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La divination libre dans la Grèce antique |
Les devins grecs sont tout à fait distincts des prêtres; Homère le marque nettement; les noms mêmes diffèrent (manteis et iereis), quoique à cette époque en certains cas le prêtre puisse aussi jouer le rôle de devin. Celui-ci n'est pas un prêtre, pas plus que la divination n'est un culte. Elle interprète la volonté divine, mais en dehors du sacrifice, fonction spéciale du prêtre. Le devin peut être regardé soit comme un favori des dieux à qui ils ont conféré un privilège, soit comme un savant possesseur d'une tradition et d'une expérience exceptionnelles. Il n'est pas, comme le prêtre, lié au culte d'une divinité déterminée. Toutefois, il ne faut pas oublier que le prêtre n'a nulle part été moins important qu'en Grèce. Il n'y a pas de caste sacerdotale; les chefs de l'Etat ou de la famille sont les véritables prêtres; les hommes du métier sont de simples subalternes. L'art divinatoire, malgré l'effort de certaines familles pour s'en attribuer le dépôt, n'est pas un monopole; quiconque le dénie peut s'y essayer; le tout est de réussir. Les devins sont assez peu considérés, sauf d'illustres exceptions. Homère les appelle démiurges, les assimilant aux artisans, aux médecins, aux chanteurs; les héros les éconduisent brutalement. Cependant les Achéens et les Troyens ont chacun leur grand devin (Calchas, Hélénus). On touche à la période où les oracles vont l'accaparer. Alors une certaine confusion s'établira entre le prêtre et le devin, d'autant que le plus usuel des procédés de divination sera l'inspection des viscères des victimes offertes en sacrifice. Ajoutez que le sacerdoce apollinien, en s'efforçant de donner à son dieu le monopole de la divination et de faire de tous les devins des protégés d'Apollon, leur donne un caractère sacerdotal. En passant en revue les devins, nous suivrons à peu près l'ordre historique, parlant d'abord des représentants de la méthode inductive, puis des prophètes et chresmologues, enfin des sibylles, dernier produit de l'imagination mystique. Les devins inductifs de la période légendaire Les devins primitifs de l'ancienne Grèce ont pratiqué la méthode inductive; mais leur légende a été remaniée plus tard lorsque l'enthousiasme prophétique parut la forme supérieure de la divination : on voulut les y faire participer. On altère ainsi leur physionomie qui est, en réalité, peu compliquée. Le devin est un héros qui a reçu d'un dieu la faculté de lire les arrêts de la destinée dans des signes inintelligibles au commun des mortels. Ce privilège n'est donné qu'à fort peu de personnes; on fonde ensuite sur leurs enseignements une science traditionnelle qui est de préférence transmise dans leur famille; l'évolution continue et enfin à l'âge historique le devin n'est plus un voyant, mais un savant. Le plus ancien des devins est Mélampus, et la famille des Mélampodides est la plus célèbre. On attribuait à Hésiode une Mélampodie dont Apollodore a dû conserver quelques débris. Mélampus est Eolide, originaire de Pylos; il semble un apôtre du culte de Dionysos, dieu chtonien. De jeunes serpents lui ayant léché les oreilles, il comprend le langage des oiseaux qui lui fournissent une foule de révélations. Plus tard, on ajouta qu'il avait dû une partie de ses dons à Apollon; on tenait à le rattacher à ce dieu. Les principaux exploits attribués au devin sont la conquête des boeufs d'Iphiclos (qu'il purifie d'une souillure que lui révèle un vautour), la guérison des filles de Proetus. Du mariage de Mélampus avec Iphianassa, l'une des filles guéries, est issue la famille des Mélampodides Mantios et Antiphatès, fils de Mélampus; Polyphides, fils de Mantios, vit en Achaïe et se rallie au culte d'Apollon; son fils Théoclymène, protégé par Télémaque, prédit la ruine des prétendants dans un accès d'intuition prophétique. Ce passage de l'Odyssée (XVII, 151 et suiv.) est le plus ancien témoignage écrit sur la divination intuitive en Grèce. Polyidos, arrière-petit-fils de Mélampus, vit dans l'Isthme; il conseille Bellérophon, ressuscite Glaucus, fils de Minos; il se rattache au culte de Dionysos. Amphiaraüs est arrière-petit-fils de Mélampus par Antiphatès; il joue un grand rôle dans le cycle thébain; au lieu ou la terre l'engloutit fut établi un oracle. Lui-même a été rattaché au groupe des prophètes apolliniens, mais dépend plutôt de celui des prophètes dionysiaques. Son fils Amphilochus figure dans la guerre des Epigones, dans la guerre de Troie, et fonde l'oracle du Pyramos en Cilicie; il est aussi regardé comme ancêtre des devins d'Acarnanie. Les devins mythiques. Les devins historiques. En Acarnanie, les devins croyaient descendre des Mélampodides. On disait qu'Acarnan, héros éponyme du pays, était fils d'Alcméon (le fils d'Amphiaraüs) et d'une fille d'Achéloüs. Les devins de l'Acarnanie jouirent d'une grande vogue au VIe siècle av. J.-C.; on en connaît quelques-uns : Amphilytos, qui est un chresmologue ; Mégistias, qui se fit tuer aux Thermopyles. En Sicile, les Galéotes établis à Hybla ont une méthode spéciale dont l'observation des lézards faille fond; ils emploient aussi l'onirocritique et interprètent les prodiges. Les devins de Telmesse en Asie Mineure eurent une véritable spécialité durant plusieurs siècles; Aristandre de Telmesse accompagna Alexandre le Grand dont il fut le devin en titre; toutes les méthodes lui étaient familières, et on cite de lui une foule de prédictions; il laissa un traité des Prodiges. Il conserva dans le souvenir des âges postérieurs un immense prestige, bénéficiant de celui de son patron. Au IIe siècle ap. J.