R. Berthelot ca.1900 | La conception de la société et de l'histoire. La morale nouvelle n'est pas, comme le christianisme ou l'utilitarisme, une morale pour tous, elle ne s'adresse qu'à une élite, à une minorité de privilégiés. Le développement d'un petit nombre d'individualités supérieures suppose l'asservissement de la masse, Il n'est possible que dans une société aristocratique comme la Grèce antique. La tâche du philosophe est de travailler, en transformant l'âme des humains supérieurs, leur manière de sentir et de vouloir, à la création de cette aristocratie nouvelle. Elle résultera ainsi d'une éducation consciente et réfléchie, combinée avec la sélection naturelle des humains faits pour commander, comme l'était un Napoléon, chefs désignés par le destin même, qui, dans la lutte pour la puissance et la domination, tendent à l'emporter. D'où vient la « table des valeurs » qui régit la société actuelle? Si une morale dogmatique est impossible et nuisible à la vie, si l'idéal moral ne peut qu'être proposé à l'âme comme un idéal artistique de grandeur et de beauté, une « histoire naturelle de la morale » est possible et, en nous dévoilant les mensonges et les bassesses où la morale actuelle a son origine, elle ne peut que favoriser l'avènement de la morale nouvelle et le développement de la vie. Cette histoire morale de l'humanité n'est pas, comme pour Spencer, l'exposé d'une évolution uniforme et bienfaisante; c'est l'exposé de la suite des événements historiques qui ont amené la décadence morale de l'Europe contemporaine en pervertissant chez les humains d'aujourd'hui le sentiment de la vie; Nietzsche, avec son intuition artistique de l'humain individuel dans toute la réalité et la richesse de sa vie concrète et historique, ne pouvait se sentir à l'aise au milieu des abstractions décolorées de Spencer; et il ne pouvait pas davantage s'accommoder de son optimisme utilitaire, de sa foi dans la nature pour amener nécessairement l'état moral et social le plus désirable au gré du philosophe anglais, le bonheur du plus grand nombre, le triomphe de l' « altruisme ». Les progrès de l'altruisme pour Nietzsche ne sont pas désirables, mais funestes; l'évolution ne doit pas aboutir nécessairement à ce que les humains d'aujourd'hui appellent le bien; elle n'est pas une simple lutte pour l'existence, pour la conservation, comme le prétend Darwin, elle est une lutte pour la puissance et la domination; la vie n'est pas si pauvre que les êtres vivants aient pour fin dernière de se conserver et qu'ils doivent se contenter de la sécurité, du bien-être, du repos, du bonheur; la vie saine, complète, en voie de développement et de progrès, est un perpétuel effort vers une expansion nouvelle, et tend perpétuellement à se dépasser elle-même et à l'emporter sur autrui. Aussi dans l'humanité primitive y avait-il des maîtres et des esclaves, des dominateurs, des chefs et des sujets, des inférieurs. Partout nous voyons des peuples belliqueux, aventureux, intrépides, de volonté forte et dure, des minorités d'humains de proie, établir leur suprématie sur le troupeau des peuples plus paisibles, moins guerriers et moins braves, pour l'exploiter à leur profit; c'est ainsi que naissent la civilisation grecque et la civilisation romaine; c'est ainsi que se fondent, sur les ruines de l'empire romain, les royaumes germaniques. De là deux types fondamentaux de morale, la « morale des maîtres » et celle des esclaves. Le maître, le noble détermine par rapport à lui-même la valeur des humains et des choses. Il est orgueilleux et joyeux de vivre. Le « bon » pour lui, c'est le noble son égal; « le mauvais », c'est l'esclave, l'inférieur. Le « bien », c'est l'ensemble des qualités qui lui assurent la puissance; il honore ceux qui savent dominer autrui et se dominer eux-mêmes; il méprise la faiblesse, la lâcheté, l'humilité, la flatterie, le mensonge; il ne se reconnaît d'obligations qu'envers ses pairs. Chez les vaincus, les faibles, les esclaves, les sentiments dominants ne sont plus la joie de vivre et l'orgueil, mais la défiance de la vie et la haine des puissants qui les oppriment; aussi le puissant qui fait durement et joyeusement usage de sa force devient-il le « méchant », dans la morale des esclaves; le « bien », ce sont alors les vertus, méprisées des puissants, qui rendent la vie moins dure aux faibles, aux souffrants : la pitié, l'humilité, la patience industrieuse. C'est chez les Juifs, à l'époque de la captivité, que nous voyons comment la morale des maîtres se transforme en morale des