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(Histoire de France / le Moyen âge / les sociétés humaines) > la féodalité
Histoire de la féodalité en France
Origine et formation du système féodal 
(Ve-Xe s.)
Dans la région de l'Europe qui correspond à la France actuelle, le régime féodal ne s'est pas établi avant la fin du IXe siècle. Plusieurs historiens ont cependant soutenu qu'il existait déjà à une époque beaucoup plus reculée, et l'ont fait remonter, les uns jusqu'aux temps celtiques (Montlosier, Laferrière, de Courson), les autres jusqu'à la domination romaine (Ducange, Perreciot, Sumner-Maine), d'autres aux invasions germaniques du Ve siècle (Boulainvilliers, Montesquieu, Guizot), d'autres enfin à la révolution qui substitua vers le milieu du VIIIe siècle la dynastie carolingienne à celle des Mérovingiens (Roth). Il est certain que chez les Celtes de la Gaule, comme chez ceux de l'Irlande, il existait, à côté des relations politiques qui subordonnaient les membres de chaque civitas à leurs chefs respectifs, des liens de protection et de dépendance individuelles entre les membres de la classe noble et leurs clients (soldurii, ambacti) dont les uns étaient des compagnons de guerre, les autres des fermiers ou des serviteurs. Mais on ne saurait voir dans cet état social une forme de la féodalité : car si l'on y retrouve l'un des éléments essentiels du groupement féodal, l'engagement de la personne, il y manque un autre élément non moins essentiel, la concession de la terre. C'était uniquement par le don ou le prêt de bétail et d'objets mobiliers que les nobles gaulois attiraient à eux des clients et récompensaient leur dévouement, et cela s'explique par le caractère collectif qu'avait encore à cette époque la propriété immobilière et qui ne permettait pas aux individus de disposer du sol en guise de salaire pour payer des services personnels. 

C'est pour le même motif qu'on ne peut reconnaître dans les institutions importées en Gaule par les conquérants germains les caractères constitutifs de la féodalité. Les liens individuels qui unissaient les fidèles (comites, antrustiones, buccellarii, gasindi, vassi) à leur chef ou à leur patron (senior) ne résultaient que d'engagements personnels et ne reposaient pas sur un certain état de la propriété foncière. Sans doute le fidèle, en retour de son assistance, pouvait recevoir une terre aussi bien que des objets mobiliers; mais la concession de la terre n'était alors que l'accessoire des rapports établis entre les personnes, tandis que, dans le régime féodal, c'est, justement, cette concession même qui crée le lien personnel.

L'élément réel, qui fait défaut dans la clientèle celtique et dans le compagnonnage germanique, se retrouve au contraire dans les abandons de terre à titre héréditaire (beneficia) faits par les empereurs romains du IIIe et du IVe siècle à des vétérans ou à des lètes sous la charge de service militaire. Mais ces bénéfices n'avaient avec les fiefs qu'une ressemblance superficielle; d'ailleurs ils n'étaient établis que sur les frontières de l'Empire romain dont ils devaient assurer la défense, et ne survécurent pas en Gaule aux invasions du Ve siècle; ils ne furent ni assez répandus ni assez durables pour avoir pu modifier l'état social de la Gaule romaine : on ne saurait donc faire remonter jusqu'à eux la première manifestation du régime féodal en France.

Il y aurait plus de raisons pour faire dater ce régime du milieu du VIIIe siècle, si l'on ne voyait dans la féodalité qu'un état social on dominent les liens de protection et de dépendance individuelles, fondés sur des concessions de terres à charge de services. Mais elle n'est vraiment constituée que lorsque l'évolution sociale a entraîné après elle une évolution politique, lorsque la souveraineté qui résidait dans le pouvoir central est passée aux mains des propriétaires fonciers et s'est morcelée en d'innombrables seigneuries. Or au milieu du VIIe siècle, au début de la période carolingienne, cette profonde transformation n'était pas encore réalisée, comme on le verra bientôt.
Si l'on ne peut établir que la féodalité soit devenue, avant le Xe siècle, le régime social et politique de la France, il y aurait une égale erreur à prétendre qu'elle s'est alors formée brusquement, spontanément, sans préparation antérieure. Les institutions sur lesquelles elle repose sont au contraire le résultat d'une longue évolution et se rattachent à des causes lointaines, plus ou moins visibles, qu'il faut rechercher non seulement sous les premiers Carolingiens, non seulement sous la monarchie mérovingienne, mais jusqu'à l'époque gallo-romaine et même jusqu'aux temps celtiques. S'il est impossible d'admettre, en leurs conclusions beaucoup trop absolues, les théories précédemment indiquées qui font remonter jusqu'à l'une de ces époques reculées la constitution du régime féodal, il faut toutefois reconnaître que chacune d'elles contient au moins une part de vérité, en ce qu'elle signale et met en lumière l'une des origines d'où ce régime devait plus tard sortir. 

On ne saurait comprendre comment s'est établi le régime féodal, qu'à la condition de tracer d'abord un tableau succinct du régime qui l'a précédé; puis d'énumérer les éléments divers qui, au sein même de ce régime, préparaient déjà la féodalité, soit en affaiblissant les anciennes institutions, soit en fondant les nouvelles; enfin, d'indiquer comment s'est produite la crise définitive pendant laquelle le nouveau régime s'est substitué à l'ancien.

La monarchie franque à l'aube du régime féodal

Le régime féodal a succédé à la monarchie franque, qui s'établit dans les Gaules après les invasions du Ve siècle, et dont les institutions reposaient sur un petit nombre de principes qui ont persisté, sauf quelques modifications de détail, depuis le début de la période mérovingienne jusqu'à la fin de la période carolingienne. La société, formée d'un mélange de Gallo-Romains, de Francs et d'autres Germains, était une société aristocratique, Mais les inégalités n'étaient pas fondées sur des différences d'origine; car, au point de vue politique, Gallo-Romains et Germains avaient les mêmes droits et les mêmes charges et, au point de vue de la législation civile, la personnalité des lois répondait à des nécessités pratiques, sans créer aucun privilège. Les distinctions sociales venaient de la naissance ou de la fortune : il y avait des esclaves, des hommes demi-libres (colons, lètes, affranchis); enfin des hommes libres, de rangs inégaux, à la tête desquels figurait une noblesse de fait, composée de tous ceux qui exerçaient une fonction publique importante ou qui possédaient de grandes propriétés (optimates, proceres, potentes). 

Au point de vue de la condition des terres, la monarchie franque se rapprochait beaucoup plus de la société romaine que de la société germanique. On n'y trouvait que par exception des traces de l'ancienne propriété collective que les Germains pratiquaient avant leur établissement; le régime foncier qui avait partout prévalu, sans distinction d'origine, était celui de la propriété individuelle et héréditaire, conforme au type romain. En principe, tout propriétaire avait sur son domaine des droits absolus; cependant, certaines pratiques, dont il sera bientôt question, tendaient à établir entre les terres des conditions diverses et à subordonner les unes aux autres. 

Au point de vue politique, le gouvernement était une monarchie despotique, se rattachant à certains égards aux coutumes germaniques, à d'autres aux traditions de l'Empire romain. La royauté était héréditaire et absolue, revêtue par l'Eglise d'un caractère sacré qui impliquait une mission divine. Le roi avait droit de vie et de mort sur ses sujets, les convoquait à la guerre, leur imposait sous peine d'amende ses règlements et ses ordres, rendait la justice aux personnes et dans les causes qu'il lui plaisait d'évoquer à son tribunal; comme gage de soumission, il exigeait périodiquement de tous les hommes adultes un serment de fidélité. Il était assisté dans son palais par des officiers empruntés à l'administration romaine (referendarius, cancellarius) ou par des serviteurs préposés à la fois aux services de la maison et à la direction des affaires publiques (senescalcus, comes stabuli, comes palatii, major domus); il était représenté dans l'administration des provinces par des comtes ou ducs qui réunissaient, chacun dans sa circonscription, l'ensemble des pouvoirs royaux, ayant à la fois des attributions judiciaires, financières et militaires; puis par des envoyés extraordinaires (missi) chargés de contrôler annuellement la gestion des comptes. Contrairement à la conception romaine d'après laquelle l'empereur, représentant de l'Etat, exerçait le pouvoir au nom et dans l'intérêt de tous, le monarque franc considérait le pouvoir royal comme son bien propre, son patrimoine privé : il en résultait que le pouvoir se transmettait et se partageait, comme le patrimoine, d'après les règles du droit privé, que le roi disposait à son gré de ses droits régaliens au profit des personnes on des établissements qu'il voulait gratifier. Les ressources matérielles du roi étaient peu considérables : produits de ses domaines, profits de justice (fredum, bannus), réquisitions en nature, dons offerts par les sujets, impôt direct (census regius), péages locaux. Mais ces revenus servaient principalement aux dépenses personnelles du roi et à l'entretien de sa maison; ils n'avaient pas de destination publique,  car les services de l'Etat n'étaient pas rétribués : les hommes libres devaient venir à l'armée sans solde et à leurs frais; les travaux publics étaient exécutés par voie de corvées ; les comtes n'avaient, en guise d'appointements, qu'une part des amendes. 

En face de ce pouvoir monarchique, en apparence, du moins, si fortement organisé, il n'existait aucune institution légale. Les assemblées populaires, composées de tous les hommes libres en âge de porter les armes, qui, dans les anciennes communautés germaniques, délibéraient et statuaient sur toutes les affaires importantes, avaient cessé d'exister; les réunions des champs de Mars ou de Mai n'étaient que des revues militaires, et quant aux plaids que le roi ou les missi convoquaient à des époques plus ou moins régulières, c'étaient des assemblées de fonctionnaires laïques ou ecclésiastiques appelés à donner leur avis sur les projets de guerre, les règlements législatifs, ou les détails de l'administration locale.

Les précédents immédiats de la féodalité

Telles étaient, dans leurs traits les plus saillants, les institutions régulières de la monarchie franque. Mais celui qui ne jugerait que d'après elles l'état social et politique du royaume, surtout sous les Carolingiens, s'en ferait une idée fausse ou du moins fort incomplète. Il faut tenir compte en même temps de quelques institutions moins visibles, mais tout aussi importantes; d'un certain nombre de faits sociaux nettement accentués, qui donnaient à la société une physionomie tout autre, à la vie publique une direction bien différente et qui constituaient les précédents immédiats de la féodalité : ce sont la vassalité et le séniorat, les concessions de terres à titre de bénéfices, les chartes d'immunité, les juridictions privées organisées dans les grands domaines, la territorialité du service militaire, l'attribution de certains services publics aux seniores et aux dignitaires ecclésiastigues, enfin, l'appropriation des pouvoirs royaux par les comtes et les autres fonctionnaires.

