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Les sacerdoces divinatoires
La divination libre 
dans la Grèce antique
Les devins grecs sont tout à fait distincts des prêtres; Homère le marque nettement; les noms mêmes diffèrent (manteis et iereis), quoique à cette époque en certains cas le prêtre puisse aussi jouer le rôle de devin. Celui-ci n'est pas un prêtre, pas plus que la divination n'est un culte. Elle interprète la volonté divine, mais en dehors du sacrifice, fonction spéciale du prêtre. Le devin peut être regardé soit comme un favori des dieux à qui ils ont conféré un privilège, soit comme un savant possesseur d'une tradition et d'une expérience exceptionnelles. Il n'est pas, comme le prêtre, lié au culte d'une divinité déterminée. Toutefois, il ne faut pas oublier que le prêtre n'a nulle part été moins important qu'en Grèce. Il n'y a pas de caste sacerdotale; les chefs de l'Etat ou de la famille sont les véritables prêtres; les hommes du métier sont de simples subalternes. L'art divinatoire, malgré l'effort de certaines familles pour s'en attribuer le dépôt, n'est pas un monopole; quiconque le dénie peut s'y essayer; le tout est de réussir. Les devins sont assez peu considérés, sauf d'illustres exceptions. Homère les appelle démiurges, les assimilant aux artisans, aux médecins, aux chanteurs; les héros les éconduisent brutalement. Cependant les Achéens et les Troyens ont chacun leur grand devin (Calchas, Hélénus). On touche à la période où les oracles vont l'accaparer. Alors une certaine confusion s'établira entre le prêtre et le devin, d'autant que le plus usuel des procédés de divination sera l'inspection des viscères des victimes offertes en sacrifice. Ajoutez que le sacerdoce apollinien, en s'efforçant de donner à son dieu le monopole de la divination et de faire de tous les devins des protégés d'Apollon, leur donne un caractère sacerdotal. 

En passant en revue les devins, nous suivrons à peu près l'ordre historique, parlant d'abord des représentants de la méthode inductive, puis des prophètes et chresmologues, enfin des sibylles, dernier produit de l'imagination mystique.

Les devins inductifs de la période légendaire

Les devins primitifs de l'ancienne Grèce ont pratiqué la méthode inductive; mais leur légende a été remaniée plus tard lorsque l'enthousiasme prophétique parut la forme supérieure de la divination : on voulut les y faire participer. On altère ainsi leur physionomie qui est, en réalité, peu compliquée. Le devin est un héros qui a reçu d'un dieu la faculté de lire les arrêts de la destinée dans des signes inintelligibles au commun des mortels. Ce privilège n'est donné qu'à fort peu de personnes; on fonde ensuite sur leurs enseignements une science traditionnelle qui est de préférence transmise dans leur famille; l'évolution continue et enfin à l'âge historique le devin n'est plus un voyant, mais un savant. Le plus ancien des devins est Mélampus, et la famille des Mélampodides est la plus célèbre. On attribuait à Hésiode une Mélampodie dont Apollodore a dû conserver quelques débris. Mélampus est Eolide, originaire de Pylos; il semble un apôtre du culte de Dionysos, dieu chtonien. De jeunes serpents lui ayant léché les oreilles, il comprend le langage des oiseaux qui lui fournissent une foule de révélations. Plus tard, on ajouta qu'il avait dû une partie de ses dons à Apollon; on tenait à le rattacher à ce dieu. Les principaux exploits attribués au devin sont la conquête des boeufs d'Iphiclos (qu'il purifie d'une souillure que lui révèle un vautour), la guérison des filles de Proetus. Du mariage de Mélampus avec Iphianassa, l'une des filles guéries, est issue la famille des Mélampodides Mantios et Antiphatès, fils de Mélampus; Polyphides, fils de Mantios, vit en Achaïe et se rallie au culte d'Apollon; son fils Théoclymène, protégé par Télémaque, prédit la ruine des prétendants dans un accès d'intuition prophétique. Ce passage de l'Odyssée (XVII, 151 et suiv.) est le plus ancien témoignage écrit sur la divination intuitive en Grèce. Polyidos, arrière-petit-fils de Mélampus, vit dans l'Isthme; il conseille Bellérophon, ressuscite Glaucus, fils de Minos; il se rattache au culte de Dionysos. Amphiaraüs est arrière-petit-fils de Mélampus par Antiphatès; il joue un grand rôle dans le cycle thébain; au lieu ou la terre l'engloutit fut établi un oracle. Lui-même a été rattaché au groupe des prophètes apolliniens, mais dépend plutôt de celui des prophètes dionysiaques. Son fils Amphilochus figure dans la guerre des Epigones, dans la guerre de Troie, et fonde l'oracle du Pyramos en Cilicie; il est aussi regardé comme ancêtre des devins d'Acarnanie.

