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Newton,
philosophe et théologien
Un esprit aussi puissant, aussi compréhensif
que celui d'Isaac Newton ne pouvait se désintéresser
des problèmes qui dominent la science de la nature et à la
solution desquels cette science demeure, en fin de compte, suspendue. Loin
de là, ils lui furent sans cesse présents et nous avons de
lui des affirmations précises que, lorsqu'il procédait à
ses plus admirables découvertes il ne les perdait pas pour cela
du regard. Même il est à remarquer que ses méditations
sur la philosophie
pure ne se poursuivaient pas à part et indépendamment de
ses recherches dans l'ordre de la philosophie naturelle (c'est de ce terme
ou du mot encore plus elliptique de philosophie qu'il désigne, à
l'exemple de Bacon, le système
des lois les plus générales du monde
physique). Pour son esprit, avide d'unité, les deux sphères
n'en faisaient qu'une seule et la théologierationnelle
constituait simplement la plus haute des synthèses
à laquelle la pensée du savant fût
en possession de parvenir. Aussi les aperçus métaphysiques
ne font-ils point défaut dans les grands ouvrages techniques où
il a exposé ses découvertes. Le livre III des Philosophiae
Naturalis Principiaa mathematica est, à cet égard, particulièrement
précieux. Son livre, Optics, pourrait également, à
ce même point de vue, être consulté avec fruit.
Descartes,
dans ce Discours de la Méthode qui formait l'introduction
à ses premiers grands écrits mathématiques,
avait énoncé les règles générales qu'il
s'était à lui-même tracées et grâce auxquelles,
parti du doute, puis muni d'un irréfragable critérium
de certitude, il avait été conduit
aux plus importantes vérités. Isaac
Newton n'a pas écrit un discours de ce genre et les Lemmes
sur lesquels s'ouvrent les Principia nous jettent, dès l'abord,
en pleine mathématique. Lui-même d'ailleurs a pris soin de
faire l'observation que, dans les deux premiers
livres de son ouvrage, il avait traité plutôt en mathématicien
qu'en physicien les principes de « la philosophie naturelle ».
C'est dans le troisième livre de cet ouvrage que, soutenu par «
ces principes mathématiques», il
entreprend d'« expliquer le système
général du monde ». Mais, avant de procéder
à l'exposition de ce système, Newton formule les règles
qu'il faut suivre dans l'étude de la physique. La méthodologie
qu'elles constituent est assurément un peu courte et d'un objet
trop limité. Elles n'en sont pas moins singulièrement instructives
sur la nature de la certitude scientifique telle que la concevait ce grand
esprit et sur les seules voies par lui admises comme capables d'y conduire.
Ces règles sont au nombre de quatre
:
1 °
« Il ne faut admettre de causes que celles
qui sont nécessaires pour expliquer
les phénomènes. »
2° « Les
effets du même genre doivent toujours être
attribués, autant qu'il est possible,
à la même cause. »
3° « Les
qualités des corps
qui ne sont susceptibles ni d'augmentation ni de diminution, et qui appartiennent
à tous les corps sur lesquels on peut faire des expériences,
doivent être regardées comme appartenant à tous les
corps en général. »
4° « Dans
la philosophie expérimentale,
les propositions tirées par induction
des phénomènes doivent être
regardées, malgré les hypothèses
contraires, comme exactement ou à peu près vraies, jusqu'à
ce que quelques autres phénomènes les confirment entièrement
ou fassent voir qu'elles sont sujettes à des exceptions.»
De ces quatre règles, les deux premières
supposent cette arrière-pensée métaphysique
qu'Aristote énonçait contre Speusippe
: que la nature n'est pas un mauvais poème,
formé d'épisodes plus ou moins heureusement assemblés.
« Elle ne fait rien en vain, » déclare, avec l'Antiquité,
Isaac Newton, et cette vue d'une activité
informatrice, une en son cours, simple en ses moyens, économe de
ses lois, présidera, en effet, à sa
physique générale. Les deux autres
règles dont Newton nous présente la gravitation
universelle comme une application remarquable, que sont-elles sinon
l'affirmation du droit de l'esprit humain à
induire et la justification de cette méthode
expérimentale dont Bacon de Vérulam
avait dans son Novum organum
écrit la théorie? L'induction,
ou plutôt, l'interprétation de la nature, selon son expression
favorite, lord Bacon annonçait qu'elle enfanterait des prodiges.
Newton reprit la promesse; il fit mieux encore : il la remplit.
Il importe de remarquer ces mots de la
quatrième règle malgré les hypothèses
contraires. A bien des reprises, dans ses écrits, Isaac
Newton a témoigné de son dédain pour les hypothèses.
Et, à la dernière page de ses Principes, nous lisons
ce passage dont les premiers mots ont été si souvent cités
:
«
... Je n'imagine point des hypothèses
(hypotheses non fingo). Car tout ce qui ne se déduit point
des phénomènes est une hypothèse;
et les hypothèses, soit métaphysiques,
soit physiques, soit mécaniques, soit
celles des qualités occultes, ne doivent
pas être reçues dans la philosophie expérimentale.
»
Ce qu'il appelle de ce nom par lui méprisé,
ce sont donc les conceptions arbitraires de
l'esprit, arrêtées a
priori et imposées par une sorte de violence à la
nature, dont elles ne reproduisent en rien l'ordre
réel et permanent. Mais des lois présumées,
dès lors que l'observation et l'analyse
des phénomènes ont conduit à
les dégager, si restreint que soit encore le domaine où se
trouveraient compris les faits qui les ont suggérées, n'ont
rien qui permette de les assimiler à des hypothèses
au sens que nous venons de dire. Loin de là : elles donnent lieu
aux plus légitimes des certitudes et,
selon toutes probabilités, l'auteur des Principes estimait
que la même méthode qui lui avait
apporté ses belles découvertes physiques était celle
aussi qu'il fallait suivre pour s'élever aux vérités
les plus hautes de la religion et de la morale.