Le caractère de ces institutions ou de ces faits, leur importance au point de vue de la formation du régime féodal ont été et sont encore, entre les historiens et les juristes, l'objet de vives controverses dans l'exposé desquelles on ne saurait entrer ici. Il suffira de faire remarquer que les erreurs ou les exagérations que la critique a relevées dans la plupart des systèmes relatifs aux origines de la féodalité viennent principalement du caractère exclusif de chacun d'eux. Certains historiens ont été frappés surtout par l'importance de la vassalité et du séniorat, d'autres par celle du lien réel qui naissait des concessions de terres, d'autres par les graves conséquences qui résultaient des immunités, de l'appropriation des fonctions publiques, du rôle prépondérant accordé aux propriétaires fonciers dans l'organisation militaire et judiciaire de la monarchie carolingienne. 

De cette analyse incomplète, il est résulté que les uns ont attribué à la féodalité une origine exclusivement germanique; que les autres la rattachent aux institutions romaines plus ou moins modifiées sous l'influence des besoins nouveaux; que d'autres enfin l'expliquent par un concours de circonstances accidentelles, où la faiblesse des rois, l'ambition des hauts fonctionnaires et des grands propriétaires ont joué le principal rôle. Ces systèmes exclusifs, qui ne contiennent chacun qu'une partie de la vérité, doivent être corrigés et complétés l'un par l'autre.

La formation du régime féodal est un événement trop complexe pour qu'on puisse le faire découler d'une seule source et le rattacher à un fait unique; il a fallu pour le produire une longue suite de faits et la coïncidence des causes les plus diverses.

Vassalité et séniorat.
Dès l'époque mérovingienne, mais surtout sous les Carolingiens, il existait entre un grand nombre d'hommes libres des liens réciproques de dépendance et de protection qui mettaient une partie de la société sous le patronage de l'autre. Ces liens ne pouvaient se confondre ni avec la dépendance de l'esclave à l'égard du maître ou de l'affranchi à l'égard du patron, ni avec la soumission que tout sujet doit au souverain : ils consistaient dans la subordination volontaire d'un homme à un autre, le premier s'engageant à obéir, le second à protéger; ils avaient pour raison d'être le besoin qu'éprouve dans toute société troublée l'homme faible ou pauvre de s'adresser à l'homme fort ou riche pour obtenir de lui, au prix d'une partie de sa liberté, la protection que les pouvoirs publics ne lui assurent pas. 

Cette institution n'était pas nouvelle dans la société franque; elle n'était pas non plus spéciale à l'une des populations qui avaient concouru à former cette société. On a vu précédemment que le patronage existait chez les Celtes; il existait aussi chez les Romains, sous les noms de clientela, comitatus, amicitia. Pratiqué sous la République et sous l'Empire, à Rome comme dans les provinces, non seulement par les particuliers, mais par les empereurs qui choisissaient parmi leurs clients (comites) la plupart des fonctionnaires administratifs, le patronage avait pris au IVe siècle une extension considérable, surtout en dehors des cités, parmi le peuple des campagnes; chaque grand propriétaire (potens) avait pour clients (suscepti) tous ceux qui, autour de lui, voulaient échapper aux taxes fiscales ou trouver protection contre les magistrats provinciaux, et les constitutions impériales étaient impuissantes à réprimer ces tutelles privées (patrocinia) qui faisaient concurrence à celle de l'Etat. 

Enfin, chez les Germains, les chefs de famille avaient sous leur autorité (mundium) non seulement ceux qui leur étaient unis par le sang, mais aussi des gens qui, Payant personne pour les assister et les défendre (étrangers, orphelins, etc.), demandaient à entrer dans leur famille à titre de clients (leti, liti) et donnaient leurs services en retour de la protection qu'ils recevaient; en outre, les chefs militaires (duces) et les principaux magistrats élus par la nation (principes) s'entouraient d'un certain nombre de compagnons (comites, buccellarii, gasindi) qu'ils nourrissaient et équipaient à leurs frais, et qui leur devaient, spécialement à la guerre, un dévouement absolu (obsequium, trustem et fidelitatem). Ces usages, communs aux trois peuples qui avaient peuplé la Gaule, étaient fréquemment pratiqués sous la monarchie mérovingienne. 

Le patronage des grands propriétaires, plus nécessaire que jamais dans une société décomposée, était reconnu par les coutumes rédigées à cette époque. Le roi était entouré dans son palais d'un groupe de comites qui portaient les noms caractéristiques d'antrustiones, de convivae regis, qui jouissaient de certains privilèges et qui, liés par un serment spécial, étaient tenus à une fidélité et à une obéissance plus étroites que les autres sujets (trustem, obsequium); il étendait, en outre, son patronage (mundeburdis, verbum regis) sur tous ceux qui, dans le royaume, n'avaient pas de protecteur naturel, veuves, orphelins, étrangers, communautés ecclésiastiques. 

Mais c'est surtout sous la monarchie carolingienne que ces liens de dépendance personnelle se généralisent et prennent un caractère précis en revêtant une forme unique, celle de la vassalité. Les guerres civiles du VIIe siècle et l'inertie des derniers Mérovingiens avaient porté une grave atteinte à l'autorité du pouvoir central : encore toute-puissante là où elle pouvait s'exercer, l'action du roi ne se faisait pas sentir sur bien des points du royaume, et la plupart des provinces étaient livrées sans défense aux vexations des fonctionnaires locaux ou aux entreprises de l'aristocratie foncière. Les faibles et les opprimés cherchèrent partout, dans la protection individuelle, la sécurité qu'ils ne trouvaient plus dans la protection du roi. A partir du VIIIe siècle, dans les chroniques, les chartes et les capitulaires, il est fréquemment question de personnes appelées seniores qui exercent sur d'autres hommes appelés vassi, vassalli, une autorité reconnue par la loi. Les seniores (c.-à-d. les anciens, par extension, ceux à qui on doit le plus d'égards) étaient des personnages riches et influents, mais de conditions diverses : fonctionnaires royaux, abbés, évêques, propriétaires fonciers. Les vassi, dont le nom dérivé du celtique gawas s'appliquait à l'époque mérovingienne à des serviteurs non libres, particulièrement à des valets d'armée (famuli, pueri, vassi ad ministerium, ministeriales), étaient presque toujours à l'époque carolingienne des hommes libres, mais astreints à certains services personnels, comme précédemment les suscepti gallo-romains et les comites germaniques. Ils se liaient envers leur senior par un engagement spécial, la recommandation (commendatio), qu'ils contractaient sous la foi du serment, en mettant leur main dans la sienne, et par lequel ils s'obligeaient « à le servir et à l'assister comme il convient à un homme libre » (ingenuili ordine servitium vel obsequium impendere). Il ne s'agissait donc pas de services précis, déterminés à l'avance, mais d'un dévouement constant, qui devait se manifester en toute occurrence, au gré du seigneur, et qui pouvait consister à garder sa maison, à le suivre dans ses déplacements, à le défendre en cas d'attaque. La recommandation attribuait au senior sur le vassus un droit général de commandement (potestas, mundeburdis) et lui imposait en même temps l'obligation de le protéger (tutela, defensio), soit en intervenant pour lui en justice, soit en lui fournissant de quoi vivre; mais il est très douteux qu'elle lui conférât, comme on l'a soutenu, une juridiction spéciale, régulièrement organisée et remplaçant à l'égard du vassus les tribunaux de droit commun. L'association de défense personnelle ainsi contractée entre ces deux hommes les liait d'ordinaire pour la durée de leur vie et ne pouvait être rompue sans griefs sérieux. 

Ce groupement des vassi autour des seniores était si général et répondait à de si pressantes nécessités que la royauté carolingienne ne chercha pas à l'entraver; elle se résigna à l'accepter, à lui donner une sanction légale en reconnaissant à tout homme libre le droit de se choisir un senior, en lui interdisant d'en changer sans cause légitime (capit. de 787, 805, 807, 801,813). Bien plus, elle-même suivit le mouvement général et, à l'exemple des grands propriétaires fonciers, en concurrence avec eux, le monarque carolingien s'entoura de vassi qui s'engageaient dans la même forme que les autres et qui, indépendamment de la fidélité, du service militaire et des contributions pécuniaires que lui devait tout sujet, étaient tenus de lui donner aide à toute réquisition, de remplir les missions dont il les chargeait, de comparaître à son tribunal dont ils devenaient justiciables. En cela, sans aucun doute, il suivait la tradition de la précédente dynastie, et les vassi regales ou dominici carolingiens étaient, à bien des égards, sous un autre nom, les successeurs des antrustiones et des convivae du palais mérovingien. Mais leur nombre était beaucoup plus considérable; au lieu de former un petit groupe attaché à la personne du roi, ils étaient répandus dans tout le royaume; ils ne comprenaient pas seulement les familiers du palais et les gens sans défense sur qui s'étendait précédemment le mundium royal : les rois carolingiens s'efforçaient visiblement d'attirer tous les personnages influents dans les liens de leur vassalité, croyant sans doute fortifier leur autorité de souverain en y ajoutant celle de senior. Charlemagne alla jusqu'à vouloir transformer en serment de vassalité le serment de fidélité que tout homme libre devait périodiquement prêter au roi (serment de 802); il prétendit être le senior de tous ses sujets, sinon au point de vue des services acquittés, du moins au point de vue de la foi jurée tentative dangereuse qui faisait disparaître le souverain derrière le senior, le sujet (fidelis) derrière le vassus, et hâtait ainsi l'avènement de la féodalité.

Bénéfices et précaires.
En même temps que ces liens de protection et de dépendance réciproques se formaient entre les personnes, entre les terres s'établissait aussi des rapports de prééminence et de subordination. A mesure que l'on avance dans la période qui va du Ve au IXe siècle, les terres possédées en pleine propriété deviennent plus rares et sans cesse augmente le nombre de celles qui ne sont détenues qu'à titre conditionnel et pour un temps limité. Cette transformation tenait à deux causes : d'abord à la disparition graduelle de la petite propriété qui, mal protégée par les pouvoirs publics, ruinée par les exigences fiscales et les réquisitions militaires, abdiquait au profit des grands propriétaires fonciers, notamment du roi, des églises, et des fonctionnaires royaux; puis à l'usage de plus en plus fréquent des concessions de domaines faites par ces grands propriétaires à titre de bénéfice.