Non moins renommé que Mélampus et Amphiaraüs fut Tirésias, le prophète thébain, qui devait sa faculté divinatoire aux Nymphes ou à Athéna ou encore à Zeus; on prolongeait sa vie a travers sept ou neuf générations. Nul autre n'eut à un aussi haut degré le caractère de mandataire des dieux. Il passait pour avoir surtout pratiqué l'ornithomancie. Il périt avec la dynastie des Labdacides, lors de l'expédition des Epigones. Après sa mort on évoqua son ombre et un oracle fut installé à Orchomène sous son patronage. Sa fille Manto fut mise au service d'Apollon et conduite à Delphes; c'est à elle que se rattachèrent les prophètes de l'oracle apollinien de Claros. On lui attribue d'autres avatars qui résultent de confusions avec des personnages mythiques différents. Son fils Mopsos eut aussi une grande réputation comme devin. Les devins du cycle des Argonautes ont été un autre Mopsos, Thessalien, et Idmon d'Argos; le premier prophétisait d'après l'observation des oiseaux et les sorts sacrés, le second employait comme lui l'ornithoscopie. Le fils d'Idmon fut Thestor, père de Calchas. Le roi Phinée, que les Argonautes délivrèrent des Harpyes, était aussi un devin, par la grâce d'Apollon. Les devins du cycle troyen doivent leurs facultés à Apollon; les principaux sont Calchas du côté des Grecs, Hélénus et Cassandre du côté des Troyens. Calchas, qui est l'âme de la ligne des Achéens, ordonne le sacrifice d'Iphigénie, prédit la ruine de Troie; il succombe plus tard, vaincu par Mopsos, le fils de Manto, dans un concours. Plus tard, on lui donne pour compagne la sibylle Lampuse, pour fils Chalcédon. Hélénus et Cassandre sont deux jumeaux protégés d'Apollon qui leur donne la prescience. Hélénus passe au service des Grecs à qui il indique les différents moyens de préparer et de consommer la ruine de Troie. On le fait ensuite vivre en Epire. Cassandre, à qui le dieu retira la faculté de convaincre, fut victime de sa prescience. Elle fut ensuite en Grèce vénérée comme héroïne en Argolide et Laconie. Le don de prophétie ne lui est attribué que postérieurement aux poèmes homériques, probablement par les chants cypriens. Elle devint le prototype de la sibylle, dont elle avait les visions extatiques. On trouve encore dans les poèmes homériques plusieurs noms de devins : Eurydamas, qui consultait les songes; Merops, roi de Rhyndacos; son petit-fils, Aesaüs, Oenone, fille du fleuve Cebren et femme de Pâris, qui savent également interpréter les songes; Oenone est disciple de la déesse Rhéa; l'augure Ennomos; le cyclope Télémos; Halithersès d'Ithaque qui emploie l'ornithoscopie. Même les plus grands devins du cycle troyen, Calchas et Hélénus, n'ont plus l'envergure et le prestige surhumain de leurs prédécesseurs mythiques, Amphiaraüs et Tirésias; la décadence est visible; bientôt le devin sera de condition inférieure.

Les devins mythiques.
Les personnages que nous venons d'énumérer appartiennent à la légende, mais ont un semblant de réalité historique. Les mythographes en citent d'autres, d'un caractère plus abstrait, qui ont été des éponymes pour les localités ou les familles en possession d'un oracle. La plupart ont été enrôlés au service d'Apollon, le grand dieu de la divination hellénique. Parnassos et Delphos, éponymes du Parnasse et de Delphes, sont des fils de Poseidon; l'un était, affirmait-on, l'inventeur de l'ornithoscopie, l'autre celui de l'extispicine (inspection des entrailles des victimes). L'oracle de Paphos (Chypre) était desservi par les familles des Cinyrades ou Kinyrades et desTamirades dont les ancêtres mythiques étaient les devins Kinyras et Tamiras, le dernier venu de Cilicie, le premier fils d'un prêtre d'Aphrodite. En Laconie, les prophètes Crios et Carnos sont les créateurs mythiques du culte d'Apollon, comme Pythasy en Argolide. On fit d'Apis, le premier éponyme du Peloponnèse (d'abord nommé Apia), un fils d Apollon, médecin-prophète. Les devins de Telmissos en Carie se disaient descendants d'un devin du même nom; les Galéotes de Sicile affirmaient descendre de Galéos; de même on nomme les éponymes d'oracles apolliniens : Branchos, Claros, Isménos, Ténéros. Enfin la grande famille des Iamides vénérait son ancêtre le devin lamos, fils d'Apollon.