Cette religion, indépendamment
de toute révélation miraculeuse particulière, la raison
à elle seule, en dégageant du spectacle de l'univers les
leçons que ce spectacle comporte, réussirait à en
fonder le principe. Ici encore, c'est donc des
phénomènes qu'il faut partir
pour aller ,jusqu'à cette suprême existence
qui en consomme l'unité. La découverte
de Dieu,
pourrait-on dire sans forcer, ce semble, les intentions de ce grand penseur,
apparaîtrait ainsi comme le chef-d'oeuvre de la méthode
expérimentale. Il faut lire cet éloquent Scholie général
qui termine le troisième livre des Principes. On y verra
par quelle dialectique ascensionnelle, toute
pénétrée, comme a eu raison de le dire C.
de Rémusat, de téléologie,
l'auteur monte jusqu'à Dieu créateur et ordonnateur.
«
Cet admirable arrangement du Soleil,
des planètes
et des comètes,
ne peut être que l'ouvrage d'un être tout-puissant et intelligent.
Et si chaque étoile
fixe est le centre d'un système semblable au nôtre, il est
certain que, tout portant l'empreinte d'un même dessein, tout doit
être soumis à un seul et même être [...]-»
Rien en tout ceci qui rappelle, de près
ou de loin, les démonstrations chères
aux maîtres de l'ontologie et uniquement
assises sur de pures idées. Et un peu plus
bas :
«
On voit que celui qui a arrangé cet univers a mis les étoiles
fixes à une distance immense les unes des autres, de peur que ces
globes ne tombassent les uns sur les autres par la force de la gravité.
»
La théologie
naturelle ne s'en tiendra pas là. Elle ne se bornera pas à
la proclamation toute platonique d'une existence
parfaite de qui les existences limitées tiennent et leur être
et leurs conditions. Cette cause
suprême des choses, il est permis d'en connaître, dans quelque
mesure, les attributs, et à cette détermination Newton
se complaît.
«
Cet être infini, dit-il, gouverne tout,
non comme l'âme du monde, mais comme le Seigneur
de toutes choses. Et, à cause de cet empire, le Seigneur Dieu s'appelle
Pantocratôr, c.-à-d. le Seigneur universel.
Car Dieu
est un mot universel et qui se rapporte à des serviteurs : et l'on
doit entendre par divinité la puissance, suprême non seulement
sur des êtres matériels, comme le pensent ceux qui font Dieu
uniquement l'âme du monde, mais sur des êtres pensants qui
lui sont soumis. »
Il ajoutera :
«
La domination d'un être spirituel est ce qui constitue Dieu; [...]
le vrai Dieu est un Dieu vivant, intelligent et puissant; il est au-dessus
de tout et entièrement parfait. »
Mais ces hautes spéculations
dont Newton était possédé
jusqu'à s'aventurer, si nous en croyons une conjecture de Coste,
le traducteur français de Locke, dans les
régions mystérieuses de la théosophie,
jetaient Newton dans les périls métaphysiques qu'il a visiblement
eu le souci constant d'éviter. Son Dieu,
il le veut personnel, distinct de la création, y exerçant
et sans trêve son action providentielle.
Le panthéisme lui serait en aversion.
A la manière dont il parle de l'éternité
et de l'infini divins, on comprend qu'il voit
le danger et qu'il s'en garde.
Dieu, dit-il,
« n'est pas l'éternité ni l'infinité, mais il
est éternel et infini; il n'est pas la durée ni l'espace,
mais il dure et il est présent: il dure toujours et il est présent
partout; il est existant toujours et en tout lieu, il constitue l'espace
et la durée. »
Et cependant combien en ce morceau même
les derniers mots : « il constitue l'espace et la durée »,
pour peu qu'on les pressât, auraient de gravité! Dans quelle
mesure faut-il prendre à la lettre, ce que, par ailleurs, il dit
de l'espace infini, véritable sensorium
par l'intermédiaire duquel Dieu
percevrait les existences dans leur intime
et profonde réalité? On sait que
Leibniz ne prit pas ces expressions au sens métaphorique,
puisque, dans sa célèbre polémique contre Clarke,
disciple de Newton, il attribue formellement à
ce dernier la doctrine qui faisait de l'espace
et du temps des attributs
divins.
Comme on le voit, la partie de la philosophie
qui séduisit Newton, ce fut celle qui,
dépassant toute nature, tente de déterminer
le principe éternel et infini d'où
la nature procède. Jamais il n'en détourna, ce semble, ses
méditations. Mais, à la fin de sa vie, ses pensées
de métaphysicien suivirent un cours moins purement spéculatif.
La théologie
sacrée, l'exégèse comptèrent parmi ses occupations
favorites. Déjà, en 1690 il avait composé, sous forme
de lettre à un ami (lequel n'était autre que Locke)
un Historical Account of two notable corruptions of the Scripture,
écrit dont les conclusions étaient de nature à troubler
les partisans du dogme de la Trinité.
Il laissa d'autres essais posthumes également consacrés à
des interprétations personnelles d'ouvrages sacrés. Le plus
important porte le titre : Observations on the Prophecies of Daniel
and the apocalypse of Saint John. En Angleterre,
où la théologie garde dans les universités une place
d'honneur, ces divers essais exégétiques ont été
pieusement recueillis. (Georges Lyon). |
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