A l'époque mérovingienne, on considérait comme étant faite ex beneficio toute concession de terres qui avait lieu à titre gratuit ou moyennant une très faible redevance, et qui ne conférait à la personne gratifiée qu'un droit d'usufruit ou un droit de propriété révocable et temporaire. Les concessions en usufruit, usitées surtout par l'Eglise sous le nom de precaria, se rattachaient historiquement soit au precarium, convention privée fréquemment employée par les Romains, soit aux contrats administratifs par lesquels le fisc impérial affermait ses terres (emphytéose perpétuelle, baux de cinq ans). Les concessions en propriété, qui émanaient toutes de la royauté, étaient faites, semble-t-il, sous l'influence de l'idée fréquemment exprimée dans les lois germaniques, qu'une donation doit toujours être révocable et limitée à la vie du donataire. A partir de l'époque carolingienne, et notamment des actes de sécularisation par lesquels Charles-Martel, Pépin et ses successeurs attribuèrent à leurs fidèles une partie des précaires ecclésiastiques, toutes les concessions bénéficiaires, qu'elles fussent émanées du roi, de l'Eglise ou des propriétaires laïques, furent ramenées à un type unique, celui de la cession en usufruit; elles n'eurent plus seulement pour objet des terres ou d'autres biens immobiliers, mais les droits les plus divers, tels qu'une délégation d'impôts sur un territoire déterminé, une fonction publique ou un emploi domestique. D'ailleurs, à toute époque, ces concessions ne furent le plus souvent gratuites qu'en apparence et presque toujours eurent un but intéressé. Tantôt c'était le prix de services personnels; tantôt c'était un moyen de mettre en valeur les grands domaines où les propriétaires attiraient des cultivateurs par l'appât d'une cession quasigratuite; tantôt c'était la contre-partie d'une donation en propriété faite d'abord par celui-là même qui recevait le bénéfice : car il arrivait souvent qu'un homme libre abandonnait la propriété de son petit domaine à un autre homme plus puissant que lui, sous la condition que celui-ci lui en rendrait immédiatement la possession sous forme de concession bénéficiaire et lui en garantirait la jouissance jusqu'à la fin de ses jours. 

Celui qui recevait un bénéfice n'avait, en principe, sur le bien concédé qu'un droit d'usufruit, personnel et temporaire, qui prenait fin soit à sa mort, soit à celle du concédant, soit à l'expiration du terme fixé; mais cette rigueur était adoucie par les conventions ou par l'usage; le bénéfice subsistait souvent, malgré la mort du concédant, pendanttoute la vie du concessionnaire, et, même après sa mort, il était quelquefois transmissible à sa femme et à ses enfants. En outre, la concession était révocable dans certains cas déterminés par l'usage, notamment quand le bénéficiaire manquait à ses obligations. Ce dernier devait en effet, comme tout usufruitier, entretenir le bien en bon état et le restituer à la fin de la jouissance, payer un cens très modique, qui était la constatation matérielle des droits du propriétaire, enfin acquitter les services particuliers qui avaient pu être stipulés dans la concession. Etait-il tenu en outre, à cause de son bénéfice et indépendamment de tout engagement formel, d'un devoir particulier de fidélité et d'assistance envers le concédant? Cela est probable, quoique l'opinion contraire ait été soutenue avec beaucoup de force. Mais la question perd presque tout intérêt pour les bénéfices de l'époque carolingienne ; car, dès le vin, siècle, les liens de vassalité qui se forment de tout côté viennent souvent, dans les conventions privées, se mêler aux rapports purement bénéficiaires. Tantôt un vassus recevait du senior, à qui il avait engagé sa personne et ses services, la concession d'un bénéfice; tantôt l'homme libre qui abandonnait à un grand propriétaire son domaine patrimonial pour n'en garder que la jouissance à titre de bénéfice, promettait en même temps de le servir à titre de vassus, afin d'être plus sûrement couvert par sa protection. Aussi est-il souvent difficile de distinguer si les services dus à la personne du senior provenaient de la vassalité ou du lien bénéficiaire. Au IXe siècle, cette confusion s'accentue; le bénéfice se distingue de plus en plus des contrats d'exploitation rurale (précaire, emphytéose, bail à ferme, etc.) dans lesquels une concession de terre est faite à des personnes de la classe inférieure à charge de services domestiques et de redevances; il perd peu à peu sa fonction économique pour devenir un instrument de domination, un moyen politique par lequel le roi ou le senior recrute des vassaux dans tous les rangs de la société. En fait, on n'accordait plus guère de bénéfice qu'à celui qui prêtait un serment de recommandation et, réciproquement, nul n'engageait ses services et sa fidélité s'il n'obtenait en échange une concession bénéficiaire. La qualité du bénéficier se confondait avec celle de vassal (vassallus casatus); la terre était devenue le prix de l'engagement personnel et fournissait une sanction indirecte aux obligations du vassal : car le maintien de la concession était subordonné à l'accomplissement de ces obligations et, en cas de manquement grave, la révocation du bénéfice pouvait être prononcée en justice au profit du senior.

On vient de voir comment, dans la monarchie franque, à côté de la dépendance générale des sujets à l'égard du roi, s'étaient formés entre divers groupes de personnes des liens de dépendance individuelle fondés à la fois sur des engagements personnels et sur des concessions territoriales. Le pouvoir central en était notablement affaibli; mais il l'était bien davantage encore par la perte des principaux attributs de sa souveraineté, justice, pouvoir militaire, pouvoir financier, que des concessions ou des usurpations firent passer peu à peu aux mains de l'aristocratie foncière. Parmi ces concessions, il faut ranger les chartes d'immunité, la tolérance de juridictions privées dans les grands domaines, le service militaire lié à la propriété foncière, l'attribution de certains services publics aux seniores et aux dignitaires de l'Eglise; parmi ces usurpations, la plus grave fut l'appropriation des pouvoirs royaux par les comtes et les autres fonctionnaires.

Chartes d'immunité
Déjà sous les Mérovingiens, plus fréquemment encore sous les Carolingiens, les établissements ecclésiastiques et parfois aussi les grands propriétaires laïques avaient obtenu des immunités (immunitates), c.-à-d. des chartes par lesquelles le roi interdisait à tous ses agents (judices) de pénétrer dans les domaines de ces propriétaires soit pour y rendre la justice, soit pour y lever des impôts, soit pour y exercer aucune réquisition, aucun acte de contrainte ou d'autorité. Cet étrange privilège s'explique par les actes d'oppression administrative que les agents du pouvoir royal, investis de pouvoirs illimités, commettaient trop souvent dans les provinces. Pour y échapper, les personnages les plus influents sollicitaient du roi, comme une faveur, de dépendre directement de lui et non plus de ses agents; ils demandaient que leurs terres fussent assimilées aux domaines du roi (fisci), dont l'administration était soustraite à l'autorité des comtes et confiée à des intendants particuliers. Mais il était bien difficile que l'action directe du roi s'exerçât sur ces domaines plus ou moins éloignés du palais. En fait, il s'opérait entre le roi et l'immuniste un partage d'autorité : le premier convoquait seul au service militaire les habitants de l'immunité; le second percevait seul à son profit tous les impôts; quant à la justice, elle appartenait en général à l'immuniste, excepté dans les causes criminelles et quelques autres que leur importance avait fait réserver au tribunal du comte. Pour garantir aux églises et aux abbayes le bénéfice de l'immunité dont il les avait gratifiées, le roi plaçait auprès de chacune d'elles un représentant de son autorité, un avoué (advocatus, defensor), qui devait protéger son domaine contre l'intrusion des autres fonctionnaires royaux, et qui avait en même temps pour mission d'assurer la comparution de l'immuniste et de ses hommes devant le tribunal du roi ou celui du comte, dans les cas où ils étaient justiciables de ces tribunaux. L'immunité était un privilège personnel, qui, par conséquent, devait prendre fin à la mort du roi qui l'avait concédé ou du personnage qui l'avait obtenu; mais, comme il était presque toujours renouvelé, en fait il devenait perpétuel.

Juridictions privées.
Les grands propriétaires laïques (potentes) n'obtenaient que rarement l'immunité dont les rois étaient si prodigues à l'égard des communautés ecclésiastiques. Mais ceux qui ne jouissaient pas de cette faveur exceptionnelle avaient, du moins, dans l'étendue de leurs domaines, le droit de rendre eux-mêmes la justice aux hommes qui y habitaient. Ce privilège n'était pas nouveau : déjà sous l'empire romain, au IVe et au Ve siècle, les terres des potentes, situées à l'écart des villes, constituaient des lieux d'asile et de franchise soustraits à l'action des magistrats municipaux et provinciaux; indépendamment de ses droits légaux sur ses esclaves, le maître avait, sur les colons et les clients libres qui habitaient ses terres, un pouvoir de police et de juridiction que les lois impériales n'avaient pas reconnu, mais qu'il exerçait en fait, librement, par l'intermédiaire de ses intendants. Ce qui n'était alors qu'un fait général devint, sous la monarchie franque, un droit consacré par la coutume et par les capitulaires : l'édit de 614 reconnaissait formellement ces juridictions privées, que l'on nommait potestates, ainsi que les domaines sur lesquels elles s'étendaient. Il y avait ainsi dans le royaume une foule d'enclaves devant lesquelles s'arrêtait, comme devant les immunités, l'action des magistrats royaux.

Territorialité  du service militaire.
Ce n'étaient pas seulement des droits de justice, mais aussi des privilèges militaires qui étaient attachés par la royauté elle-même à la possession des domaines fonciers. Dans le cours du VIIIe siècle, l'armée franque avait subi une transformation notable : la cavalerie, dont les armées sarrasines avaient révélé aux Francs toute la valeur, était devenue l'arme principale, et l'infanterie n'avait plus gardé qu'un rôle secondaire. Le recrutement de l'armée devint par là plus difficile, car si la levée en masse de tous les hommes libres, qui était le régime en vigueur sous les Mérovingiens, suffisait pour avoir des fantassins, il fallait, pour se procurer des cavaliers, dont l'équipement était beaucoup plus coûteux, recourir à d'autres mesures. Cette nécessité fut sans doute la cause principale de la sécularisation des précaires ecclésiastiques opérée par Charles-Martel et par ses successeurs; pour s'assurer une élite de cavaliers bien équipés, ils concédèrent ces terres ecclésiastiques à un certain nombre de leurs fidèles ou vassi, sous forme de bénéfices, à la condition qu'ils seraient spécialement astreints au service de cavalerie. Ces bénéficiers à cheval concédèrent à leur tour, de petits bénéfices à leurs propres vassi qui devaient être également montés. Mais cette mesure ne suffit pas, et Charlemagne en vint à faire du service à cheval la charge exclusive, non seulement des bénéficiers royaux, mais de tous les propriétaires fonciers du royaume; ceux qui possédaient quatre manses (capit. de 803) ou seulement trois manses (capit. de 807) devaient s'équiper eux-mêmes et servir en personne; ceux qui avaient moins s'associaient en plus ou moins grand nombre, suivant leur fortune, et les uns allaient à l'armée, tandis que les autres contribuaient en argent à l'équipement des premiers. Toutefois, une différence subsista entre eux et les bénéficiers du roi : les premiers ne devaient se rendre à l'armée qu'à une époque déterminée et pour un temps limité, les seconds devaient marcher à toute réquisition. Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est que les uns comme les autres étaient désormais astreints au service militaire, non pas comme sujets, mais à cause de la terre qu'ils possédaient; le droit et le devoir de porter les armes, les titres de miles et de caballarius, dès lors synonymes, étaient attachés à la possession d'un bénéfice royal ou d'un domaine foncier; la force armée, fixée ainsi à la terre, échappait en grande partie au roi.