Les devins historiques. 
A l'époque historique, les devins pratiquent la divination inductive; au-dessus de la foule obscure des petits devins, on distingue quelques grandes familles et quelques personnages dont le rôle fut exceptionnellement important. Les familles les plus célèbres sont celles d'Olympie : les Iamides, les Klytiades et les Telliades. Celle des lamides l'emporte de beaucoup sur les autres; elle dessert à Olympie le culte de Zeus; autour elle a organisé un oracle appliquant l'extispicine et l'empyromancie dont il sera question plus bas. De plus, la famille des Iamides a plusieurs de ses membres qui exercent isolément la divination. Eumantis, qui accompagne à Messène l'Héraclide Cresphonte et y fonde une famille; son descendant Tisis, qui prête ses services aux Messéniens dans leur première guerre; de même Epébolos, puis Théoclos qui joua un rôle décisif dans la seconde guerre de Messénie et périt lors de la prise d'Ira; son fils Manticlos conduisit la bande qui échappa aux Spartiates. A Syracuse, le fondateur emmena un devin iamide dont les descendants étaient célèbres au temps de Pindare. On y rattache Callias, devin de Sybaris, qui passa aux Crotoniates avant la guerre fatale aux Sybarites. Un autre iamide, Tisaménos, à qui on avait promis cinq victoires mémorables, mit ce privilège au service des Spartiates à qui il procura cinq succès au temps des guerres médiques. Son petit-fils Agias conseilla à Lysandre l'attaque d'Aegos-Potamos; on lui éleva une statue sur l'agora de Sparte. Au IIIe siècle, le devin iamide Thrasybule, au service de Mantinée, développa l'extispicine en l'appliquant aux chiens. Au Ier siècle avant l'ère chrétienne, on trouve encore un devin iamide à Sparte; au IIIe de l'ère chrétienne, ils exercent encore à Olympie; mais ils semblent avoir cédé le pas aux Klytiades. Ceux-ci prétendaient descendre des Mélampodides par un fils d'Alcméon; leur fortune fut tardive; on les subordonnait aux lamides à Olympie, et Pindare est le premier qui fasse leur éloge. Les Telliades ont eu un rôle encore moindre; les plus connus sont celui qui conseilla les Phocidiens dans leur guerre contre les Thessaliens avant les guerres médiques et leur procura la vie toire, et l'ennemi des Spartiates, Hégésistrate, qui finit par se mettre au service de Mardonius.

En Acarnanie, les devins croyaient descendre des Mélampodides. On disait qu'Acarnan, héros éponyme du pays, était fils d'Alcméon (le fils d'Amphiaraüs) et d'une fille d'Achéloüs. Les devins de l'Acarnanie jouirent d'une grande vogue au VIe siècle av. J.-C.; on en connaît quelques-uns : Amphilytos, qui est un chresmologue ; Mégistias, qui se fit tuer aux Thermopyles. En Sicile, les Galéotes établis à Hybla ont une méthode spéciale dont l'observation des lézards faille fond; ils emploient aussi l'onirocritique et interprètent les prodiges. Les devins de Telmesse en Asie Mineure eurent une véritable spécialité durant plusieurs siècles; Aristandre de Telmesse accompagna Alexandre le Grand dont il fut le devin en titre; toutes les méthodes lui étaient familières, et on cite de lui une foule de prédictions; il laissa un traité des Prodiges. Il conserva dans le souvenir des âges postérieurs un immense prestige, bénéficiant de celui de son patron. Au IIe siècle ap. J.-C. vécut Artémidore de Daddia (Lydie), disciple des Telmissiens, qui coordonna les préceptes de l'onirocritique. Des collectivités comme celles des Galéotes et des Telmissiens auraient pu, avec quelque discipline, constituer de véritables corporations et créer un véritable oracle. Elles forment la transition entre les familles prophétiques et les oracles.

