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Novum Organum
[ =Nouvel organe, ou Nouvel outil] ou Méthode pour l'interprétation
de la nature est un traité philosophique de Francis
Bacon, paru a Londres en 1620 (1 volume in-folio).
Le Novum organum était la deuxième
partie de l'Instauratio magna scientiarum (La Grande Restauration
des sciences)
dont Bacon avait conçu le plan. C'est proprement une méthode pour étudier
les sciences, en aidant à leur progrès et à leur utilité. Bacon y expose
d'une façon brillante les règles de la méthode analytique expérimentale
et inductive.
« Pendant
toute la durée de l'Antiquité et du Moyen âge, la science, dit Charles
Renouvier, avait été déduite par procédé syllogistique de principes
souvent vagues quelquefois arbitraires et particuliers à tel ou tel savant,
que l'autorité et les préjugés perpétuaient ensuite indéfiniment.
C'est pour cette raison que Bacon attaqua le syllogisme, qui n'est, dit-il,
d'aucun usage pour inventer ou vérifier les premiers principes des sciences,
qui peut tout sur les opinions, rien sur les choses mêmes. sur lequel
on ne peut rien bâtir de solide. »
Pour Francis Bacon, une méthode d'expérimentation
est un indice soit d'expériences nouvelles, soit de vérités générales,
et devient ainsi le nouvel organe de la nature, ou l'art d'interpréter.
A mesure que l'induction donne naissance à des propositions générales,
dit-il, vérifiez si ces propositions dépassent la sphère des faits qui
leur servent de base; si elles le dépassent, assurez-vous qu'elles indiquent
avec certitude des vérités nouvelles.
Souvenez-vous toujours de la règle: ne
rien imaginer, ne rien supposer, mais découvrir ou trouver ce que la nature
fait ou éprouve. Puis le rôle de la raison commence; c'est proprement
le rôle de l'induction. Bacon entre dans des détails très circonstanciés
pour l'application de sa méthode; mais le deuxième livre n'ayant pas
été terminé, il n'a pas donné de méthode sûre pour les procédés
d'investigation qu'il indique, et le peu d'usage qu'on a fait de son
Nouvel Organe en rend l'utilité fort suspecte. L'ouvrage est écrit
en latin, et plusieurs parties ne sont pas exemptes d'obscurité.
Analyse du Novum
organum
Le Novum organum se divise en deux
livres. Dans le pemier, Bacon démontre que les Anciens et les Modernes
n'ont pas eu, jusqu'à lui, de méthode pour étudier les sciences, et
qu'il est arrivé de là qu'elles n'ont point progressé.
Dans le deuxième livre, il entreprend
de tracer cette méthode nécessaire : il veut que l'on commence par recueillir
les faits, les digérer, les ordonner, pour en faire l'appui d'une lente
et successive généralisation. La recherche doit s'étendre et s'enrichir
par l'examen des bases comparables; les expériences doivent être instructives
plutôt qu'utiles; avant d'oser interpréter la nature, il faut l'expérience
scientifique.
Premier livre
du Novum organum.
Dans le premier, Bacon fait une critique
aussi fine que neuve de tous les préjugés scientifiques de là une énumération
des idoles ou des fantômes qui obsèdent l'esprit
humain; il mentionne en premier lieu les idoles de la tribu (idola tribus):
« Les illusions
de la tribu, dit-il, sont fondées sur la nature humaine et sur la tribu
même ou l'espèce des hommes. On affirme à tort, en effet, que le sens
de l'homme est la mesure des choses; au contraire, toutes les perceptions,
soit des sens, soit de l'esprit, sont en analogie avec l'homme, non en
analogie avec univers. L'esprit humain est comme un miroir offrant aux
rayons des choses une surface inégale, qui mêle sa nature propre à la
nature des choses, la défigure et la corrompt ».
Bacon signale encore trois autres sources
d'erreurs ou d'idoles, comme il dit en son langage, les erreurs qui proviennent
de la constitution individuelle, sorte de caverne où chacun est enfermé,
ce sont les idola specûs. Puis viennent les erreurs dues au langage
et au commerce des hommes, ce sont les idola fori (idoles du forum
ou de la place publique), et enfin Bacon appelle idola theatri (idoles
du théâtre) les erreurs dues aux systèmes des métaphysiciens, qui débitent
chacun leur rôle comme des acteurs sur un théâtre.
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Les idoles
et erreurs de l'esprit humain
« Il y a quatre
sortes d'idoles qui remplissent l'esprit humain; pour nous faire entendre,
nous leur donnons les noms suivants la première espèce d'idoles, ce sont
celles de la tribu; la seconde, les idoles
de la caverne; la troisième, les idoles du forum; la quatrième, les
idoles du théâtre.