Services publics confiés aux seniores.
La royauté carolingienne, qui avait dû accepter comme une nécessité sociale et sanctionner de son autorité l'institution du séniorat, crut faire acte de bonne politique en s'en servant comme d'un moyen de gouvernement. En principe, les vassi d'un senior continuaient, malgré la recommandation qui les liait envers ce dernier, à être soumis à l'autorité du roi et de ses comtes; ils demeuraient astreints aux mêmes services et prestations que les autres sujets (capit. de 786, 807, 808). Mais il arrivait souvent, dans cette société mal réglée, que les officiers royaux n'obtenaient qu'avec peine leur présence à l'armée ou leur comparution en justice; et comme le senior avait sur eux, en vertu de la recommandation, un pouvoir plus direct, une action personnelle incontestée, le roi eut recours à son intervention, comme à un moyen commode et sûr, pour assurer l'acquittement des services qui lui étaient dus. Il chargea les seniores, sous leur responsabilité personnelle, de convoquer et de conduire leurs hommes à l'armée (capit. de 811), de les faire comparaître, en cas de procès, au tribunal du pagus (capit. de 853, 855, 883), bref, de remplir en partie, à l'égard de leurs vassi, l'office dont le comte ne pouvait s'acquitter aussi efficacement qu'eux. Les seniores acceptèrent volontiers cette charge qui les investissait d'une part de l'autorité publique. Mais le profit immédiat que la royauté retirait de leur concours dissimulait un grave péril : en se servant des seniores, elle se mettait en réalité à leur discrétion; un jour vint où, pour assurer le fonctionnement des services publics, le comte fut impuissant; le seul pouvoir effectif fut celui du senior, et ses hommes, ne connaissant plus d'autre autorité que la sienne, s'habituèrent à le considérer, non seulement comme leur patron, mais comme le seul chef à qui appartint dans l'Etat le droit de commander, au nom du roi d'abord, plus tard en son propre nom.

Privilèges de l'Eglise.
Il y avait enfin dans la monarchie franque toute une classe de personnes qui jouissaient d'une situation privilégiée, et dont les principaux dignitaires étaient investis par la faveur royale de quelques-uns des attributs de la souveraineté : c'étaient les clercs. L'Eglise des Gaules ne formait pas seulement une association religieuse; elle avait une véritable organisation politique, déjà ancienne, et qui, dans la ruine de la puissance romaine, s'était conservée intacte : une hiérarchie complète de magistrats, d'immenses biens, une législation et des tribunaux particuliers. Elle avait accepté la tutelle de la royauté franque, mais au prix de nombreux privilèges. Si le roi choisissait ses principaux dignitaires, légiférait pour elle, disposait même parfois de ses biens pour suppléer à l'insuffisance de ses propres domaines, en retour il lui assurait une protection et une faveur toute spéciale. C'est ainsi que chaque église avait le droit de percevoir à son profit un véritable impôt sur toutes les propriétés foncières, la dîme ou dixième de leur revenu (capit. de 779). C'est ainsi qu'en vertu d'une tradition confirmée expressément par le pouvoir royal (capit. de 850, 864), les évêques exerçaient, non seulement une juridiction générale sur tous les clercs, mais encore une juridiction arbitrale et disciplinaire sur les laïques de leur diocèse; dans leurs tournées pastorales, ils convoquaient tous les fidèles à des assises on synodes, dans lesquels devaient leur être dénoncées toutes les personnes coupables de fautes publiques, notamment d'infractions aux règles canoniques sur le mariage; les accusés qui n'arrivaient pas à se disculper étaient frappés de peines disciplinaires. Cette juridiction était souvent exercée sur l'invitation formelle du pouvoir royal, tantôt pour renforcer la répression civile, tantôt pour la prévenir, en faisant cesser le désordre avant que l'intervention de l'autorité civile fût devenue nécessaire. A ces privilèges spéciaux, les évêques et les abbés joignaient ceux qui pouvaient leur appartenir à titre de propriétaires fonciers, d'immunistes ou de seniores; en cette dernière qualité, ils étaient astreints par les capitulaires de 744, de 809 et 811 à conduire eux-mêmes leurs hommes à l'armée royale. On voit qu'à bien des égards les dignitaires du clergé avaient le droit de se substituer aux fonctionnaires royaux dans l'exercice des pouvoirs publics.

Appropriation des pouvoirs publics par les fonctionnaires royaux.
Tandis que la royauté abandonnait ainsi volontairement une part de son autorité aux immunistes, aux grands propriétaires fonciers, aux seniores et aux dignitaires ecclésiastiques, elle en perdait une autre part en laissant ses propres fonctionnaires transformer en un bien patrimonial les pouvoirs publics qu'ils exerçaient en son nom. Sous les Mérovingiens, les officiers royaux, ducs et comtes, n'avaient qu'une délégation temporaire, qui pouvait être renouvelée, mais qui restait toujours révocable. Sous les Carolingiens, dans la première moitié du IXe siècle, ils étaient fréquemment investis de leurs fonctions pour la durée de leur vie, et souvent le fils succédait au père dans le même emploi; dans la deuxième moitié de ce siècle, c'était devenu la règle, et le capitulaire, de Quiersy-sur-Oise (877) l'admettait comme chose normale et équitable. Les fonctions publiques furent ainsi peu à peu appropriées par ceux qui en étaient les dépositaires. Tantôt ce fut le résultat d'une usurpation véritable commise par des fonctionnaires qui se rendaient indépendants, comme le firent les comtes bretons et les ducs d'Aquitaine. Tantôt, le plus souvent, ce fut la conséquence des pratiques administratives suivies par la royauté pour la rémunération de ses fonctionnaires. Les princes carolingiens concédaient souvent à leurs comtes on à leurs ducs, en guise de traitement, des bénéfices pris sur les domaines royaux de la circonscription qu'ils administraient. Ces bénéfices, qui étaient l'accessoire d'une dignité (honor), en prirent le nom et furent appelés honores, surtout dans la région occidentale de l'empire franc. Peu à peu, on considéra la fonction comme inséparable du bénéfice, comme entrant avec lui dans le patrimoine du fonctionnaire, et quand, sous la pression des circonstances, la clause qui perpétuait la concession après le décès du bénéficiaire au profit de ses enfants devint habituelle dans les bénéfices royaux comme dans les autres, les offices publics se transmirent héréditairement avec la terre qui en était la dotation. C'est ainsi que, par la tolérance royale, les fonctions de comte et celles de duc se transformèrent partout en bénéfices héréditaires et les fonctionnaires en vassi du roi. Mais cette tolérance ne résulta jamais que d'actes individuels ou de mesures do circonstances; il n'y eut aucun règlement général établissant en droit l'hérédité et l'irrévocabilité des offices royaux, car c'est à tort que l'on a longtemps attribué ce caractère au célèbre capitulaire de Quiersy-sur-Oise.

L'installation du nouveau régime

De l'analyse qui précède, il résulte qu'au IVe siècle la monarchie franque n'était plus qu'en apparence un Etat centralisé. En réalité, la plupart des forces vives de la société échappaient à l'action du pouvoir royal; elles agissaient et se coordonnaient en dehors de lui, désorganisant ainsi l'Etat, mais préparant par un travail latent et continu les éléments constitutifs d'un nouvel organisme social. Commencée au VIIe siècle, la dissolution de la monarchie franque se poursuivit presque sans interruption jusqu'à la fin du IXe. La puissante main de Charlemagne l'arrêta quelque temps. Ne pouvant ressaisir toute l'autorité que ses prédécesseurs avait abandonnée par d'imprudentes concessions, il essaya, comme on l'a vu, de rattacher le séniorat à l'administration centrale et de faire ainsi converger vers l'Etat les forces déjà groupées autour de l'aristocratie foncière. Mais cette tentative n'eut pour effet que de fortifier ces pouvoirs privés en les revêtant de la sanction publique, et après-lui la désorganisation du pouvoir central continua, favorisée au IXe siècle par la faiblesse et l'incapacité de ses premiers successeurs, devenue irrémédiable au Xe, malgré l'énergie que déployèrent les derniers Carolingiens dans leur lutte contre l'aristocratie. Au milieu du désordre qui éclatait partout, des usurpations, des pillages, des incursions de pirates, la royauté essayait en vain de rétablir la paix, d'imposer « des concordes » ; elle était devenue absolument impuissante à remplir sa mission de justice et de protection. En théorie, elle gardait son caractère absolu et ses hautes prétentions; en fait, elle avait perdu à peu près toute autorité sur ses fonctionnaires dont les charges étaient devenues patrimoniales, sur ses vassi dont les bénéfices étaient déjà presque tous héréditaires et irrévocables, sur l'Eglise à qui la protection royale était souvent plus nuisible qu'utile et qui opposait au roi lui-même l'immunité dont ses principaux chefs jouissaient à l'égard des officiers royaux, sur les petits propriétaires et les paysans qui ne sentaient plus venir d'en haut d'autre action que celle des pouvoirs locaux dont ils dépendaient directement. A partir de Charles le Chauve, les rois n'administrent plus, en réalité, leur royaume : ce sont moins des monarques que des chefs de fidèles; leur règne se passe à recueillir des serments de fidélité, à renouveler des concessions de comtés ou de bénéfices, à traiter sans cesse pour ressaisir les derniers restes d'une autorité partout méconnue. Comme ils ne gouvernent plus qu'au moyen de la fidélité personnelle et que cette fidélité ne s'obtient que par des promesses et des concessions, ils tombent dans la dépendance de leurs propres vassi, qui portent leurs hommages d'une famille à l'autre, suivant leur intérêt, et rendent élective en fait, à partir de 879, l'ancienne monarchie héréditaire.

