R. Berthelot ca.1900 | La théorie de la connaissance et de l'évolution. La morale de Nietzsche et sa conception de la société et de l'histoire reposent sur une théorie de la connaissance et de l'évolution ( surtout Die Wiederkunft des Gleiehen). Toutes les passions qui, au cours de l'histoire, ont apparu et se sont fixées dans l'âme humaine ont été engendrées et développées, à partir de tendances primitives tout inconscientes, par l'action de jugements, de croyances, illusoires ou véridiques, qui se sont incorporés peu à peu à notre organisme, comme les passions mêmes qu'ils provoquaient. Ce qui a déterminé l'apparition de ces croyances et ce qui les a conservées, ce n'est pas leur vérité théorique c'est leur utilité pratique comme conditions de la vie La passion minime de la vérité ne s'est développée d'abord qu'à cause de l'utilité que présentait la connaissance de la vérité, et c'est plus tard seulement que, devenue partie intégrante de leur âme et de leur organisme même et tendant à la domination comme toute passion et comme toute force, elle a poussé les humains à chercher la vérité d'une manière désintéressée. Cette théorie sur le développement de la connaissance et de l'action est dans l'esprit de l'évolutionnisme biologique de Spencer, et nous ne saurions nous étonner que Nietzsche y ait été conduit, si nous nous rappelons que, comme son premier maître Schopenhauer, et comme les grands philosophes allemands du commencement du XIXe siècle, il avait admis dès le début que la conscience réfléchie est une des formes que prend une activité inconsciente, et si nous songeons que Spencer, par l'intermédiaire de Coleridge, a emprunté à la métaphysique allemande l'idée de vie, et, avec elle, sa conception générale de l'évolution, comme développement nécessaire, par différenciation et par intégration, d'une activité inconsciente. La théorie d'après laquelle le développement des sentiments, des passions, des tendances a pour cause des croyances, des jugements, d'abord conscients et réfléchis, date chez Nietzsche de la période où, considérant comme sa tâche la critique intellectuelle de toute illusion, il multipliait dans Menschliches Allzumenschliches les analyses psychologiques à la manière des moralistes français comme La Rochefoucauld. Ce qui constitue proprement l'emprunt de Nietzsche à l'évolutionnisme de Spencer et à la biologie darwinienne (Darwin), c'est la théorie d'après laquelle les croyances, les tendances, les passions se sont incorporées graduellement à l'âme et à l'organisme même, et c'est la doctrine suivant laquelle le développement de la pensée consciente, grâce à la sélection naturelle, a toujours été dominé et déterminé par ce qui était nécessaire on avantageux à la vie. Mais si Nietzsche s'est inspiré de Spencer, il n'en rejetait pas moins l'optimisme dont toute la biologie évolutionniste de Spencer est pénétrée, comme l'était déjà l'évolutionnisme dialectique de Schelling et de Hegel. L'être vivant, d'après Spencer, par l'effet de la nécessité qui l'adapte à son milieu, progresse vers la vérité, vers le bonheur et vers l'altruisme. D'après Nietzsche, au contraire, cette force d'expansion et de développement, cette tendance vers la domination, qui constitue la vie, peut avoir pour conditions d'existence et de déploiement la douleur comme la joie, les «-mauvaises » passions comme les bonnes, l'illusion comme la connaissance de la vérité. Bien plus, la conscience, l'existence même d'une faculté de représentation qui est pour nous la seule vérité absolument certaine et le fondement de toute certitude, a pour conditions d'existence nécessaires des croyances qui sont à la fois les lois universelles et les illusions fondamentales de la pensée. Nous retrouvons ici l'influence de Schopenhauer, et, à travers Schopenhauer, celle de Kant. Mais Nietzsche n'a pas moins transformé ce qu'il leur empruntait que ce qu'il empruntait à Spencer. Il nous est nécessaire, dit-il, pour pouvoir nous représenter quelque objet, de fixer notre esprit sur lui, de nous le représenter comme identique à lui-même, comme ayant une durée, comme une substance, substance matérielle ou moi, comme une chose fixe et distincte des autres choses, comme un corps limité par des surfaces et des lignes, mesurable, à cause de sa limitation, par rapport aux autres corps; mais en réalité toutes ces croyances, et la croyance à la substance qui en est l'origine commune, croyance à l'identité de corps distincts sur laquelle reposent la géométrie, la mécanique, toutes les mathématiques, croyance à des concepts fixes sur laquelle reposent la logique et les théories rationalistes, croyance à la substance identique sur laquelle repose la métaphysique, sont autant d'erreurs, nécessaires à l'existence et au déploiement de l'activité spirituelle, et par suite présentes dans toute pensée. L'esprit, c.