La formation de notions
et de principes, au moyen d'une induction légitime, est certainement le
vrai remède pour détruire et dissiper les idoles; mais il sera toutefois
fort utile de faire connaître ces idoles elles-mêmes. Il y a le même
rapport entre un traité des idoles et l'interprétation de la nature,
qu'il y a entre le traité des sophismes et la dialectique vulgaire.
Les idoles de la
tribu ont leur fondement dans la nature même de l'homme, et dans la tribu
ou le genre humain. On affirme à tort que le sens humain est la mesure
des choses; bien au contraire, toutes les perceptions, tant des sens que
de l'esprit, ont bien plus de rapport à nous qu'à la nature. L'entendement
humain est à l'égard des choses comme un miroir infidèle qui, re cevant
leurs rayons, mêle sa nature propre à leur nature, et ainsi les dévie
et les corrompt.
Les idoles de la
caverne ont leur fondement dans la nature individuelle de chacun; car chaque
homme, indépendamment des erreurs communes à tout le genre humain, a
en lui une certaine caverne où la lumière de la nature est brisée et
corrompue, soit à cause de dispositions naturelles particulières à chacun,
soit en vertu de l'éducation et du commerce avec d'autres hommes, soit
en conséquence des lectures et de l'autorité de ceux que chacun révère
et admire; soit en raison de la différence des impressions, selon qu'elles
frappent un esprit prévenu et agité, ou un esprit égal et calme, et
dans bien d'autres circonstances; en sorte que l'esprit humain, suivant
qu'il est disposé dans chacun des hommes, est chose tout à fait variable,
pleine de troubles, et presque gouvernée par le hasard. De là ce mot
si juste d'Héraclite : que les hommes cherchent la science dans leurs
petites sphères, et non dans la grande sphère universelle.
Il y a aussi des
idoles qui viennent de la réunion et de la société des hommes, et que
nous nommons idoles du forum, pour signifier le commerce et la communauté
des hommes où elles prennent naissance. Les hommes communiquent entre
eux par le langage; mais le sens des mots est réglé par la conception
du vulgaire. C'est pourquoi l'esprit, à qui une langue mal faite est déplorablement
imposée, s'en trouve importuné d'une façon étrange. Les définitions
et les explications dont les savants ont coutume
de se prémunir et s'armer en beaucoup de sujets ne les affranchissent
pas pour cela de cette tyrannie. Mais les mots font violence à l'esprit
et troublent tout, et les hommes sont entraînés par eux dans des controverses
et des imaginations innombrables et vaines.
Il y a enfin des
idoles introduites dans l'esprit par les divers systèmes des philosophes
et les mauvaises méthodes de démonstration; nous les nommons idoles du
théâtre, parce qu'autant de philosophies inventées et accréditées
jusqu'ici, autant, selon nous, de pièces créées et jouées, dont chacune
contient un monde imaginaire et théâtral. Ce n'est pas seulement des
systèmes actuellement répandus, et des anciennes sectes de philosophie
que nous parlons; car on peut imaginer et composer bien d'autres pièces
de ce genre, et des erreurs entièrement différentes ont des causes presque
semblables. Nous ne voulons pas non plus parler ici seulement des systèmes
de philosophie universelle, mais encore des principes et des axiomes des
diverses sciences, dont la tradition, une foi aveugle et l'irréflexion
ont fait toute l'autorité. »
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(F.
Bacon, Novum organum, trad. Lorquet).
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Après avoir fait l'analyse et la classification
des idoles, Francis Bacon examine et montre par quelles causes les nations
se sont attachées durant tant de siècles à ces différentes espèces
de préjugés. Il voit ces causes dans la brièveté des époques qui ont
été favorables à la culture des sciences, dans le peu de penseurs Ã
qui il a été possible de s'en occuper et de leur consacrer un temps sérieux,
dans le rang inférieur que la considération publique assignait à la
philosophie naturelle; dans le respect que ces penseurs ont pour l'Antiquité,
l'autorité des maîtres et l'opinion publique, respect "qui les a, pour
ainsi dire, cloués à le même place, comme s'ils étaient enchantés";
enfin dans la superstition, qui s'est toujours montrée l'adversaire de
la philosophie naturelle.
Les humains pourront espérer de grands
progrès dans les sciences lorsque, dans leurs observations, ils prendront
l'habitude de compter, de peser, de mesurer, de vérifier avec une sage
défiance; lorsqu'ils joindront à l'histoire naturelle une infinité d'expériences
"qui , bien que n'étant par elles-mêmes d'aucun usage, ne laissent pas
d'être nécessaires pour la découverte des causes et des axiomes "; lorsque,
par le véritable échelle, c'est-à -dire par des degrés continus, ils
sauront monter des faits particuliers aux axiomes du dernier ordre, de
ceux-ci aux axiomes moyens, lesquels s'élèvent peu à peu les uns au-dessus
des autres, pour arriver enfin aux plus généraux de tous; enfin quand,
las de faire tous précisément les mêmes choses, ils sauront partager
entre eux le travail.