Mais depuis longtemps déjà, tous ceux qui, dans la société, avaient besoin de sécurité, ne la trouvant plus dans le pouvoir central, l'avaient demandée aux membres de l'aristocratie. Les petits propriétaires, les cultivateurs, les artisans s'étaient tournés vers les grands propriétaires, les évêques, les abbés, les officiers royaux, vers quiconque exerçait auprès d'eux un pouvoir réel et avait assez de force matérielle ou d'autorité morale pour les défendre; ils s'étaient recommandés à lui et l'avaient reconnu pour seigneur (senior). D'autre part, si les faibles avaient besoin de trouver un protecteur, les forts avaient un égal besoin de trouver des soldats, des serviteurs, des cultivateurs, pour exploiter leurs terres et les défendre contre les entreprises de leurs voisins. Partout, malgré les prohibitions royales (édit de 864), le sol s'était couvert de châteaux forts (castra, castella), de fertés (firmitates), où les paysans, les gens sans armes, venaient chercher un refuge au moment du péril et prendre part à la défense. Il s'était ainsi formé entre les uns et les autres une infinité de groupements et d'associations, soumises aux conditions les plus variées, mais qui avaient toutes pour objet d'assurer la protection des faibles et la puissance des forts en plaçant les premiers sous la dépendance des seconds. Et ce n'étaient pas seulement les faibles et les pauvres qui s'étaient ainsi placés sous le patronage d'un seigneur; les puissants et les riches recherchaient eux aussi la protection de ceux qui étaient plus puissants ou plus riches qu'eux. On se recommandait à un seigneur, mais lui-même se recommandait à un autre; on lui livrait sa terre, on lui promettait sa fidélité, et lui-même livrait ses domaines, engageait sa foi à un autre seigneur. 

C'était une chaîne d'engagements où toutes les classes d'hommes trouvaient leur place. Quelques-uns seulement, assez forts pour se défendre eux-mêmes dans leurs alleux, restèrent indépendants : entourés de leurs tenanciers, de leurs domestiques et de leurs serfs qu'ils armaient au besoin, retranchés dans leurs fermes fortifiées, derrière les murailles et les fossés de leurs châteaux forts, ils surent, sans recourir à la protection d'un autre, tenir tête aux entreprises des officiers royaux comme aux attaques des aventuriers; mais c'étaient là des cas exceptionnels. 

Or, quand la défaillance du pouvoir central fut complète, il vint un moment où toute la vie sociale fut réduite à ces rapports de dépendance et de protection; où l'Etat, au lieu de former une société unique, constituée par un organisme général, ne se composa plus que d'une foule de sociétés particulières, vivant de leur vie propre; où l'autorité publique, jadis incarnée dans le pouvoir royal, se fractionna entre ces groupes pour devenir dans chacun d'eux le patrimoine d'un seigneur, l'attribut d'une terre seigneuriale. C'est ainsi que dans ce corps décomposé, les organes de la vie se reconstituaient sous une autre forme, sous la forme féodale.

Pour se bien rendre compte de l'évolution sociale qui s'opéra alors, il faut examiner successivement : 1° comment se formèrent ces groupements féodaux; 2° comment la puissance publique entra dans le patrimoine de chacun de leurs chefs.

La formation des groupements féodaux.
Les groupements féodaux furent déterminés par trois causes principales : ou bien une convention volontaire, ou bien l'exercice prolongé par la même personne de pouvoirs publics et privés sur un groupe de gens ou sur un territoire déterminé, ou bien une contrainte violemment exercée sur les faibles par les plus forts.

La convention la plus importante était le contrat de fief, dans lequel la recommandation se combinait avec la concession bénéficiaire. On a vu comment ces deux institutions s'étaient développées parallèlement et comment, au IXe siècle, elles se lièrent l'une à l'autre de façon à ne former qu'un même contrat. Ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que ce nouveau contrat présentait deux caractères essentiels qui le distinguaient à la fois de la recommandation et du bénéfice. En premier lieu, la dépendance du cossus ou, pour employer la forme qui prévalut, du vassallus, du vassal, cessa de reposer sur un engagement purement personnel.

Le seigneur qui voulait trouver un fidèle, qui avait besoin de son assistance, ne lui demandait plus au préalable sa parole, sa fidélité, l'engagement de ses services. Il lui offrait une valeur appréciable en argent, un fonds de terre, des serfs, des droits à redevance ou à impôt. C'est sur cette donation que se greffait l'obligation du vassal. 

Réciproquement, l'homme qui offrait à un seigneur sa fidélité et ses services demandait en retour plus qu'une simple promesse de protection; il ne se considérait comme lié que s'il recevait une concession de terres ou de droits pécuniaires. Le contrat qui intervenait était donc un contrat réel, au sens juridique du mot. A cette époque d'anarchie et de violence, où la parole donnée n'était plus une garantie suffisante parce qu'il n'y avait plus d'autorité publique pour la faire respecter, l'hommage et le serment, qui étaient autrefois l'élément essentiel du contrat, devinrent secondaires; la tradition réelle ou symbolique du fief concédé devint l'élément prépondérant; elle assura le respect de la foi jurée et l'acquit des services; elle tint lieu de la sanction royale. 

En second lieu, les relations que le contrat de fief créait entre le seigneur et le vassal n'avaient plus seulement un caractère privé; elles étaient aussi d'ordre public. Non seulement le vassal était tenu, comme le recommandé, du devoir général de fidélité et d'assistance, mais il devait, en outre, se soumettre à sa justice et combattre pour lui chaque fois qu'il en était requis. C'était là une conséquence logique du nouvel état de choses, car si la protection du seigneur remplaçait pour le vassal celle de l'Etat, il était juste que le vassal, de son côté, acquittât envers son seigneur les obligations dont un sujet est normalement tenu envers l'Etat. Historiquement, cette extension donnée aux devoirs du vassal s'explique par deux faits qui ont été précédemment signalés : d'une part, au VIIIe siècle, la création de bénéfices royaux à charge de service militaire; d'autre part, la tentative faite par Charlemagne pour associer les seniores à l'administration publique en les chargeant de convoquer leurs vassaux à l'armée et de les conduire au tribunal du comte. 

Un jour le senior trouva qu'il était plus simple de faire venir ses hommes à une armée qui serait la sienne et à un tribunal qui serait aussi le sien, et les hommes, que la loi elle-même avait pliés à cette dépendance du senior, pour qui le senior était le chef et le maitre connu, qui d'ailleurs rencontraient chez lui la protection parce que chez lui était la force..., ces hommes allèrent tout naturellement à l'armée et au tribunal du seigneur. 

A côté du contrat de fief, il y avait toute une série d'autres conventions qui tendaient au même but, mais dont les conditions étaient très variables. C'étaient les contrats de précaire, de censive, de main ferme, de bail à comptant, dans lequel le seigneur concédait un fonds de terre, non pas à charge de vassalité, mais en échange de prestations en nature et en argent; le contrat de commande, de garde ou de sauvement, où le seigneur n'accordait que sa protection personnelle en retour de services de corps et de redevances; enfin, l'asservissement volontaire (obnoxiatio), où l'homme se donnait tout entier, corps et biens, pour avoir la vie sauve. 

En dehors de toute convention expresse, des liens de dépendance et de protection se formèrent aussi très souvent, d'une manière tacite, par la seule force de l'habitude, entre les fonctionnaires royaux ou les propriétaires fonciers, d'une part, et, d'autre part, les gens qui vivaient depuis de longues années sous leur autorité directe (pagenses, manentes, homines proprii). La puissance que les uns exerçaient au nom du roi, les autres en vertu de leurs droits et de leurs privilèges de propriétaires, la soumission que les pagenses devaient aux officiers royaux par suite de leur serment de fidélité, les manentes et les homines proprii à leur patron ou à leur maître par suite de leur résidence sur ses terres, avaient créé entre les uns et les autres des habitudes de protection et de dépendance qui ressemblaient, en fait, aux liens résultant d'un contrat défini, qui souvent se confondirent avec eux et comme eux suppléèrent à l'inaction du pouvoir central. 

Enfin, il faut faire la part de la force brutale et de l'oppression; bien des groupements féodaux ne prirent naissance ni dans une libre convention, ni dans l'exercice traditionnel d'une autorité légitime, mais dans une série d'actes de violence ou d'intimidation par lesquels un aventurier imposait sa loi aux habitants d'une région et que peu à peu l'intérêt commun de l'oppresseur et des opprimés transformait en un état de choses régulier.

Monarchie et aristocratie foncière.
Dans les innombrables associations de défense individuelle dont se composait la société du Xe siècle, ce qui faisait la force du chef de groupe, ce qui lui permettait d'assurer sa protection à ceux qui lui avaient promis fidélité, ce n'est pas seulement qu'il était propriétaire d'une certaine étendue de terres et maître ou patron d'un certain nombre d'hommes; c'est aussi qu'à ces droits privés il joignait souvent (ce serait une erreur de dire toujours) des droits de souveraineté, qui lui donnaient sur ses terres et sur ses gens, dans une mesure plus ou moins large, des pouvoirs analogues à ceux d'un chef d'Etat. Cette souveraineté, qui, ainsi fractionnée entre les individus, prenait le nom de seigneurie, comment s'était-elle formée? Comment des mains du monarque était-elle passée dans celles de l'aristocratie foncière? On a déjà pu l'entrevoir par ce qui précède, mais il importe ici de mettre en lumière ce point délicat longtemps exposé d'une manière incomplète ou inexacte.

Pour bien poser la question, il faut d'abord définir ce qu'on entend au juste par souveraineté ou seigneurie, et pour cela distinguer les droits proprement seigneuriaux des droits féodaux et des droits fonciers, auxquels ils se trouvaient souvent unis et mélangés. Les droits fonciers étaient ceux qui naissaient de l'amodiation de la terre, sous ses formes les plus diverses (contrat de censive, de précaire, de complant, etc.) et qui formaient le loyer du sol, payé par les tenanciers, soit en nature, soit en argent, soit en services corporels. Les droits féodaux étaient ceux qui résultaient du contrat de fief et qui conféraient au seigneur un certain pouvoir sur la personne et les biens de ses vassaux; ces droits, comme on l'a vu, étaient à la fois d'ordre privé (assistance personnelle) et d'ordre public (service militaire, service de justice). Les droits seigneuriaux étaient ceux qui ne dérivaient ni d'un contrat de fief, ni d'un contrat d'exploitation foncière, et que le seigneur exerçait sur ses terres et sur ses hommes comme le roi les aurait exercés si le pouvoir central n'avait fait place au pouvoir du seigneur. C'étaient, d'une manière générale, le droit de rendre la justice et de faire des règlements législatifs, celui de lever des troupes, celui de battre monnaie et de percevoir des revenus fiscaux sous forme de redevances ou de corvées. Ces droits pesaient moins sur la terre que sur les personnes, et parmi les personnes ne frappaient guère que les gens des classes inférieures, artisans, cultivateurs libres ou serfs : les membres de l'aristocratie terrienne ou militaire, engagés d'ordinaire dans les liens de la vassalité, n'étaient soumis qu'aux droits féodaux. Or, il y avait dans la société féodale des groupes dont le chef ne possédait que des droits fonciers : alleutiers ou vassaux qui n'avaient disposé de leurs domaines que par des concessions roturières, censives, précaires, etc. Il y en avait d'autres dont le chef ne pouvait exercer que des vassaux féodaux; c'était le cas d'une foule d'alleutiers et nobles qui avaient sous-inféodé à des tiers une partie de leur propre terre. Mais dans les groupes les plus importants, dans ceux qui constituaient ce qu'on appela plus tard des seigneuries par opposition aux simples fiefs, le chef avait, indépendamment des droits fonciers et des droits féodaux, des droits de souveraineté plus ou moins larges; on n'était un seigneur, dans la pleine acception du mot, qu'à la condition d'exercer, en totalité ou en partie, le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire qui appartenaient jadis à l'Etat ou à ses délégués.