esclaves; tant qu'ils avaient été forts, les Juifs avaient glorifié la force; quand ils se sont trouvés opprimés, ils ont combattu, d'une effroyable haine, les valeurs aristocratiques; l'instinct de la domination, toujours vivace, mais perverti par l'impuissance, l'orgueil changé en envie et en ressentiment, les a conduits à croire que les malheureux seuls sont bons et à espérer une vie future où seuls ils seront heureux, où les puissants de ce monde souffriront, où les premiers seront les derniers. C'est là l'origine du christianisme, dons, la création est, avec l'exaltation de la vie dans la Grèce du Ve siècle, le fait capital de l'histoire morale de l'humanité. Il est né de la rencontre du « ressentiment » juif avec « l'idéalisme » platonicien et le pessimisme hindou; il a inventé un monde de fictions qui sont comme autant d'anesthésiques pour les souffrants et les opprimés; il est « la revanche de l'esclave » contre la civilisation aristocratique des Grecs et des Romains. De ses deux créateurs, Jésus et saint Paul, nés tous deux parmi un peuple opprimé et dans une humble condition, le premier est un dégénéré, chez qui l'affaiblissement de la vitalité se traduit par un besoin d'affection par le désir d'aimer et d'être aimé; le second est un plébéien ivre de haine et d'orgueil. Depuis deux mille ans la lutte se poursuit en Europe entre l'esprit de Rome et celui de la Judée. Mais la Renaissance, héritière de la Grèce et de Rome, a été vaincue par la Réforme de Luther, le plébéien et l'héritier de saint Paul; la France classique et aristocratique du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec son idéal de noblesse et de beauté, a péri dans la Révolution, « la dernière des révoltes d'esclaves », et Napoléon, type du maître et du dominateur, n'est apparu que pour succomber à son tour. Tout indique dans l'Europe contemporaine une diminution de la vitalité; on y retrouve le renoncement pessimiste des Hindous et l'utilitarisme borné des Chinois; l'espèce humaine semble cesser de se développer et s'immobiliser dans la médiocrité. Jusqu'à l'humain, la vie, au delà des espèces existantes, a créé sans cesse des espèces nouvelles; l'humain lui-même n'a pas cessé jusqu'à présent d'enrichir son âme de sentiments nouveaux et de puissances nouvelles; l'espèce humaine, à la différence des autres espèces vivantes, ne s'est pas encore fixée définitivement dans certaines manières de sentir, de penser, d'agir; l'humain d'aujourd'hui est capable encore de progrès, il peut encore se dépasser lui-même. Mais ce ne peut être qu'en rejetant les morales de décadence qui dominent aujourd'hui, l'utilitarisme et l'eudémonisme des démocrates, des socialistes, des anarchistes, aussi bien que les doctrines des conservateurs et des réactionnaires qui ne visent qu'à défendre les biens matériels qu'ils possèdent et qu'a maintenir la morale chrétienne. Les grandes nations civilisées de l'Europe contemporaine sont toutes en décadence au point de vue moral : pour l'Allemagne, la fondation de l'Empire a marqué le triomphe des idées utilitaires et la disparition de toute noblesse et de toute grandeur intellectuelles et artistiques; la musique allemande d'ailleurs et le romantisme allemand, dont Wagner est l'expression dernière, sont l'oeuvre de pessimistes aux nerfs malades et qui tendent vers le christianisme; l'Angleterre est la patrie même de la morale utilitaire; quant à la France, le seul pays en Europe qui ait encore une culture véritable, originale, une et complète, elle est corrompue depuis la Révolution par les idées anglaises, elle se laisse envahir et gâter par la philosophie allemande et par la musique allemande, elle est « Malade de la volonté ». L'idéal nouveau que le philosophe conçoit, n'est pas plus un idéal national que ce n'est l'idéal d'un parti politique; Nietzsche ne veut être qu'un « bon Européen ». La longue discipline que l'humanité européenne depuis deux mille ans a subie a enrichi son âme de traits nouveaux; elle a fortifié plus d'un caractère par l'ascétisme et la loi du devoir; elle a assoupli et affiné les intelligences, comme le montre la comparaison de la littérature grecque avec la littérature française du XVIIe et du XVIIe siècle. Ces conquêtes nouvelles de la vie, Nietzsche ne veut pas les perdre; il ne veut pas plus revenir à la barbarie primitive qu'il ne consent à accepter le principe chrétien ou utilitaire; il veut travailler à créer une civilisation nouvelle, supérieure à toutes les civilisations passées, en préparant la venue du surhumain. (René Berthelot). | |