économie demeure fortement dépendante du servage, qui entrave la mobilité de la main-d'Å“uvre et limite le marché intérieur. Le commerce, bien que dynamisé par l'État, reste inégalement développé, concentré dans quelques ports et régions frontalières, tandis que l'immense intérieur du pays vit encore dans une quasi-autarcie locale. 

Au début du XIXe siècle, la Russie demeure un exportateur majeur de matières premières brutes. Le blé, cultivé dans les steppes ukrainiennes et méridionales, devient la principale marchandise d'exportation, surtout après les guerres napoléoniennes, lorsque l'Europe occidentale connaît des pénuries alimentaires. Odessa, sur la mer Noire, se développe rapidement comme port céréalier, relayant les exportations vers la Méditerranée, la France et l'Angleterre. Parallèlement, le bois, le chanvre, le lin, le goudron et les fourrures continuent d'alimenter les marchés européens, notamment britanniques, qui en ont besoin pour leur marine et leur industrie textile. 

Le commerce intérieur reste limité par l'absence d'infrastructures modernes, la persistance du servage, qui entrave la mobilité de la main-d'œuvre et la formation d'un marché de consommation, et la faiblesse du réseau routier. Les échanges se font surtout par voie fluviale ou par de longues caravanes terrestres. L'État tsariste joue un rôle central dans l'orientation du commerce : il fixe les tarifs douaniers, régule les exportations stratégiques et négocie des traités commerciaux, souvent en réaction aux conflits européens. Ainsi, pendant les guerres napoléoniennes, l'adhésion forcée au Blocus continental contre l'Angleterre perturbe gravement les échanges russes, provoquant une crise économique qui contribue à la rupture entre Alexandre Ier et Napoléon

Après 1815, la Russie retrouve ses débouchés européens. Le libre-échange domine temporairement la politique commerciale, facilitant l'exportation massive de céréales. Dans les années 1830-1850, la Russie devient le premier exportateur de blé en Europe. Ce commerce repose sur une main-d'oeuvre servile, dont le coût est quasi nul pour les grands propriétaires terriens, ce qui rend les céréales russes très compétitives. Cependant, cette dépendance à l'agriculture et au servage empêche toute modernisation économique durable. 

La défaite dans la guerre de Crimée (1853-1856) révèle l'arriération économique et militaire de l'Empire. Face à cette crise, Alexandre II entreprend des réformes profondes, dont l'abolition du servage en 1861. Cette mesure libère progressivement une main-d'oeuvre paysanne, favorise l'émergence d'un marché intérieur et stimule la demande de biens industriels. Dans les décennies suivantes, la Russie connaît une industrialisation accélérée, notamment dans les secteurs du textile, de la métallurgie, du charbon et du pétrole. Le Caucase, en particulier Bakou, devient l'un des premiers centres mondiaux de production pétrolière à partir des années 1870, attirant des capitaux étrangers (notamment britanniques, français et suédois, comme la famille Nobel). 

Le développement du chemin de fer, fortement soutenu par l'État, transforme radicalement le commerce. Le réseau ferroviaire passe de quelques centaines de kilomètres en 1860 à plus de 70 000 km en 1917. Le Transsibérien, commencé en 1891, relie Moscou à Vladivostok et ouvre de nouveaux marchés en Sibérie et en Extrême-Orient. Les chemins de fer facilitent l'acheminement des céréales, du charbon, du pétrole et des minerais vers les ports et les usines, tout en intégrant des régions auparavant isolées au marché national. 

Sur le plan commercial extérieur, la politique oscille entre libre-échange et protectionnisme. Dans les années 1860-1870, la Russie adopte des tarifs relativement bas, mais face à la concurrence étrangère et à la nécessité de protéger son industrie naissante, elle relève fortement ses droits de douane à partir de 1877, sous l'influence du ministre des Finances Ivan Vychnegradsky, puis de Sergei Witte. Ce dernier, de 1892 à 1903, mène une politique économique ambitieuse : stabilisation du rouble sur l'étalon-or en 1897, encouragement des investissements étrangers, subventions industrielles et promotion des exportations. Grâce à ces mesures, la Russie attire des milliards de francs français, de marks allemands et de livres sterling, ce qui finance la construction d'usines, de chemins de fer et de ports. 

Les exportations évoluent : si les céréales restent dominantes (la Russie redevient le premier exportateur mondial de blé dans les années 1890-1900), le pétrole, le bois, les métaux non ferreux (comme le platine et le cuivre) et les produits chimiques gagnent en importance. Les importations, quant à elles, concernent surtout des machines, des locomotives, des produits manufacturés et des biens de consommation destinés aux élites urbaines. 

Le commerce extérieur se diversifie géographiquement. Si l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France restent les principaux partenaires, la Russie développe aussi des échanges avec la Chine, le Japon, la Perse et les États-Unis. Le port de Vladivostok prend de l'importance dans le Pacifique, tandis qu'Odessa, Riga, Saint-Pétersbourg et Batoum (pour le pétrole) deviennent des hubs commerciaux majeurs. 

Pourtant, cette croissance masque des fragilités. L'économie reste déséquilibrée : l'industrie est concentrée dans quelques régions (Moscou, Saint-Pétersbourg, Donbass, Bakou), tandis que la majorité de la population vit dans la pauvreté rurale. Les paysans, libérés du servage mais souvent endettés et sur des terres insuffisantes, peinent à participer au marché intérieur. Les crises agricoles, comme celle de 1891-1892, rappellent la vulnérabilité du système céréalier. 

La révolution de 1905 oblige l'État à modérer certaines politiques, mais le commerce continue de croître jusqu'à la Première Guerre mondiale. En 1913, la Russie atteint des niveaux record d'exportations et d'importations. Elle est alors la quatrième puissance industrielle mondiale et un acteur incontournable du commerce des matières premières. 