L'origine des seigneuries féodales.
Pour expliquer la naissance des droits seigneuriaux, il ne suffit pas de dire, comme on l'a fait, que le régime seigneurial est sorti d'une fusion de la propriété et de la souveraineté et que cette fusion s'est produite de deux manières, tantôt parce que le propriétaire du sol avait reçu ou usurpé des droits souverains sur toute l'étendue de son domaine, tantôt parce que le fonctionnaire investi de la souveraineté était devenu propriétaire du sol soumis à son autorité. En réalité, les choses ne se sont pas passées aussi simplement ni aussi logiquement. Les droits de souveraineté provenaient de causes fort diverses, qu'on peut ramener à quatre types principaux : concession expresse ou tacite de la royauté, usurpation de pouvoirs délégués, accord intervenu entre le seigneur et ses hommes, domination imposée par surprise ou violence.

Concession expresse ou tacite de la royauté.
Comme exemples de concession royale, il suffit de rappeler ici les nombreuses immunités judiciaires et fiscales concédées aux églises et quelquefois aux propriétaires laïques, les abandons d'impôts faits à des particuliers à titre de faveur ou de rémunération, la reconnaissance officielle des justices privées exercées par les grands propriétaires sur leurs domaines, les capitulaires carolingiens de 803 et 807 qui investissaient ces mêmes propriétaires d'un véritable pouvoir militaire sur les terres possédées par eux. Il faut ajouter que, dans les derniers temps de la monarchie, les privilégiés qui avaient été gratifiés de ces concessions royales en élargissaient la portée, soit en faisant insérer des clauses nouvelles dans les confirmations arrachées à la faiblesse du souverain, soit en empiétant avec une audace qui restait impunie sur les droits que celui-ci s'était réservés. C'est ainsi que les immunistes prétendaient à l'indépendance complète, non seulement à l'égard des officiers royaux, mais à l'encontre du roi lui-même.

Usurpation de pouvoirs délégués.
Très souvent aussi, les droits de souveraineté provenaient d'usurpations de pouvoir commises par les fonctionnaires royaux. Les grands officiers du palais, les ducs, les comtes, tout en gardant le titre de leur fonction publique, étaient devenus en fait des seigneurs indépendants et exerçaient en leur propre nom, à titre héréditaire et patrimonial, les droits de souveraineté qu'ils tenaient de la royauté. Dans la plupart des provinces de l'empire carolingien  le comte est devenu héréditaire; il a continué à administrer son comté comme par le passé; mais, n'étant plus surveillé par les missi dominici que le roi ne peut plus déléguer, il l'administre pour son propre compte. Il a toujours sous lui les mêmes officiers qu'autrefois; plus que jamais, il les choisit parmi ses fidèles ; les dignités, les offices qu'ils tiennent de lui, il les leur abandonne à titre héréditaire, mais toujours moyennant la recommandation, qui bientôt devient l'hommage. Ces mêmes fidèles viennent aux plaids qui continuent à se tenir comme autrefois, y remplissent les fonctions de juges ou de scabins, y assistent en qualité de jurés (probi homines). Quant aux droits utiles, quant aux impôts dont il envoyait jadis le produit au roi, le comte les garde pour lui et en confie la perception à des officiers portant les mêmes noms, decani, villici, choisis comme les autres parmi ses recommandés... Le comte possède les anciens domaines royaux; il en dispose à sa volonté, les distribue à ses fidèles, en fait aumône aux églises; il chasse dans les garennes (forestae), habite les villae royales, lève les anciens péages, en crée de nouveaux, exerce en un mot toutes les prérogatives du pouvoir souverain. Mais bientôt, à la faveur des guerres continuelles, les liens se relâchent entre le comte et ses fidèles, comme ils s'étaient relâchés entre le comte et le roi. C'est alors que naissent les petites seigneuries, que les viguiers, les centeniers deviennent des seigneurs, des barons. Chacun usurpe dans la mesure de ses forces, et les anciens comtés de l'époque carolingienne ne sont plus que des cadres trop étroits dans lesquels tiennent à peine les milliers de seigneuries qui s'y pressent. 

Toutefois, chacun de ces fonctionnaires ne réussit pas à garder intacts tous les droits régaliens qu'il avait ainsi usurpés : beaucoup leur échappèrent, soit par des aliénations et des inféodations volontaires, soit par intervention d'un senior qui s'interposait entre eux et leurs subordonnés. A l'exemple des officiers royaux, les évêques, que la monarchie avait souvent chargés d'administrer, de juger et de surveiller les provinces en qualité de missi, qu'elle avait même parfois revêtus du titre de comtes, s'approprièrent souvent ces pouvoirs et devinrent ainsi seigneurs de la circonscription administrative soumise à leur autorité, comme ils l'étaient déjà de leurs propres domaines en vertu de l'immunité.

Accord entre le seigneur et ses hommes.
La seigneurie pouvait se former, indépendamment de toute concession ou de toute usurpation, par un simple accord de volontés. Ainsi, lorsqu'un fonctionnaire royal ou un grand propriétaire cédait à prix d'argent ou inféodait à charge de vassalité, soit une terre, soit une partie de la souveraineté qu'il possédait sur cette terre (droits de justice, droits fiscaux), l'acheteur ou le vassal acquérait par contrat des droits seigneuriaux sur la terre cédée et sur les habitants. De même la seigneurie résultait souvent d'un contrat de commande, par lequel, sans obtenir de concession de terres, des hommes se mettaient sous la protection d'un propriétaire, au prix de services corporels et pécuniaires qui les réduisaient à la condition de sujets. De même encore lorsqu'une région, dévastée par les invasions ou les guerres privées, était devenue entièrement déserte, comme il arriva souvent au IXe et au Xe siècle, et qu'un seigneur laïque ou ecclésiastique y appelait pour la défricher et la repeupler des colons et des hôtes, un accord intervenait entre eux et lui, non seulement pour régler l'accensement de la terre, mais aussi pour fixer les droits seigneuriaux auxquels ils seraient soumis (service militaire, justice, droit de gîte, réquisitions, corvées). Parfois le contrat était tacite, et les nouveaux arrivants se conformaient aux coutumes en vigueur dans le reste de la seigneurie ou dans la région circonvoisine.

Domination imposée par surprise ou par violence.
Enfin, un grand nombre de droits seigneuriaux n'eurent d'autre origine que la volonté oppressive ou l'habileté frauduleuse d'un puissant seigneur ou d'un aventurier redouté. Tantôt le seigneur arrivait par surprise ou par force à percevoir certaines taxes nouvelles, à obtenir des services de corps auxquels ses hommes n'étaient pas astreints jusque-là; et alors, invoquant ce précédent, il les exigeait comme des droits établis par la coutume (consuetudines); une convention imposée après coup régularisait quelquefois ces usurpations. Tantôt l'aventurier, qui s'était emparé par un hardi coup de main d'une terre ou d'un château, obtenait de gré ou de force des habitants de la région un serment de fidélité avec la promesse d'acquitter des taxes et des services seigneuriaux; au bout de quelques années, il faisait souche de comte ou de baron « par la grâce de Dieu », et sa puissance allait de pair avec celle des seigneurs les plus authentiques.

Inégalité des droits et de pouvoirs.
On voit combien étaient variées les origines des seigneuries féodales et quelle large place il faut faire, pour les expliquer, aux conventions privées, à l'initiative des personnes et au hasard des circonstances. On conçoit aisément qu'entre des seigneuries ainsi constituées il ait régné, surtout pendant les premiers temps de la féodalité, la plus grande inégalité de droits et de pouvoirs. Un bien petit nombre jouissaient de la plénitude des droits souverains; on les appellera plus tard baronnies, hautes justices. Mais la plupart n'avaient qu'une souveraineté incomplète, démembrée, morcelée, variant sans cesse par suite de concessions, d'inféodations, d'usurpations lentes ou de spoliations brutales. Ainsi les droits fiscaux changeaient de seigneurie à seigneurie; la justice n'était pas toujours unie au fief, soit que le seigneur suzerain l'eût cédée séparément, soit qu'il l'eût retenue en inféodant la terre, soit que lui-même ou un tiers l'eût usurpée ultérieurement sur le vassal. Ce qu'il importe aussi de remarquer, c'est que, pendant les premiers temps de la féodalité, si grand que fût le rôle joué par la propriété foncière dans les nouvelles relations sociales, la seigneurie n'eut pas, comme on pourrait le penser, un caractère exclusivement territorial; elle était souvent personnelle et s'étendait sur des groupes d'individus plutôt que sur un domaine nettement déterminé. 