Il nous reste à parler maintenant des devins isolés, parmi lesquels plusieurs sont connus dans l'histoire. Péripolias, qui dirigeait l'invasion des Béotiens d'Arné; Euphrantidès, qui assistait Thémistocle à Salamine et ordonna des sacrifices humains à Dionysos Omestès; Evénios d'Apollonie, et son fils Deiphone, devin de la flotte grecque à Mycale; Astyphilos de Posidonie, le devin de Cimon; Limapon, qui fut nourri au prytanée d'Athènes, présida à la fondation de Thurium; Stilbidès, le devin de Nicias, mort pendant l'expédition de Sicile; Silanos, celui de Cyrus le Jeune; Pythagoras qui prédit la mort d'Alexandre. On pourrait allonger cette liste d'une foule de noms plus ou moins obscurs. Que d'hommes politiques, de chefs armée ont été assistés de devins qui ont eu sur leurs actes une grande influence, sans parler de ces agyrtes qui amassaient la foule autour d'eux, lui distribuant des recettes magiques, des prédictions.

« La divination libre a gardé surtout l'office dont les oracles ne pouvaient la déposséder, la solution des questions de détail et d'appréciation des opportunités pratiques, combinées avec le sacrifice sous la forme d'extispicine. Elle s'est adaptée d'une manière toute spéciale aux besoins des armées. On pourrait l'appeler la divination militaire par excellence. Ainsi la divination inductive, pratiquée par les devins militaires sous forme d'extispicine, s'était, durant de longs siècles, attachée à satisfaire des besoins réels, et vivait de cette crédulité anxieuse que provoque la perspective du danger. » (Bouché-Leclercq).


La divination intuitive

La divination intuitive a une histoire tout à fait à part de celle de la divination inductive. Tandis que celle-ci met en scène des personnages presque réels qui ont exercé une profession définie, l'autre ne peut citer que des cbresmologues inspirés par le souffle divin, figures idéales, aussi insaisissables que ce souffle lui-même, qui flottent entre ciel et terre à demi perdues dans leur auréole surnaturelle. Ces figures ont été créées de toutes pièces par l'imagination mystique. Cette impulsion donnée au mysticisme hellénique est l'oeuvre d'un Crétois, Epiménide de Phaestos. Dans ce médecin des âmes et des corps, illuminé par la révélation divine et versé dans les sciences humaines, se rencontrent et s'associent les deux religions qui, seules parmi tant de cultes vieillis, possédaient la toi communicative avec le goût de la propagande: la religion apollinienne et celle des mystères. Nous retrouverons Epiménide classé à son rang parmi les chresmologues, avec le caractère mythique qu'il tient de la légende; mais, avant de pénétrer dans les régions nuageuses où il siège à côté des prophètes et des sibylles, il fautse tenir pour averti que tous ces types ont été projetés sur l'horizon du passé, par un effort systématique de l'imagination grecque, et que toute cette construction rétrospective est l'oeuvre d'une époque dominée par le nom d'Epiménide.

