R. Berthelot ca.1900 | Les années de jeunesse (1844 - 1869). Friedrich Nietzsche descendait, semble-t-il, par son père d'une famille de protestants polonais, que les persécutions religieuses forcèrent au XVIIIe siècle à se réfugier en Allemagne. Il perdit à l'âge de cinq ans son père, qui était pasteur de campagne à Röcken et fut emmené par sa mère dans la petite, ville voisine de Naumburg (près d'léna). Il y vécut avec sa mère et sa soeur ,jusqu'en 1858, et c'est à l'école de Naumburg qu'il fit ses premières études. Il passa ensuite six ans comme boursier (1858-64) au collège de Pforta, non loin de Naumburg, puis trois années aux universités de Bonn (1864-65) et de Leipzig (1865-67) comme étudiant en philologie. En 1867-68, il fit dans l'armée prussienne une année obligatoire de service militaire, et, en 1869, il était nommé professeur de philologie classique à l'université de Bâle. S'il lui a fallu longtemps pour se faire une idée claire de sa nature et de son idéal, et s'il n'y est parvenu que dans les six ou sept dernières années de sa vie consciente, tous les traits essentiels du penseur cependant se trouvent déjà chez le jeune homme et chez l'enfant. Il chercha de bonne heure à développer en lui une volonté forte, maîtresse d'elle-même, à l'épreuve de la souffrance; l'atmosphère morale qui l'enveloppait dans sa famille, les deuils qui attristèrent sa première enfance, une foi protestante très vive qui était celle de sa mère et de sa soeur et qui ne s'affaiblit chez lui que vers sa dix-huitième année, nous expliquent son sérieux précoce, le goût des examens de conscience qui se marque de très bonne heure dans ses journaux intimes, son sentiment qu'en l'absence de son père il devait faire sa propre éducation, son horreur du mensonge, sa détermination d'être toujours entièrement sincère vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d'autrui, ses efforts perpétuels pour se perfectionner moralement et intellectuellement. La discipline du collège de Pforta agit dans le sens de ses tendances naturelles; c'était un des rares internats qui existaient en Allemagne; comme la plupart des collèges anglais, établi à la campagne, il constitua pour l'enfant un milieu clos qui échappait à toute influence extérieure et il était organisé dans le but de donner non seulement l'instruction, mais aussi l'éducation, et de former des caractères fermes et virils. De cette discipline, Nietzsche accepta sans révolte et résolument ce qu'elle pouvait avoir de pénible, à cause de ce qu'elle avait de fortifiant, et nous trouvons chez lui les mêmes sentiments quelques années plus lard à l'égard de la discipline plus dure encore de la vie militaire. L'amour de la musique était très grand chez les siens, et, dès sa jeunesse, il composa des morceaux de musique et des vers. Sa nature grave et songeuse, la richesse de sa vie intérieure, une sensibilité passionnée, toute concentrée sur ses idées et sur ses plans poétiques, l'isolaient déjà de ses camarades, et nous le voyons à Naumburg, à Pforta, à Leipzig, vivre surtout avec quelques amis choisis et s'associer à eux pour soumettre à une discipline son travail personnel, produire régulièrement des études d'histoire littéraire et des poèmes, de la musique et des études de critique musicale. Il ne montre pas moins de répugnance pour les sciences abstraites, pour les mathématiques, que pour une activité extérieure, d'ordre pratique. Dès cette époque; ses penchants le portent visiblement vers l'art et vers la réflexion-morale. Les admirations et les travaux de son enfance annoncent et expliquent déjà ses théories futures. A quinze ans, son poète préféré est Hoelderlin, l'ami de Goethe et de Herder, l'intime de Schelling et de Hegel. L'enthousiasme de Hoelderlin pour la civilisation grecque comme la plus belle, comme la plus largement et la plus librement humaine qu'il y ait eu jamais, son panthéisme poétique, son aversion pour la religion chrétienne et pour les Allemands de son temps, spécialisés dans une occupation déterminée, indifférents à la beauté et incapables de faire d'eux-mêmes des humains complets; il n'est pas un de ces traits, pas une de ces idées qui ne soient destinés à reparaître plus tard chez Nietzsche, comme des thèmes qu'il passera sa vie à développer et à enrichir. Il n'est pas jusqu'à la prose lyrique et musicale de Hoelderlin, jusqu'à sa tragédie inachevée d'Empédocle, jusqu'à la folie même qui le saisit à trente-deux ans, où nous ne puissions voir comme un modèle imparfait ou comme une image anticipée du style de Nietzsche, de son Zarathoustra et de la crise tragique où devait sombrer sa raison. Une autre ces admirations de l'enfant fut pour Emerson, dont il devait dire encore en 1888 qu'il se sentait plus voisin de lui que d'aucun autre écrivain de son siècle : il fut séduit sans doute et influencé dès lors par la prose poétique d'Emerson et par son lyrisme philosophique, par son culte des grands personnages; son apologie de la volonté et de l'énergie, son éloge de la vie intérieure, son détachement et son mépris des biens matériels, sa sérénité supérieure. Ce sont les grands écrivains helléniques, c'est Eschyle, c'est Sophocle, c'est Platon, dans le Banquet surtout, ce sont les lyriques grecs, que l'enfant, pendant ses années de collège, étudia le plus passionnément. Et si, à l'université, il décida de se consacrer à la philologie, c'est parce que, contraint pour vivre de choisir une profession et de se spécialiser dans quelque mesure, désireux d'ailleurs de s'imposer une discipline intellectuelle, et ne voulant pas, par l'étendue de ses curiosités et par la diversité de ses goûts, se laisser entraîner au dilettantisme, il pensa que la philologie lui permettrait, en approfondissant sa connaissance de la Grèce antique, de méditer sur les problèmes-essentiels de l'art et de la vie. Et ce sont les mêmes raisons qui le déterminèrent en 1869 à renoncer au travail libre, auquel il aurait aime se livrer, pour accepter la chaire de philologie classique à Bâle. On peut noter encore qu'il s'était particulièrement occupé à Leipzig de Théognis, le poète, le moraliste et l'aristocrate, dont l'étude influa sans doute sur l'idée qu'il se fit de la Grèce et sur la conception des théories sociales qui jusqu'au bout furent les siennes. Et dès l'université, dès le collège même (conférence sur Napoléon III en 1862, lettre sur Bismarck et sur la guerre de 1866), il admet que l'humain de génie est au-dessus des lois et de la morale commune et ne doit être jugé que d'après la grandeur, la beauté, le succès de ses entreprises. (René Berthelot). | |