La plupart des seigneuries, grandes ou petites, qui figurent, au Xe siècle, dans la carte de la France féodale, étaient loin d'avoir un territoire compact, sur lequel la souveraineté du seigneur pouvait s'exercer d'une manière uniforme et régulière. Les droits des comtes ou des ducs, qui descendaient d'anciens officiers royaux, étaient singulièrement amoindris par ceux que s'arrogeaient leurs vicomtes, que revendiquaient les immunistes ecclésiastiques et les grands propriétaires qui avaient des domaines dans leur comté ou leur duché; eux-mêmes souvent les restreignaient en concédant des immunités ou en inféodant des droits de justice. Ils n'avaient vraiment de suprématie territoriale que sur les domaines dont ils étaient en même temps propriétaires; ailleurs, leur autorité s'exerçait moins sur le territoire que sur les personnes qui leur étaient liées par un serment de vassalité ou de fidélité; elle s'entre-croisait donc en tous sens avec celle de seigneurs rivaux. La situation des grands propriétaires d'alleux n'était pas meilleure; ils voyaient leurs propres agents (villici, majores, judices, praepositi) s'emparer de leurs terres; ils durent souvent céder ou inféoder une partie de leurs droits pour sauvegarder les autres. La souveraineté territoriale des immunités ecclésiastiques pouvait sembler mieux assise, car elle était mieux défendue que tout autre par les armes spirituelles dont disposaient les évêques et les abbés ; mais ils rencontraient souvent un redoutable adversaire dans leur propre avoué qui s'attribuait ou se faisait concéder, à titre de seigneurie distincte, une partie de leurs droits de justice et de police. Enfin, bien des seigneurs avaient des droits de juridiction personnelle qui s'étendaient, en dehors de leur fief, sur les hommes, libres ou serfs, des fiefs voisins : cela arrivait notamment lorsque ces hommes, se sentant mal défendus ou opprimés par leur propre seigneur et ne pouvant quitter leur résidence, se recommandaient à un seigneur plus puissant ou plus juste pont ils devenaient ainsi, à distance, les justiciables et les protégés.

Comme on le voit, le caractère territorial des droits de souveraineté, qui, au XIIIe siècle, était devenue la règle commune des fiefs-seigneuries, était, au contraire, exceptionnel au Xe siècle. Il ne s'est accentué et généralisé que plus tard, au XIe et au XIIe siècle, de deux manières différentes : tantôt parce que le seigneur, dont le domaine était entrecoupé d'enclaves territoriales ou de justices personnelles, les avait peu à peu rachetées, ressaisies ou extirpées; tantôt parce que le seigneur, qui avait une souveraineté personnelle sur une partie des habitants d'un fief, avait étendu ses droits par convention ou par usurpation jusqu'à soumettre à son autorité ce fief tout entier. Cette évolution est marquée d'une façon sensible par la transformation des titres que portaient, à ces différentes époques, les principaux seigneurs du royaume. Au Xe siècle, ils s'intitulent d'une manière absolue ducs ou comtes, sans joindre à cette qualification un nom de terre ou de fief; au XIe, ils y ajoutent habituellement le nom des habitants de la région où leur souveraineté est prépondérante (dux Aquitanorum, Normannorum, Burgundionum, comes Andegavorum, Trecensium). C'est seulement au XIIe siècle que le nom du pays se substitue définitivement à celui du peuple (dux
Aquitaniae, Normanniae, Burgundiae, comes Andegaviae, Trecarum ou Campaniae).

Parmi les groupes féodaux ainsi constitués en seigneuries, un petit nombre étaient restés isolés et indépendants c'étaient ceux qui s'étaient formés autour d'un alleutier, c.-à-d. d'un de ces propriétaires fonciers qui avaient, par leur énergique résistance, échappé à la suzeraineté d'un seigneur quelconque, qui avaient gardé leur alleu libre de tout service, de toute redevance, de tout pouvoir supérieur de justice ou de police, qui étaient, en un mot, restés seuls souverains chacun dans son domaine. Mais la plupart des seigneuries étaient, comme on l'a vu, liées à d'autres seigneuries par des relations de suzeraineté ou de vassalité; le même seigneur était souvent, pour le fief qu'il détenait, le vassal d'un seigneur plus puissant; pour ceux qu'il avait concédés, le suzerain de seigneurs moins puissants. Toutefois, il ne faut pas se figurer la société féodale comme ayant été, dès le principe, organisée et encadrée dans une hiérarchie régulière; ce qui la caractérise, au contraire, pendant le Xe et le XIe siècle, c'est la variété et l'incertitude des liens sociaux, l'absence de régularité. La prééminence d'une seigneurie sur l'autre ne s'établit souvent qu'à la longue, après des vicissitudes nombreuses, au hasard des circonstances. 

Les offices royaux les plus importants, duchés ou comtés, qui, par l'effet de concessions forcées ou d'usurpation, s'étaient transformées en seigneuries patrimoniales, occupèrent souvent, mais non point d'une manière uniforme et nécessaire, les premiers rangs dans la hiérarchie féodale; on vit s'élever au rang de ducs et de comtes des immunistes ecclésiastiques, des officiers subalternes (vicomtes ou châtelains), des chefs de bande arrivés à une haute fortune par la violence ou l'habileté. D'ailleurs les titres honorifiques n'avaient pas alors, au point de vue du rang, l'importance que leur attribuèrent plus tard les feudistes du XIIIe siècle : tel seigneur s'intitulait indifféremment dans ses chartes duc, comte ou marquis; tel vicomte avait des comtes pour vassaux. Ce qui déterminait la prééminence d'un seigneur, ce n'était pas le titre de son ancienne dignité, c'était sa puissance réelle et actuelle, l'étendue de son fief, l'importance de ses revenus, le nombre de se vassaux. Les plus forts amenaient à leur hommage les plus faibles, qui restaient dans leur vassalité tant que les y retenait la force ou l'intérêt. 

A ce point de vue, on peut distinguer, dès les premiers temps de la féodalité, deux classes de seigneuries : d'une part, les grandes seigneuries laïques ou ecclésiastiques, au nombre d'une quarantaine, presque tous duchés, comtés ou vicomtés, gouvernées par de puissantes familles, jouissant de tous les droits régaliens et formant par leur étendue et leur organisation de véritables Etats féodaux (il suffit de citer les duchés de Normandie, de Bourgogne et d'Aquitaine, les comtés de Flandre, de Champagne, de Bretagne, d'Anjou, de Blois et Chartres, de Toulouse, de Provence, de Dauphiné, les vicomtés de Limoges, de Carcassonne, les archevêchés ou évêchés de Laon, Reims,Beauvais, Châlons, Langres, Le Puy, Mende, Viviers, Lyon, Narbonne); d'autre part, les petites seigneuries, très nombreuses, pour la plupart, châtellenies, vicomtés, vidamies et avoueries, dont les chefs n'avaient que des terres peu étendues et des pouvoirs limités. C'est autour des grandes seigneuries et sous leur suzeraineté immédiate ou médiate que se rangèrent de gré ou de force, pendant le cours du Xe siècle, les petites seigneuries, ainsi que les fiefs et les terres roturières qui ne participaient point à la souveraineté. C'est ce premier groupement hiérarchique, très instable d'ailleurs, souvent contesté, sans cesse modifié par les guerres, les successions ou les conventions, qui arrêta le morcellement des terres et la dispersion des forces sociales, qui ébaucha l'organisation politique du régime féodal.

La royauté reléguée.
Dans ce nouvel état de choses, la royauté n'avait naturellement aucune place, puisque c'était contre elle et à ses dépens que cet état se constituait. Pendant tout le Xe siècle, bien que devenue impuissante en fait, elle garda en droit son caractère traditionnel de monarchie absolue, héréditaire, romaine et ecclésiastique, et resta par conséquent en antagonisme complet avec les prétentions féodales. Tous les rois, qu'ils appartinssent à la dynastie carolingienne ou à la famille de Robert le Fort, cherchèrent avec une énergie variable, mais avec un égal insuccès, à maintenir contre le développement croissant de la féodalité les prérogatives de l'autorité monarchique. Si, malgré son impuissance radicale, malgré le caractère électif qu'elle avait en fait et qui la mettait à la discrétion de ses adversaires, elle subsista cependant, ce fut tantôt par la force de la tradition, tantôt par des raisons toutes personnelles : 

Les grands élisaient un Robertien, parce qu'ils voyaient en lui un chef capable de les défendre contre les ennemis du dehors ou un riche propriétaire dont il y avait beaucoup à espérer; ils élisaient un Carolingien par un reste d'attachement à la famille de Charlemagne et aux souvenirs glorieux qu'évoquait ce grand nom. 

Ils savaient fort bien que leur élu, devenu roi, agirait comme avait agi son prédécesseur et revendiquerait contre eux les droits imprescriptibles du pouvoir central; mais ils se sentaient assez forts pour le réduire alors à l'impuissance ou pour faire tourner au profit de leurs intérêts de famille les gages d'obéissance et de fidélité qu'ils consentiraient à lui donner. L'organisation féodale se poursuivit donc pendant le Xe siècle en face de la monarchie, mais sans elle et malgré ses résistances. 

Cet antagonisme cessa-t-il au XIe siècle par suite de l'élection au trône de Hugues Capet? Faut-il voir dans l'avènement de la maison capétienne l'inauguration d'une monarchie nouvelle en harmonie avec le nouvel état social, en un mot d'une monarchie féodale? Cette manière de voir a été soutenue par quelques historiens de notre droit public; ils ont cherché à montrer qu'il y eut en 987 une véritable révolution, opérée par les grands pour concilier l'unité du royaume avec le morcellement de la souveraineté, et à la suite de laquelle le pouvoir royal transformé, placé en haut de la hiérarchie des fiefs, serait devenu l'élément essentiel et comme la clef de voûte de tout l'édifice féodal.

D'après cette théorie, la souveraineté politique des seigneurs aurait été légalement reconnue par le nouveau roi et légitimée par son avènement; celui-ci n'aurait été que le suzerain général du royaume, « le chef-seigneur »; il n'y aurait eu désormais entre lui et les grands du royaume que les relations ordinaires du seigneur avec ses vassaux. Cette théorie, séduisante par sa simplicité, n'est pas conforme à la vérité historique. Croire que les seigneurs contemporains de Hugues Capet avaient besoin, vis-à-vis de leurs propres vassaux, d'un chef ou d'un suzerain suprême, sans lequel la hiérarchie n'aurait pu être constituée, c'est transporter au Xe siècle l'édifice politique de forme régulière et symétrique que décrivent, au XIIIe siècle, les théoriciens de la féodalité. 

Dans le groupement des fiefs, qui s'accomplit au déclin de la maison carolingienne, la hiérarchie pouvait s'arrêter aux dix ou douze grandes principautés entre lesquelles se partageaient les terres françaises et laisser au dehors l'institution monarchique comme un élément étranger et même hostile, sans que le nouveau régime eût à en souffrir. Il semble même que l'absence de roi pouvait seule logiquement donner pleine satisfaction aux intérêts féodaux devenus prépondérants.

L'élection de Hugues Capet ne fut pas une révolution politique et sociale, assurant le triomphe de la féodalité; ce fut un changement dynastique, inspiré et réalisé surtout par l'Eglise, pour restaurer, par les mains d'une puissante famille féodale, la monarchie romaine et ecclésiastique des Carolingiens. Elle réussit, malgré les résistances d'un bon nombre de seigneurs, parce que la tradition romaine d'unité et de centralisation, incarnée dans les institutions impériales, reprise et continuée par la royauté franque, était restée vivace à la fin du Xe siècle, non seulement parmi les membres de l'Eglise, mais dans les classes inférieures et même dans une partie de l'aristocratie laïque.