Les prophètes chresmologues.
Il est impossible d'établir une classification chronologique des prophètes chresmologues : ce sont des êtres légendaires presque à l'égal des dieux. La plupart ont été annexés par la religion apollinienne qui s'était emparée du procède divinatoire representé par eux. Il est cependant probable que les prophètes de l'île de Chypre et même de la Crète, subissant les influences sémitiques, doivent être distingués des prophètes dionysiaques et des prophètes apolliniens. On peut, sans en exagérer l'importance, adopter cette classification. Minos et Rhadamanthe sont des prophètes de l'âge primitif où prévalent les influences phéniciennes. Lycurgue est le premier des prophètes apolliniens, à peine plus réel que Minos. Thalétas a le même caractère qui est surtout frappant chez Epiménide. Celui-ci plane au-dessus de l'histoire; on ne sait rien de sa vie; les ouvrages qu'on lui attribue sont des traités mystiques supposés. Son existence même est douteuse. Peu importe, car ce qui nous intéresse ce n'est pas cela, c'est l'idée qu'on s'est faite de lui. Il est une des figures de l'histoire religieuse de la Grèce antique. ll retarda de dix ans les guerres médiques, prédit la victoire des Arcadiens sur les Spartiates; mais son rôle fut moins de prédire l'avenir que de purifier le passé. Il est l'élève des Nymphes et le serviteur de Zeus. On l'a enrôlé au service d'Apollon; c'est lui qui aurait incorporé le culte du dieu à la religion nationale d'Athènes et prêté à Solon son crédit surnaturel. Le prophète chypriote Euclos fut l'auteur supposé de prophéties très en vogue. Tels sont les principaux chresmologues de la Grèce orientale. Dans l'Hellade proprement dite, les cultes dionysiaques qui atteignirent leur apogée au moment de l'orphisme mirent en scène plusieurs prophètes : Melésagoras d'Eleusis; Lykos d'Athènes; le fameux Bakis, Béotien, Athénien ou Arcadien, Musée, Thrace ou Eleusinien, I'Acarnanien Amphilytos; le premier et le second ont dû être fabriqués assez tard. Bakis fut un des grands prophètes grecs; on en distingua plusieurs, ne pouvant choisir entre les pays qui le réclamaient avec la même énergie. C'était, plus que tout autre chresmologue, un possédé des Nymphes; il fut joint au cortège des prophètes apolliniens. On citait à l'époque historique des recueils d'oracles de Bakis auxquels on attribuait une grande valeur et qui eurent parfois une influence décisive sur de grandes entre prises politiques. Les Athéniens, les Béotiens y obéirent au Ve siècle av. J.-C., et au IIe siècle ap. J.-C. ils étaient encore très respectés, comme en témoigne Lucien. Onomacrite d'Athènes ne fut pas à proprement parler un chresmologue, mais seulement l'éditeur des prophéties de Musée; il est très remarquable que ce soit le même homme qui ait édité les poèmes homériques et fabriqué les poèmes orphiques. Musée, dont il prétendait publier les oracles, était un aède religieux d'Eleusis ou de Thrace; le caractère hiératique des prophéties qu'on lui prêtait les empêcha d'atteindre à la popularité de celles de Bakis. Orphée est le type des chresmologues que la religion apollinienne s'efforça d'accaparer. Le mouvement religieux fait au nom de ce prophète mythique sera exposé ailleurs (Orphisme). Rappelons seulement qu'il devint le prototype du devin intuitif comme Mélampus était le devin inductif par excellence. On cite tout un groupe de prophètes des régions septentrionales et barbares : Zamolxis, Abaris; à ce dernier on prêtait un recueil d'oracles scythiques. Le philosophe Pythagore fut transformé par l'imagination populaire en un chresmologue; de même Empédocle d'Agrigente. L'un et l'autre ont été des dévots d'Apollon. Le type, légendaire d'ApolIonius de Tyane fut calqué sur celui de Pythagore; on ne se contenta pas de faire de lui un prophète; on en fit un magicien. Dès l'époque de la floraison de la Grèce, on avait vu la chresmologie subir l'influence de la magie et verser dans le charlatanisme. Si nous nous en tenons au point de vue purement théorique, nous constatons que ces prophètes ne donnent pas encore le type parfait de la divination intuitive; ils ne sont pas exclusivement des instruments de la divinité; celle-ci n'a pas en eux un agent passif, animé seulement par le souffle divin. Elle le trouva dans le type des sibylles.

Les sibylles.
Il y a entre le prophétisme des oracles apolliniens et le prophétisme sibyllin des rapports frappants; mais tandis que la pythie de Delphes est un être réel, la sibylle n'est qu'un produit de l'imagination hellénique, qui nous en présente un type idéalisé. Chez elle l'inspiration n'est pas intermittente, mais permanente; surtout elle est dépourvue de toute réalité matérielle; elle flotte entre la terre et le ciel, et si la foi eut été encore assez énergique au temps où elle apparut, on en eût fait une divinité analogue aux Muses. Le type sibyllin a été de la part de Bouché-Leclercq l'objet d'une pénétrante étude dont nous reproduisons ici les traits principaux. Il n'y a qu'une sibylle, bien que plus tard les traditions locales en aient multiplié les exemplaires et que les mythographes aient dressé des listes où ils en inscrivent un grand nombre. La plus ancienne, celle qui nous indique les lieux où la légende se forma, est la sibylle des côtes de l'Asie Mineure que réclamaient à la fois Gergis, Marpessos et Erythrées.

