R. Berthelot ca.1900 | La théorie du Surhumain. Un idéal moral, qui assigne à la vie son sens et son but, ne peut être, suivant Nietzsche, ni prouvé, ni réfuté; le philosophe ne peut que l'affirmer, et c'est en l'affirmant qu'il le crée; le philosophe est un « créateur de valeurs ». Le but de la vie humaine, d'après Nietzsche, c'est de préparer l'avènement du surhumain (surhomme). L'âme du surhumain sera à l'âme humaine ce qu'est l'âme humaine à l'âme animale. La vie en, lui sera plus intense et, plus riche, plus une aussi quelle ne l'est chez l'humain; sa volonté sera plus forte, et plus puissante sa pensée; il jouira davantage et souffrira davantage. Sa volonté sera assez forte pour lui permettre d'être dur envers lui-même; il ne désirera pas le repos, le bonheur; il saura que la grande joie et la grande douleur sont inséparables, que la vie n'a pas un but fixe, mais qu'elle est « ce qui doit toujours se dépasser soi-même », la « volonté de domination » (Wille zur Macht), domination vis-à-vis de soi-même aussi bien que d'autrui; par la pensée et par l'action, il cherchera toujours de nouvelles aventures et des dangers nouveaux, il créera continuellement des valeurs nouvelles, et puisqu'il n'existera pas pour lui de devoir absolu, de loi-morale, de bien immuable, il ne verra pas dans la poursuite de la vérité un devoir absolu; il saura donc vouloir la joie comme la douleur, les « mauvaises passions » comme les bonnes, l'illusion comme la vérité, pourvu seulement que la passion, que la douleur ou la joie, que l'illusion ou la vérité, exaltant en lui l'énergie, fassent en lui la vie plus variée, plus puissante et plus belle. Il saura être dur pour autrui comme pour lui-même; chez les autres comme chez lui-même, il saura contempler la souffrance; aux autres comme à lui-même, il aura le courage de l'infliger. Il saura atteindre à la spontanéité joyeuse de l'enfant, prendre la vie comme un jeu, aller à son but en riant et en dansant. Il sera « créateur, sculpteur, dureté de marteau; allégresse du septième jour ». A la glorification du surhumain s'oppose la satire de la société européenne contemporaine et des principes moraux sur lesquels elle repose : morale chrétienne du renoncement et morale utilitaire. Tandis que le surhumain est l'être en qui surabonde l'énergie vitale, sous toutes ses formes, la morale chrétienne et la morale utilitaire sont la morale des dégénérés en qui la vie va s'affaiblissant. Le christianisme cherche dans un « autre monde » la paix et le bonheur; cette « religion de la souffrance » et de la pitié est un indice que l'humain craint de plus en plus la douleur, qu'il veut autant que possible l'abolir, alors que la souffrance a toujours été l'éducatrice de l'humanité, et que c'est à son école que l'humain a acquis tout ce qu'il y a en lui de grandeur et de beauté. L'utilitarisme égalitaire rêve aussi la paix universelle, le bien-être et la sécurité de tous, le bonheur universel; il refuse d'accepter la lutte inévitable de l'humain contre la nature et contre la volonté des autres humains, le désir de puissance, l'inégalité nécessaire de l'homme et de la femme, du maître et de l'esclave. L'utilitarisme comme le christianisme n'est qu'un mensonge et qu'une lâcheté. Les savants et les philosophes se sont montrés impuissants à créer une morale nouvelle; car la morale des philosophes n'est qu'un christianisme déguisé, leur « absolu », leur « substance », leur « raison » une contrefaçon de « l'autre monde » de la morale chrétienne; et quant aux savants, ce sont tantôt des manoeuvres consciencieux, des façons d'ouvriers et d'esclaves, tantôt des esprits « objectifs » ou des sceptiques, qui ne savent que constater ou que douter et qui n'ont plus la force de vouloir; quels qu'ils soient, savants et philosophes, ont pour foi la poursuite de la véritéà tout prix, fût-elle malfaisante et nuisible à la vie, et par là leur morale se ramène à la morale ascétique; ils se croient vis-à-vis de la vérité les mêmes devoirs que les chrétiens vis-à-vis de leur Dieu. Entre l'utilitarisme qui ne voit dans la vie que la recherche du bien-être et le christianisme qui nie la vie réelle et aspire à un idéal chimérique, il ne reste de place que pour la doctrine du surhumain. (René Berthelot). | |