à-d. la faculté de penser, seule existence que nous connaissions avec certitude, n'est pas quelque chose d'immuable, d'identique à soi-même, une substance, c'est un devenir indéfini, c'est une activité perpétuelle, toujours en rapport avec autre chose qu'elle-même, avec un objet de pensée, et dont la nature même est d'affirmer toujours des rapports nouveaux entre les termes différents; c'est une activité qui tend à se dépasser continuellement elle-même, à dominer sans cesse des objets nouveaux, à se risquer dans de nouvelles aventures, à conquérir de nouveaux royaumes. Cette activité, cette « volonté de domination », n'est consciente que par accident. La réalité est un devenir incessant, une multiplicité hétérogène où il n'y a rien de fixe, de séparé, rien qui dure identique à lui-même; c'est l'expansion aveugle et fatale de forces diverses et contraires, dont chacune tend à se déployer le plus possible et à l'emporter sur les autres; pour comprendre ce qu'est la nature, il faut essayer de, se délivrer da la pensée abstraite, des sciences exactes, de la raison, qui isolent, identifient, pétrifient leurs objets, pour saisir par une intuition immédiate, analogue à celle de l'artiste, la réalité dans son devenir hétérogène et sa continuelle nouveauté. Les lois mêmes de la physique, les corps mêmes que définit la chimie ne sauraient être, immuables; ils changent sans cesse comme tout le reste; seulement leur évolution est trop lente et leurs transformations actuelles sont trop faibles pour que la connaissance approximative et imparfaite que nous en avons nous permette de les constater. La passion de la vérité conduit ainsi le philosophe à dépouiller successivement la nature de tous les attributs illusoires, empruntés à l'âme humaine, que l'esprit, dominé par les besoins et les tendances inconscientes de la vie et de l'action, s'était trouvé amené à lui prêter au cours de l'évolution. Il renonce à l'optimisme, qui nous fait concevoir la nature comme favorable à la satisfaction de nos désirs, désirs de bonheur, désirs moraux, désirs de vérité; il rejette les doctrines finalistes, qui transportent dans la nature la notion de but, de fin poursuivie, et qui considèrent cette fin comme un idéal immuable; il abandonne enfin l'idée de substance identique, qui nous l'ait chercher dans l'univers quelque chose de fixe, Dieu, raison, loi morale, où nous voulons voir non seulement une réalité, mais la seule réalité. Et c'est en « déshumanisant » ainsi la nature que la philosophie apprend à «-naturaliser » l'humain, à concevoir son histoire comme le drame de « l'instinct de domination », à vouloir que la vie, en lui comme partout ailleurs, soit une activité créatrice qui toujours cherche à se dépasser elle-même. C'est en août 1881, à Sils-Maria, que Nietzsche conçut l'idée par où s'achève sa philosophie de la nature : l'idée du « retour éternel ». Puisque le temps est infini et puisque la somme des forces est constante et déterminée, le nombre des combinaisons possibles que peut engendrer cette somme de forces étant limité, ne viendra-t-il pas un moment où il se reproduira une combinaison déjà réalisée, puis, à la suite de celle-ci, par l'effet du déterminisme universel, toutes les combinaisons déjà réalisées? L'évolution consiste en une succession de cycles tous pareils les uns aux autres. « Tous les états que ce monde peut atteindre, il les a déjà atteints, et non pas une fois seulement, mais un nombre infini de fois. Il en est ainsi de ce moment : il a été déjà une fois, bien des fois, et de même il reviendra, toutes les forces étant réparties exactement comme aujourd'hui : et il en est de même du moment qui a engendré celui-ci et du moment auquel il a donné naissance. Humain! toute ta vie, comme un sablier, sera toujours retournée à nouveau et s'écoulera toujours à nouveau... » C'est sans doute le souvenir de ses études sur les physiologues de la Grèce antique qui inspira à Nietzsche cette hypothèse. S'il renonça bientôt à croire qu'elle pouvait être scientifiquement démontrée, son imagination d'artiste en demeura possédée, et c'est, avec l'idée du surhumain, celle qui paraît avoir le plus constamment hanté son esprit depuis 1884. Par là la théorie même du surhumain se trouve complétée. Quelle idée plus douloureuse pour les souffrants et les malades que de songer que l'univers n'a pas de but, qu'il est l'oeuvre d'une nécessité aveugle tournant toujours dans le même cercle, et qu'il leur faudra revivre un nombre illimité de fois chaque minute de leur triste vie? Seul celui-là se réjouira de la doctrine nouvelle qui sait donner un sens et un but à la vie, qui accepte et qui aime la nature et la réalité, qui jouit en artiste de leur richesse, de leur beauté, de leur grandeur, qui désire voir la fatalité réaliser, par delà l'humanité passée et présente, des combinaisons nouvelles, des formes nouvelles d'existence, plus grandes encore et plus belles, qui, exalté par la partie qu'il joue avec le hasard ne voit dans ses échecs et ses souffrances qu'un aiguillon à passer plus loin, plus haut, à se dépasser lui-même, et qui voudra, dans une ivresse d'enthousiasme, revivre encore et éternellement, cette existence de héros et d'artiste. (René Berthelot). | |