Ainsi, par sa nature et par ses traits essentiels, la royauté capétienne ne faisait que continuer, en pleine société féodale, la royauté carolingienne. C'était, comme elle, une monarchie de droit divin, revêtue par le sacre d'un caractère sacerdotal, absolue en principe, concentrant et confondant dans une seule main tous les pouvoirs et toutes les prérogatives. Aussi bien que les rois du Xe siècle, Hugues Capet et ses successeurs parlaient et agissaient en chefs du royaume, chargés de défendre le territoire national contre toute prétention ou toute attaque de l'étranger, d'y faire régner l'ordre, la paix et la justice, de protéger particulièrement l'Eglise et ses membres. Ils continuaient à réclamer le serment de fidélité, l'ancien leudesamium, des gens d'Eglise, des bourgeois et des vilains, toutes les fois que la hiérarchie féodale ne s'interposait pas entre eux et lui. Enfin ils invoquaient, comme le faisaient les Carolingiens, le principe monarchique de l'hérédité de la couronne qui depuis un siècle, avait été si souvent méconnue, et ils réussirent, malgré les tentatives contraires de l'aristocratie, à le faire prévaloir en fait, grâce à la précaution qu'ils eurent d'associer au trône, de leur vivant, leur héritier présomptif. 

Mais si les caractères fondamentaux de l'institution royale restèrent les mêmes, on ne peut nier que les conditions extérieures dans lesquelles s'exerçait désormais le pouvoir ne fussent notablement modifiées par l'avènement au trône de l'une des plus puissantes familles de l'aristocratie foncière. Placé par sa haute mission en dehors et au-dessus de la féodalité, le roi était en même temps, par sa qualité de seigneur, par ses relations officielles ou privées avec l'aristocratie, profondément engagé dans le régime féodal. Non seulement, dans ses domaines patrimoniaux, il était seigneur direct de ses tenanciers libres ou serfs et suzerain immédiat d'un certain nombre de petits vassaux qui lui rendaient hommage pour leur comté ou leur châtellenie; non seulement les grands offices de la couronne et les charges des prévôts qui administraient ses domaines avaient subi l'influence du mouvement général qui imposait la forme de fief à toute fonction comme à toute propriété; mais, en dehors de son domaine, à l'égard des comtes, des ducs et des autres possesseurs de grands fiefs, il exerçait ou prétendait exercer une suzeraineté générale. II est vrai que cette suzeraineté fut longtemps plus théorique que réelle : car la plupart des chefs de ces Etats féodaux  n'étaient pas liés envers lui par un hommage précis et rigoureux, mais par un devoir assez vague de fidélité, qui les mettait dans la situation d'alliés ou de confédérés plutôt que de vassaux proprement dits. 

C'est en ce sens et seulement dans cette mesure que la monarchie capétienne se trouvait associée au régime seigneurial et en subissait l'influence. A aucun moment elle ne fut purement féodale; mais, dès le début, elle réunit le double caractère de monarchie traditionnelle de droit divin et de suzeraineté générale d'ordre féodal. Le premier aspect de l'institution se montrait surtout dans les formules des actes royaux, dans les rapports de la royauté avec l'Eglise et avec les classes populaires ; le second se manifestait dans les relations du roi avec la noblesse féodale, mais d'une façon intermittente, car, suivant son intérêt ou son pouvoir, le prince agissait avec les seigneurs tantôt en suzerain, tantôt en roi. Au XIe et au XIIe siècle, c'est la prérogative royale qu'invoquèrent surtout les Capétiens, parlant et agissant en successeurs des Carolingiens, au nom du droit monarchique où ils puisaient leurs droits les mieux justifiés et les moins contestables. Ce fut seulement au XIIIe siècle que leur caractère féodal s'accentua, que leur rôle de suzerain général fut reconnu, de gré ou de force, par tous les grands feudataires ; ce fut alors seulement que la royauté fit vraiment partie intégrante de l'édifice féodal dont elle devint la clef de voûte. Elle en tira le plus grand avantage, car cette suzeraineté fut justement  le point de départ de ses plus importantes conquêtes sur la féodalité dans l'ordre territorial comme dans l'ordre politique.

En guise de conclusion...

Telle semble avoir été, dans ses traits essentiels, la formation du régime féodal en France pendant le Xe siècle. S'il y eut un régime qui ne fut ni préparé systématiquement ni créé d'une seule pièce, c'est bien celui-là. Il sortit naturellement de la longue série d'efforts plus ou moins conscients par lesquels plusieurs générations, ne trouvant plus dans l'état social et dans l'organisation administrative de la monarchie franque, ni sécurité matérielle ni appui moral, avaient cherché l'un et l'autre dans le patronage des grands propriétaires. 

On ne saurait donc nier que l'organisation féodale ne répondit tout d'abord, dans toutes les classes de la société, à un besoin réel de sécurité et de protection. Dans le nouveau groupement des personnes et des terres, sous les formes et les conditions les plus diverses, on retrouve toujours l'association instinctive et doublement intéressée du faible et du fort, du pauvre et du riche. 

A cette époque de désordre universel, le seigneur était presque toujours un bienfaiteur et un sauveur; chaque forteresse seigneuriale était la sauvegarde d'un canton. Mais pour exercer longtemps un rôle salutaire, la protection a besoin de contrepoids, sans quoi elle devient despotisme et tyrannie. Sous l'empire de la nécessité, les seigneurs avaient remplacé le roi comme protecteur de la masse du peuple; mais, entre eux et leurs protégés, la situation n'était pas égale. Le protecteur était facilement tenté, par le sentiment même de sa force et de son indépendance, de se transformer en maître, de s'emparer des biens, de confisquer la liberté des personnes; les faibles avaient à peine rencontré un défenseur qu'ils trouvaient en lui un oppresseur. 

Si le besoin de protection individuelle explique en grande partie la formation du régime féodal, il faut reconnaître aussi que l'histoire de la société féodale est surtout faite des injustices, des vexations et des violences qu'engendra l'abus du droit de protection. Les vassaux nobles, détenteurs de fiefs, étaient, en général, assez bien défendus contre l'oppression de leur suzerain par la solennité du contrat de fief, qui déterminait rigoureusement les droits et les devoirs réciproques des deux parties par l'intervention des « pairs de fief » qui composaient la cour seigneuriale, au besoin même par la force armée dont ils disposaient individuellement. Mais les tenanciers libres, les artisans des villes, les paysans, colons ou serfs, souvent aussi les églises et les monastères, étaient plus ou moins, en dépit des conventions et des serments, à la merci du seigneur dont ils dépendaient.

Tantôt, gardant les apparences du droit, celui-ci se bornait à exploiter ses hommes, comme il exploitait ses terres, en leur faisant rendre tout ce qu'il pouvait en tirer sans les épuiser; à raison de la protection qu'il exerçait, il se faisait payer par ses justiciables des droits de toute nature (justitioe, expleta), qui formaient le principal revenu de la seigneurie et qui devenaient d'autant plus lourds et plus vexatoires qu'il les aliénait ou les inféodait à des tiers; ou bien, détournant de leur destination normale les impôts, les taxes, les réquisitions en nature, les corvées, les charges militaires, en un mot, tous les services établis autrefois dans l'intérêt de l'Etat et dont il s'était emparé en promettant de les appliquer à l'intérêt commun de la région dont il était le seigneur, il en faisait des droits personnels, exclusivement destinés à pourvoir à ses propres dépenses ou à satisfaire ses ambitions privées.

Tantôt l'abus prenait les formes de l'usurpation ou de la violence : il suffit de citer les audacieuses entreprises des avoués, s'emparant des biens et des droits des églises dont ils étaient les défenseurs attitrés; les exactions des châtelains à qui un duc ou un comte avaient confié la garde d'une forteresse et qui abusaient de leur autorité pour intercepter les routes, piller les campagnes, grever les habitants de la région de taxes exorbitantes; les vexations et les tyrannies exercées par la plupart des seigneurs sur les hommes libres de leurs domaines pour les réduire à une sujétion voisine du servage. Contre ces actes d'exploitation et d'oppression, la foi jurée, l'honneur chevaleresque, les anathèmes religieux, les résistances individuelles n'étaient que de faibles défenses. 

La meilleure sauvegarde était encore l'asile que les églises et les monastères donnaient aux faibles et devant lequel s'arrêtait ordinairement la violence des seigneurs laïques ; mais, pour jouir pleinement de la protection de l'Eglise, il fallait lui abandonner ses biens en forme de précaire ou renoncer à la liberté en faisant « oblation » de sa personne. Oppression d'un côté, asservissement de l'autre, telle était donc l'alternative qui s'offrait aux gens des classes inférieures, déçus dans les espérances espérances qu'avait éveillées, au déclin de la monarchie carolingienne, l'établissement du régime seigneurial. 

Le Xe siècle fut une époque de désordre effrayant : où la petite propriété acheva de disparaître, où le servage s'accrut démesurément, où partout triompha la force mise au service des intérêts privés. 

Aussi vers la fin de ce siècle, la grande masse de la population, n'ayant pas trouvé dans la protection seigneuriale la sécurité dont elle avait besoin, se mit-elle à la chercher ailleurs, soit dans l'association communale, soit dans la protection des rois capétiens. D'une part, on voit les faibles et les petits s'associer entre eux, dans les villes et les villages, d'abord par quartiers, paroisses, métiers ou confréries, puis par communautés urbaines ou rurales, et, devenus ainsi une force sociale, obliger peu à peu leur seigneur à compter avec eux, à limiter ses propres droits par une charte de franchise, à leur concéder même par une charte de commune des droits de souveraineté pareils aux siens. D'autre part, on voit l'Eglise, qui avait provoqué la révolution dynastique de 987 et qui soutenait de tout son pouvoir la royauté capétienne, lui demander en retour de la défendre contre l'oppression seigneuriale; c'est aussi à la royauté que font souvent appel les communautés bourgeoises dans leur lutte avec le seigneur dont elles dépendent. Répondant à ce double appel, les rois capétiens devaient peu à peu ressaisir dans le royaume le rôle de protecteurs souverains et de grands justiciers, que leurs prédécesseurs avaient perdu en fait, mais dont la tradition s'était couservée dans le droit monarchique. C'est ainsi qu'à peine constitué, le régime féodal engendrait ou développait, par les abus inhérents à sa nature, les deux institutions qui devaient, plus tard, le détruire : les communes et la royauté.  (Ch. Mortet).

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