Second livre
du
Novum organum.
Dans le second livre du Novum organum,
Bacon passe à l'examen de l'art même et à la vraie manière d'interpréter
la nature. C'est la partie positive de l'ouvrage. Nous y apprenons qu'il
faut " analyser et décomposer la nature, non pas à l'aide du feu matériel,
mais à l'aide de l'esprit, qui est comme un feu divin "; c'est-à -dire
procéder par des exclusions successives, de telle sorte que " toutes les
opinions volatiles s'en allant en fumée laissent au fond du creuset la
forme affirmative, véritable, solide et bien limitée ".
Francis Bacon comprend ensuite les exemples
de faits sous vingt-sept noms, Ã savoir :
-
1°
les exemples solitaires;
2 les
exemples de migration;
3°
les exemples ostensifs;
4°
clandestins;
5°
constitutifs;
6°
conformes;
7°
monodiques;
8°
les exemples de déviation;
9°
de limite; |
10°
de puissance;
11°
d'accompagnement;
12°
d'exclusion;
13°
les exemples subjonctifs;
14°
les exemples d'alliance;
15°
les exemples cruciaux;
16°
les exemples de divorce;
17e
de la porte;
18°
de citation; |
19°
de route ou de passage;
20°
de supplément;
21°
de dissection;
22°
de radiation;
23°
de cours;
24°
les doses de la nature;
25°
les exemples de lutte ou de prédominance;
26°
les exemples polychrestes;
27°
les exemples magiques. |
"L'avantage
d'une semblable classification des faits, dit J.-F.-W. Herschel, m'a toujours
semblé plus apparent que réel ".
En effet, il n'est pas nécessaire de ranger
un fait dans un système pour en sentir la portée et pour savoir de quel
usage il doit être dans l'induction.
Après la classification des faits devaient
venir huit autres chapitres que l'auteur a indiqués, mais qu'il n'a pas
traités, à savoir :
1° des
appuis de l'induction;
2° de la rectification
de l'induction;
3° de la variété
des recherches;
4° des exemples
pris dans la nature et de ce qui concerne la recherche;
5° des bornes
de la recherche;
6° de l'application
à la pratique;
7° des préparatifs
de la recherche;
8° enfin, de l'échelle
ascendante et descendante des axiomes.
Ainsi le Novum organum est resté inachevé.
Malgré ces imperfections, cet ouvrage est le plus important de Bacon,
celui où il a montré le plus de génie, celui aussi qu'il préférait
à ses autres livres et qu'il a le plus soigné, car il l'a récrit douze
fois. (C. Dezobry / PL).
II parut pour la première fois en 1620,
et fut réimprimé en Hollande sous le titre de Novum Organum scientiarum,
Leyde, 1745 et 1750, petit in-12. On le trouve dans les Oeuvres de
Bacon, Londres, 1825-35, 17 vol. in-8°, et dans la traduction française,
revue et corrigée, donnée par M. Riaux, des Oeuvres de Bacon,
Paris, 1843. 2 vol. gr. in-18. Laplace, dans
son Essai sur les probabilités, semble avoir résumé en termes
très simples le Nouvel Organe, en disant-:
"La
méthode la plus sûre qui puisse nous guider dans la recherche de la vérité
consiste à s'élever par induction des phénomènes aux lois, et des lois
aux forces. Les lois sont les rapports qui lient entre eux les phénomènes
particuliers : quand elles ont fait connaître le principe général des
forces dont elles dérivent, on le vérifie soit, par des expériences
directes, lorsque cela est possible, soit en examinant s'il satisfait aux
phénomènes connus et si, par une rigoureuse analyse, on les voit tous
découler de ce principe, jusque dans leurs moindres détails, si, d'ailleurs,
ils sont très variés et très nombreux, la science alors acquiert le
plus haut degré de certitude et de perfection qu'elle puisse atteindre.
"
-
Sur les erreurs
de la tribu
dues a l'esprit
de généralisation
«
L'esprit humain est porté naturellement à supposer dans les choses plus
d'ordre et de ressemblance qu'il n'y en trouve; et tandis que la nature
est pleine d'exceptions et de différences, l'esprit voit partout harmonie,
accord et similitude. De là cette fiction que tous les corps célestes
décrivent en se mouvant des cercles parfaits; des lignes spirales et tortueuses
on n'admet que le nom. De là l'introduction de l'élément du feu et de
son orbite, pour compléter la symétrie avec les trois autres que l'expérience
découvre. De là encore cette supposition que les éléments sont, en
suivant une échelle de progression ascendante, dix fois plus légers les
uns que les autres; et tant d'autres rêves de ce genre. Et ce n'est pas
seulement les principes que l'on peut trouver chimériques, mais encore
les notions elles-mêmes.
