R. Berthelot ca.1900 | « Ainsi parlait Zarathoustra ». Le chef-d'oeuvre de Nietzsche, par la puissance et la beauté lyrique avec laquelle il y traduit le sentiment qu'il avait de la vie, c'est son poème en prose : Ainsi parlait Zarathoustra. Il n'y a pas ici de théories historiques ou de système abstrait; c'est d'un sentiment direct que presque tout procède et c'est au sentiment que presque tout s'adresse. Il le composa dans la solitude, au milieu des montagnes, au bord de la mer, dans les pays du Midi, de 1883 à 1885, pendant les années où la santé semblait enfin lui revenir. Comme un Rousseau, comme un Chateaubriand, comme un Hugo, comme un Shelley, comme un Byron, c'est, seul, en présence de la nature, après avoir quitté son pays et ses amis, qu'il se trouva véritablement lui-même et qu'il atteignit à la plus haute exaltation poétique. Comme à Shelley encore, comme à Keats et comme à Browning, il lui fallut le Midi pour déployer et, pour faire épanouir toutes les puissances de son imagination et de sa sensibilité. Son livre, qui se divise en quatre parties, est composé des discours de Zarathoustra à ses disciples, exhortations, maximes ou apologues, et des méditations du prophète ou de ses hymnes dans la solitude. Zarathoustra est l'image idéalisée de l'auteur à peu près comme Faust est celle de Goethe. L'ivresse créatrice était telle chez Nietzsche, à cette époque, qu'il ne mit que dix jours à rédiger, chacune des trois premières parties de son ouvrage. Il prit pour modèle la forme poétique de la Bible. Partout on sent dans son livre le musicien et le poète lyrique; chaque morceau, comme un morceau lyrique ou musical, comme une ode ou comme une élégie, comme un andante ou comme un allegro, diffère par la nuance de l'émotion qu'il traduit et qu'il suggère. La première partie renferme des discours du prophète à ses disciples; il leur enseigne sa doctrine et raille ses adversaires; le ton général est assez calme. Dans la seconde partie, mélange de discours et de méditations solitaires, le ton dominant est celui d'un lyrisme exalté, tantôt enthousiaste, tantôt satirique; l'idéal du surhumain se définit de plus en plus distinctement. Dans la troisième partie, entièrement composée d'hymnes ou de méditations de Zarathoustra dans la solitude, sur la mer ou dans les montagnes, l'imagination du prophète est toute possédée par l'idée du retour éternel, et l'exaltation lyrique, joyeuse ou mélancolique, devient extraordinaire. La quatrième partie, enfin, nous raconte l'entrevue de Zarathoustra avec les « humains supérieurs », les représentants de la civilisation moderne, ses types les plus nobles, qui, pourtant, sont découragés et ridicules, et auxquels le prophète enseigne le surhumain et le retour éternel; l'élan lyrique est moins continu que dans les parties précédentes, la première joie de la conception poétique semble avoir diminué, le ton dominant est celui de la bouffonnerie. Une dernière partie, dont il ne reste que des projets, nous aurait montré la mort de Zarathoustra bénissant, la vie avant de la quitter, pour tout ce qu'elle a de grandeur et de beauté. Par le style, Ainsi parlait Zarathoustra n'est pas seulement le chef-d'oeuvre de Nietzsche, c'est celui de la prose allemande. L'étude des prosateurs français lui a appris, comme à Goethe, à Heine, à Schopenhauer, à écrire des phrases courtes et à éviter par là les difficultés que présente la syntaxe allemande, dont les règles risquent de faire de toute phrase un peu longue quelque chose d'informe et d'inorganique; c'est en grande partie à l'habitude d'écrire par aphorismes qu'il doit la perfection de son style; rien ne le montre mieux que la comparaison des oeuvres antérieures à 1876 avec celles qu'il a composées plus tard; même après 1876, il demeure souvent assez gauche lorsqu'il s'aventure dans une phrase de structure complexe. Le poète et le musicien, en lui, se révèlent dans le choix des mots, dans leur beauté mélodique et leur puissance incarnatoire, dans le rythme de leur succession et dans la correspondance admirable entre ces rythmes, ces mélodies et les sentiments qu'ils expriment. En même temps qu'il sait échapper aux dangers de la langue allemande, Nietzsche sait utiliser toutes les ressources qui lui sont propres, créer des mots nouveaux et des mots composés, transformer des verbes en substantifs, de manière à exprimer des actions là où le français n'a que des mots représentant des états, passer par des nuances indéfinissables et continues à travers toute la gamme des sens d'un seul et même mot, qui tantôt désigne une idée, tantôt une image, tantôt un sentiment; les mots français, dont le sens est plus nettement défini, n'ont pas cette plasticité; et c'est par là que l'art consommé de Nietzsche rend impossible en français toute traduction fidèle de son Zarathoustra. Dans ses passages lyriques, c'est à Shelley, au Shelley du Prométhée délivré surtout, que Nietzsche ressemble le plus; l'impression que laissent ses hymnes est celle d'une ivresse de joie, d'une danse dans la lumière. C'est la nature vierge et solitaire qu'il aime le mieux, et tout ce qui lui donne un sentiment de puissance et d'expansion : les espaces largement ouverts, en plein midi, sur la mer libre ou dans les montagnes, le profond ciel sans nuages, le rayonnement de la clarté universelle. (René Berthelot). | |