Les poèmes homériques et hésiodiques ignorent encore la sibylle, non moins que la pythie et l'extase divinatoire des femmes. Le mouvement de mysticisme qui les produisit se place vers le VIIe siècle (?); les éléments doivent en être cherchés dans le culte des Nymphes et le culte de Dionysos; ils furent adjoints à celui d'Apollon. Les instruments de la divination intuitive ont été les chresmologues, les pythies et la sibylle; ils furent créés vers la même époque et projetés dans le passé. Ils sont également abstraits. L'hostilité que la légende signale entre Apollon et la sibylle tient à ce que la tradition sibylline répond à une tentative faite pour enlever à Apollon le monopole de la divination intuitive. En face des oracles exploités par des corporations sacerdotales disciplinées, on remit en vogue la révélation naturelle « que la divinité prodiguait au fond des bois, dans les solitudes animées par le murmure des eaux et le frémissement du feuillage ». On forma un recueil d'oracles sibyllins étrangers aux corporations sacerdotales et qui fut attribué à la voix divine, à la sibylle. Mais d'où venait celle-ci? On en peut localiser l'origine dans la région du cycle troyen, au pied du mont Ida où sont déjà réunis le culte d'Apollon, celui des Nymphes et celui de Dionysos. L'oracle de Pytho ou de Delphes était, au VIIIe siècle av. J.-C., au pouvoir des Doriens qui se montraient ses fidèles dévoués. La religion apollinienne semblait oublier ses origines ioniennes. Lorsque ses desservants de Delphes empruntèrent à la religion dionysiaque les méthodes de la divination intuitive, les Ioniens ne purent leur en laisser le monopole. Les Eoliens de Béotie eurent Bakis, les Athéniens et les Eleusiniens se réclamèrent des prophètes orphiques; les Grecs d'Asie mirent en scène la sibylle. Le cycle troyen offrait déjà un personnage analogue, la belle et infortunée Cassandre, prophétesse, victime de l'amour d'Apollon. Il n'y eut qu'à développer sa légende; les prophéties qu'on attribuait à la jeune femme eurent un caractère sombre et menaçant. Sur les mêmes rivages, on rencontrait un peu plus au sud une autre victime légendaire d'Apollon, la prophétesse Manto, fille de Tirésias. Ces deux femmes « jeunes, belles et malheureuses, victimes toutes deux d'Apollon, et pourtant rattachées par des liens intimes au culte de ce dieu, ont été les modèles originaux qui ont prêté leurs traits à la sibylle ». L'une et l'autre furent souvent qualifiées de sibylles, et cependant le type sibyllin n'est encore qu'ébauché en elles. Il fallut pour le parachever que la fantaisie populaire éliminât de ces types tous les traits particuliers qui les localisaient à une date précise et que, les dégageant du temps et de l'espace, elle créât par ce travail d'abstraction la sibylle idéale et surhumaine qui n'est plus que la voix prophétique, la révélation divine a peine revêtue d'une forme anthropomorphique. Elle a gardé la tristesse de Cassandre et de Manto et leur répugnance pour le dieu qui la possède.

Lorsque cette création mythique fut terminée et l'existence de la sibylle affirmée par les nombreuses prophéties que l'on mit sous son nom, la croyance populaire l'impliqua dans les diverses traditions de mythologie locale. Aucune ne prévalut complètement, et l'unité du type sibyllin fut brisée de suite; les légendes sibyllines firent errer la prophétesse depuis la Troade jusqu'à l'Ionie méridionale entre Gergis et Colophon. On finit par l'installer en un point intermédiaire, à Erythrées. Néanmoins les villes de l'Ida, Gergis et Marpessos, n'abandonnèrent pas leurs prétentions. D'autre part, les Colophoniens, voisins de l'oracle de Claros, fondé par Manto, revendiquaient aussi la sibylle; mais ils la dégagèrent moins de la réalité historique, tandis que la sibylle Hérophile de l'Ida et d'Erythrées plane en dehors du temps, qu'on la dit bien antérieure à la première pythie, celle de Colophon est donnée pour une fille de Calchas. Le type même diffère. Cependant ses légendes se répandaient de plus en plus et se localisaient successivement en d'autres régions. La rivalité éclata entre la divination sibylline et l'oracle de Delphes qui se réclamaient également d'Apollon; les recueils d'oracles chresmologiques attribués à la sibylle, les confirmations nombreuses que les événements leur avaient déjà donnés faisaient concurrence à la pythie. On discuta vivement pour savoir à qui attribuer l'invention de l'hexamètre qui était la forme classique des oracles; les Orphiques la revendiquaient pour Orphée, les gens de Delphes pour Phémonoé, la première pythie légendaire, ou pour Olen, chantre inspiré d'Apollon; les gens de Dodone pour les Péléiades antérieures aux pythies; mais personne ne pouvait reculer aussi loin dans le passé que la sibylle qui finit même par devenir l'aînée d'Apollon. Le succès des Ioniens dans ce débat eut pour conséquence que les oracles se mirent en relations avec la sibylle; ils s'associèrent cet être idéal et lui communiquèrent quelque chose de leur réalité. On fait voyager la prophétesse d'Ionie à Délos; à Delphes on l'assimila à des prêtresses locales; on la conduisit à Dodone. A Delphes, elle fut identifiée à Daphné, mais à Dodone ses partisans eurent une idée triomphante : ils l'identifièrent avec la nymphe Amalthée, la nourrice de Zeus, ce qui en fit l'aînée des Olympiens eux-mêmes. L'oracle de Zeus Ammon s'annexe aussi une sibylle qui devint la principale aux yeux de ceux qui cherchaient en Egypte les origines hiératiques de la civilisation hellénique. Dans la période alexandrine on conduisit la sibylle un peu partout. Ce qu'il faut retenir de cet exposé historique, c'est la parenté qui existe à l'origine entre l'épopée ionienne et la chresmologie sibylline qui est, née après elle et dans la même région.