Mais la guerre bouleverse tout. Dès 1914, les échanges avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie cessent. Le blocus allemand coupe l'accès à la Baltique, forçant la Russie à dépendre des ports de la mer Blanche (Arkhangelsk) et de la mer Noire, désormais menacés par les Ottomans. Le commerce extérieur s'effondre, les approvisionnements en matériel de guerre deviennent critiques, et l'économie se militarise. L'inflation galope, les pénuries se multiplient, et les réseaux commerciaux internes se dégradent. 

En 1917, les deux révolutions (de février et d'octobre) mettent fin à l'Empire russe. Le commerce, autrefois instrument de puissance impériale, devient un enjeu idéologique. Le nouveau régime bolchevique rompt avec le capitalisme international, nationalise le commerce extérieur. Le commerce privé est aboli, les entreprises et les terres sont nationalisées, et le nouvel État soviétique prend le contrôle de toutes les activités économiques. Les marchés libres disparaissent presque entièrement. Le commerce extérieur est confié à des organismes d'État qui monopolisent les échanges avec le reste du monde. L'objectif du pouvoir bolchevique est d'éliminer le capitalisme et de construire une économie planifiée, fondée sur l'autosuffisance.

Dans les années 1920, après la guerre civile, la Nouvelle politique économique autorise temporairement un certain retour du commerce privé. De petits marchés réapparaissent, des paysans vendent leurs produits, et certaines entreprises semi-privées se forment. Le commerce intérieur reprend vie, mais sous la surveillance étroite du Parti. Cette ouverture reste limitée et cesse brutalement avec le lancement de la planification intégrale à la fin de la décennie.

Sous Staline, dans les années 1930, le commerce devient un instrument de l'État. Les prix, la production, la distribution sont décidés par les plans quinquennaux. Le commerce extérieur se concentre sur l'importation de technologies occidentales et l'exportation de matières premières et de produits agricoles. Le pays se ferme politiquement, mais reste dépendant de certains échanges avec l'étranger pour industrialiser rapidement. À l'intérieur, la pénurie et le rationnement dominent. Le commerce sert moins à répondre à la demande qu'à exécuter les ordres du plan.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le commerce intérieur s'effondre sous le poids de l'effort de guerre. Après 1945, l'Union soviétique reconstitue ses réseaux commerciaux, étend ses échanges vers les pays socialistes d'Europe de l'Est et fonde le Conseil d'assistance économique mutuelle. Le commerce devient un instrument diplomatique : le bloc socialiste échange des matières premières, de la technologie, des produits manufacturés selon une logique politique plutôt qu'économique. Avec l'Ouest, les relations restent limitées par la Guerre froide et l'embargo technologique.

Dans les années 1960 et 1970, l'Union soviétique intensifie le commerce des hydrocarbures. Le pétrole et le gaz deviennent ses principales sources de devises. L'État signe des accords avec l'Europe occidentale pour exporter de l'énergie en échange de machines et de technologies. Le commerce intérieur reste rigide, soumis aux pénuries chroniques, à l'absence de concurrence, et à la bureaucratie du Gosplan. L'économie de pénurie façonne les habitudes : troc, réseaux informels, magasins spéciaux pour l'élite.

Dans les années 1980, la stagnation s'aggrave. La perestroïka tente de réformer le système : certaines entreprises obtiennent le droit de commercer directement à l'étranger, et des coopératives privées réapparaissent. Le marché noir, déjà omniprésent, se transforme en un espace semi-légal. Le commerce devient le symbole du changement, mais aussi du désordre croissant. À la fin de la décennie, la désintégration de l'économie planifiée entraîne l'effondrement du commerce organisé par l'État.

Après 1991, la Russie post-soviétique entre brutalement dans l'économie de marché. Les anciennes entreprises d'État sont privatisées, souvent au profit d'oligarques. Le commerce intérieur se libéralise, les prix explosent, et les inégalités se creusent. Les marchés de rue, les kiosques et les importations massives de produits étrangers remplacent les anciens magasins soviétiques. Le pays s'intègre à l'économie mondiale, vendant pétrole, gaz, métaux, et achetant produits manufacturés, technologies, biens de consommation.

Dans les années 2000, la montée du prix du pétrole enrichit la Russie et stabilise son commerce extérieur. L'État retrouve un contrôle partiel sur les grandes entreprises énergétiques et réaffirme son influence. Le commerce intérieur se modernise, les grandes surfaces et les chaînes internationales apparaissent. L'adhésion à l'Organisation mondiale du commerce en 2012 marque l'intégration officielle du pays dans le système global, même si la dépendance aux exportations d'énergie persiste.

Après 2014, les sanctions occidentales liées à la crise ukrainienne modifient profondément les échanges. La Russie se tourne vers l'Asie, développe son partenariat avec la Chine, et cherche à remplacer les importations occidentales par une production nationale. Le commerce extérieur devient un instrument de résistance économique. Le pays adopte des politiques de substitution aux importations, notamment dans l'agroalimentaire.

Dans les années 2020, le commerce russe vit sous tension entre isolement et adaptation. Les nouvelles sanctions internationales liées à la guerre ouverte llancée par la Russie contre Ukraine en 2022 réorientent encore les flux. L'Europe cesse d'être le principal client, la Chine, l'Inde et la Turquie prennent le relais. Les circuits de paiement, les routes logistiques et les devises changent. Le commerce devient un espace de contournement et d'innovation contrainte, tandis que l'économie intérieure s'efforce de maintenir la consommation malgré l'inflation et la raréfaction des produits étrangers.

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