L'esprit humain,
dès qu'une fois certaines idées l'ont séduit, soit par leur charme,
soit par l'empire de la tradition et de la foi qu'on leur prête, contraint
tout le reste de revenir à ces idées et de s'accorder avec elle; et quoique
les expériences qui démentent ces idées soient plus nombreuses et plus
concluantes, l'esprit ou les néglige, ou les méprise, ou par une distinction
les écarte et les rejette, non pas sans un très grand dommage; mais il
faut bien conserver intacte toute l'autorité de ces préjugés chéris.
J'aime beaucoup la réponse de celui à qui l'on montrait suspendus dans
un temple les tableaux votifs de ceux qui avaient échappé au péril du
naufrage, que l'on pressait de déclarer, devant de tels témoins, s'il
reconnaissait la providence des dieux, et qui repartit : « Mais où donc
a-t-on peint ceux qui, malgré leurs voeux, périrent? » C'est ainsi que
procède toute superstition, astrologie, interprétation des songes, divination,
présages; les hommes enchantés de ces sortes de chimères tiennent note
des prédictions réalisées; mais de celles, bien plus nombreuses, que
l'événement déçoit, ils ne tiennent compte et passent outre. C'est
là un fléau qui pénètre bien plus subtilement encore la philosophie
et les sciences; dès qu'un dogme y est reçu, il dénature tout ce qui
lui est contraire, quelque force et raison qu'il y rencontre, et le soumet
à sa mesure. Et quand bien même l'esprit n'aurait ni légèreté ni faiblesse,
il conserve toujours une progression dangereuse à être plus vivement
frappé d'un fait positif que d'une expérience négative; tandis que régulièrement
il devrait prêter autant de crédit à l'une qu'à l'autre, et qu'au contraire,
c'est surtout dans l'expérience négative que se trouve le fondement des
véritables principes.
L'esprit humain est
surtout frappé des faits qui se présentent ensemble et instantanément
à lui, et dont l'imagination est remplie d'ordinaire; une tendance certaine,
mais imperceptible, le porte à supposer et à croire que tout le reste
ressemble à ces quelques faits qui l'assiègent; il est, de son naturel,
peu tenté d'aborder ces expériences inaccoutumées et en dehors des sentiers
battus où les principes viennent s'éprouver comme au feu, et très inhabile
à les traiter, à moins que des règles de fer et une autorité inexorable
ne lui fassent violence en ce point.
L'esprit humain s'échappe
sans cesse et ne peut jamais trouver d'arrêt ni de bornes; il en cherche
toujours plus loin, mais en vain. C'est ainsi que l'on ne peut comprendre
que le monde se termine quelque part, et imaginer des bornes sans concevoir
encore quelque chose au delà . C'est ainsi encore que l'on ne peut comprendre
comment une éternité s'est écoulée jusqu'à ce jour; car cette distinction
dont on se sert habituellement, de l'infini d'avant, et de l'infini d'après,
ne peut se soutenir d'aucune façon; il s'ensuivrait en effet qu'il y a
un infini plus grand qu'un autre infini, que l'infini a un terme et devient
ainsi fini. La divisibilité à l'infini de la ligne nous jette dans un
semblable embarras, qui vient de ce mouvement sans terme de la pensée.
Mais où cette impuissance de se fixer entraîne le plus d'inconvénients,
c'est dans la recherche des causes; car, tandis que les lois les plus générales
de la nature doivent être des faits primitifs (comme ils le sont en effet),
et dont la cause n'existe réellement pas, l'esprit humain, qui ne peut
se reposer nulle part, cherche encore quelque chose de plus clair que ces
faits. Mais alors il arrive que voulant remonter plus haut dans la nature,
il redescend vers l'homme, en s'adressant aux causes finales, causes qui
existent bien plus dans notre esprit que dans la réalité, et dont l'étude
a corrompu étrangement la philosophie. Il y a autant d'impéritie et de
légèreté à demander la cause des faits les plus généraux, qu'à ne
point rechercher celle des faits secondaires et dérivés. »
-
(F.
Bacon, Novum organum. Introduction).
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En
bibliothèque - Ch.
de Rémusat, Bacon, sa vie, son temps, sa philosophie et son influence
jusqu'à . nos jours, 2e édit, Paris, 1858, gr. in-18. |
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