Le caractère vague du type sibyllin a facilité le travail de dispersion et de localisation qui en a multiplié les exemplaires d'une extrémité à l'autre du monde hellénique; l'effort des critiques et des archéologues, pour chercher hors de Grèce les origines de la civilisation et de la religion grecques (soit en Egypte, soit en Orient, soit même sur les bords du Tanaïs (Don)) eut pour résultat d'étendre encore le domaine et d'accroître le nombre des sibylles. Bien que les philosophes aient toujours maintenu l'unité de la sibylle, que l'on ait essayé d'expliquer par des voyages les diverses traditions, l'opinion courante ne se prêta pas à ce syncrétisme; elle accepta la liste où figuraient les représentantes des régions les plus lointaines. Les érudits prirent un moyen terme; sans accepter les trente ou quarante sibylles comme autant d'êtres distincts, ils en fusionnèrent un certain nombre, de manière à réduire le total. Voici, par exemple, la liste de dix sibylles que Varron nomme en cet ordre (on trouvera plus de détails à la page consacrée aux Sibylles)-
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1° la Persique; si l'on en croit saint Justin, martyr, elle était fille du Chaldéen Bérose. D'autres prétendent qu'elle était juive et lui donnent le nom de Sambétha. Dans les vers sibyllins, elle se qualifie bru de Noé. On dit qu'elle laissa vingt-quatre livres de prophéties, parmi lesquelles il y en avait qui annonçaient le Messie; 

2° la Libyenne, qu'on disait fille de Zeus et de Lamia, et qui voyagea en plusieurs endroits, à Samos, à Delphes, à Claros, etc.; mais elle faisait sa résidence en Libye; 

3° la Delphique, fille de Tirésias Thébain; elle vivait longtemps avant la guerre de Troie. Après la prise de Thèbes, elle fut consacrée au temple de Delphes par les Épigones, et fut la première, selon Diodore, qui porta le nom de sibylle. Il l'appelle Daphné; d'autres la nomment Arthémis. Quelque-uns prétendent qu'Homère a fait usage de plusieurs de ses vers prophétiques, qu'il a insérés dans son Iliade

4° la Cuméenne*, qui rendait ses oracles à Cumes en ltalie (Campanie); 

5° l'Erythréenne, qui prédit le succès de la guerre de Troie, dans le temps que les Grecs s'embarquaient pour cette expédition; son nom était Hérophile elle était fille d'une nymphe du mont Ida et du berger Théodore.

Elle fut d'abord gardienne du temple d'Apollon Sminthéus, dans la Troade. C'est elle qui interpréta le songe d'Hécube, en lui prédisànt les malheurs que causerait en l'Asie l'enfant qu'elle portait dans son sein. Elle passa une partie de sa vie à Claros, à Samos, à Délos, à Delphes, et revint au temple d'Apollon Sminthéus, dont elle se disait tantôt la femme, tantôt la soeur, tantôt la fille. Son tombeau subsistait encore du temps de Pausanias;

6° la Samienne, dont on avait trouvé les prophéties dans les anciennes annales des Samiens;

7° la Cumane*, née à Cumes, dans l'Eolide; c'est celle qu'on nomme Démophile, Xérophile et même Amalthée, et qui vint présenter à Tarquin l'Ancien ses neuf livres de prédictions pour les lui vendre; 

8° l'Hellespontine, née à Marpèse, dans la Troade, qui avait prophétisé du temps de Solon et de Cyrus

9° la Phrygienne, qui faisait son séjour à Ancyre, ou elle rendait ses oracles

10° enfin la Tiburtine, nommée aussi Albunée, qui fut honorée comme une divinité à Tibur ou Tivoli sur le Tévéron.

 

*Quelques-uns ne font qu'une sibylle de la Cumane et de la Cuménne, et nomment la sibylle Cimmérienne, ainsi appelée de Cimmérie, petit canton d'Italie. 

Au Moyen âge les artistes inventeront deux autres sibylles qu'ils ajoutent aux dix de Varron pour faire équilibre aux douze prophètes : la sibylle Européenne et la sibylle Agrippa.

Le type sibyllin est un des produits les plus remarquables de L'imagination hellénique. Mais ce n'est pas aux Grecs qu'il dut la prolongation de sa renommée; c'est aux juifs. Ceux-ci, afin de propager dans les pays helléniques les idées de leurs prophètes, ont utilisé les oracles sibyllins : ils s'en sont emparés, les ont remaniés, y ont fait des additions continuelles; le pessimisme de la chresmologie sibylline cadrait bien avec le leur et ils purent bénéficier de l'autorité que les Grecs et les Romains reconnaissaient à la sibylle. Les chrétiens imitèrent l'exemple des juifs et puisèrent dans cette littérature apocryphe des armes pour leur polémique. On produisit des oracles sibyllins uni prédisaient les épisodes de la vie de Jésus, enseignaient les dogmes chrétiens. Vainement les néo-platoniciens se défendirent en formant des recueils authentiques d'oracles émanés des corporations officielles. Lorsque le christianisme eut triomphé, il se montra reconnaissant envers les sibylles qui furent placées à côté des prophètes parmi les précurseurs de la révélation chrétienne.

Le recueil des oracles sibyllins s'est constitué par des additions et surcharges successives qui ont absolument fait disparaître les prophéties originelles. De quatre mille deux cent-trente-deux vers attribués aux sibylles, il n'en est pas un seul qui ne soit l'oeuvre d'un juif ou d'un chrétien.

C'est un curieux paradoxe que l'usage et la transformation de la littérature mystique des Grecs, mettant la divination intuitive au service de la propagande chrétienne. La collection actuelle des textes sibyllins a été compilée vers l'époque de Justinien; l'édition de C. Alexandre (Paris, 1869) est la meilleure et les travaux de cet érudit ont élucidé bien des points douteux. On classe les textes en quatorze livres. La forme des chants sibyllins est très barbare, emphatique et désordonnée; les idées sont pauvres; une apologie violente du monothéisme, des invectives contre l'idolâtrie, l'éloge du peuple hébreu, des menaces et des malédictions pour les infidèles, le jugement dernier. La partie la plus ancienne est placée au livre III, oeuvre d'un juif alexandrin contemporain de Ptolémée VII. C'est plus de deux siècles après que l'on reprit la rédaction de prophéties sibyllines, après la ruine de Jérusalem; au IIe siècle ap. J.-C., on y intercale le nom du Christ et l'exposé du mystère de l'incarnation; les dernières parties datées sont du IIIe siècle, contemporaines d'Alexandre Sévère et d'Odenat, l'empereur de Palmyre. D'un bout à l'autre, l'esprit est le même; les chants sibyllins sont un pamphlet d'une virulence extrême, menaces d'une rage impuissante qui s'exhale en malédiction prophétique, prédisant la ruine de l'empire et de toute la société, le triomphe final du Messie. Une mythologie judéo-chrétienne des plus incohérentes y est mêlée; la sibylle se donne pour la belle-fille de Noé. Ces aberrations n'ont qu'un intérêt historique médiocre et seulement dans l'histoire des origines du christianisme. On peut s'étonner de la crédulité marquée par les Pères de l'Eglise pour les oracles sibyllins. Nous sommes loin de la claire intelligence des Grecs.

Les devins exégètes. 
Après avoir étudié la divination libre sous la forme inductive et sous la forme intuitive, il faut dire quelques mots des divins exégètes qui interprétaient les oracles, les appliquaient aux cas individuels. il y avait des théologiens officiels formant à Athènes un collège de trois membres, à Sparte un collège de quatre; les uns et les autres étaient en rapport avec l'oracle de Delphes. Les véritables devins exégètes n'ont pas ce caractère de fonctionnaires publics : ce sont des devins libres qui commentent les prophéties renfermées dans les anciennes collections, émanées surtout des chresmologues avec lesquels ils se confondent parfois. Le plus célèbre est Onomacrite, rédacteur d'une grande compilation d'oracles. Au moment des guerres médiques et surtout de la guerre du Peloponnèse, les exégètes se multiplient. Aristophane les raille. On ne leur accordait nullement une confiance sans réserve, surtout dans les affaires publiques; on les consultait, mais on discutait leur opinion. Le plus grand nombre devaient se tenir aux alentours des oracles, commentant aux consultants les réponses des dieux, souvent très obscures.

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Dictionnaire Religions, mythes, symboles
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