-C. vécut Artémidore de Daddia (Lydie), disciple des Telmissiens, qui coordonna les préceptes de l'onirocritique. Des collectivités comme celles des Galéotes et des Telmissiens auraient pu, avec quelque discipline, constituer de véritables corporations et créer un véritable oracle. Elles forment la transition entre les familles prophétiques et les oracles. Il nous reste à parler maintenant des devins isolés, parmi lesquels plusieurs sont connus dans l'histoire. Péripolias, qui dirigeait l'invasion des Béotiens d'Arné; Euphrantidès, qui assistait Thémistocle à Salamine et ordonna des sacrifices humains à Dionysos Omestès; Evénios d'Apollonie, et son fils Deiphone, devin de la flotte grecque à Mycale; Astyphilos de Posidonie, le devin de Cimon; Limapon, qui fut nourri au prytanée d'Athènes, présida à la fondation de Thurium; Stilbidès, le devin de Nicias, mort pendant l'expédition de Sicile; Silanos, celui de Cyrus le Jeune; Pythagoras qui prédit la mort d'Alexandre. On pourrait allonger cette liste d'une foule de noms plus ou moins obscurs. Que d'hommes politiques, de chefs armée ont été assistés de devins qui ont eu sur leurs actes une grande influence, sans parler de ces agyrtes qui amassaient la foule autour d'eux, lui distribuant des recettes magiques, des prédictions. « La divination libre a gardé surtout l'office dont les oracles ne pouvaient la déposséder, la solution des questions de détail et d'appréciation des opportunités pratiques, combinées avec le sacrifice sous la forme d'extispicine. Elle s'est adaptée d'une manière toute spéciale aux besoins des armées. On pourrait l'appeler la divination militaire par excellence. Ainsi la divination inductive, pratiquée par les devins militaires sous forme d'extispicine, s'était, durant de longs siècles, attachée à satisfaire des besoins réels, et vivait de cette crédulité anxieuse que provoque la perspective du danger. » (Bouché-Leclercq).
La divination intuitive a une histoire tout à fait à part de celle de la divination inductive. Tandis que celle-ci met en scène des personnages presque réels qui ont exercé une profession définie, l'autre ne peut citer que des cbresmologues inspirés par le souffle divin, figures idéales, aussi insaisissables que ce souffle lui-même, qui flottent entre ciel et terre à demi perdues dans leur auréole surnaturelle. Ces figures ont été créées de toutes pièces par l'imagination mystique. Cette impulsion donnée au mysticisme hellénique est l'oeuvre d'un Crétois, Epiménide de Phaestos. Dans ce médecin des âmes et des corps, illuminé par la révélation divine et versé dans les sciences humaines, se rencontrent et s'associent les deux religions qui, seules parmi tant de cultes vieillis, possédaient la toi communicative avec le goût de la propagande: la religion apollinienne et celle des mystères. Nous retrouverons Epiménide classé à son rang parmi les chresmologues, avec le caractère mythique qu'il tient de la légende; mais, avant de pénétrer dans les régions nuageuses où il siège à côté des prophètes et des sibylles, il fautse tenir pour averti que tous ces types ont été projetés sur l'horizon du passé, par un effort systématique de l'imagination grecque, et que toute cette construction rétrospective est l'oeuvre d'une époque dominée par le nom d'Epiménide. Les prophètes chresmologues. Les sibylles. Les poèmes homériques et hésiodiques ignorent encore la sibylle, non moins que la pythie et l'extase divinatoire des femmes. Le mouvement de mysticisme qui les produisit se place vers le VIIe siècle (?); les éléments doivent en être cherchés dans le culte des Nymphes et le culte de Dionysos; ils furent adjoints à celui d'Apollon. Les instruments de la divination intuitive ont été les chresmologues, les pythies et la sibylle; ils furent créés vers la même époque et projetés dans le passé. Ils sont également abstraits. L'hostilité que la légende signale entre Apollon et la sibylle tient à ce que la tradition sibylline répond à une tentative faite pour enlever à Apollon le monopole de la divination intuitive. En face des oracles exploités par des corporations sacerdotales disciplinées, on remit en vogue la révélation naturelle « que la divinité prodiguait au fond des bois, dans les solitudes animées par le murmure des eaux et le frémissement du feuillage ». On forma un recueil d'oracles sibyllins étrangers aux corporations sacerdotales et qui fut attribué à la voix divine, à la sibylle. Mais d'où venait celle-ci? On en peut localiser l'origine dans la région du cycle troyen, au pied du mont Ida où sont déjà réunis le culte d'Apollon, celui des Nymphes et celui de Dionysos. L'oracle de Pytho ou de Delphes était, au VIIIe siècle av. J.-C., au pouvoir des Doriens qui se montraient ses fidèles dévoués. La religion apollinienne semblait oublier ses origines ioniennes. Lorsque ses desservants de Delphes empruntèrent à la religion dionysiaque les méthodes de la divination intuitive, les Ioniens ne purent leur en laisser le monopole. Les Eoliens de Béotie eurent Bakis, les Athéniens et les Eleusiniens se réclamèrent des prophètes orphiques; les Grecs d'Asie mirent en scène la sibylle. Le cycle troyen offrait déjà un personnage analogue, la belle et infortunée Cassandre, prophétesse, victime de l'amour d'Apollon. Il n'y eut qu'à développer sa légende; les prophéties qu'on attribuait à la jeune femme eurent un caractère sombre et menaçant. Sur les mêmes rivages, on rencontrait un peu plus au sud une autre victime légendaire d'Apollon, la prophétesse Manto, fille de Tirésias. Ces deux femmes « jeunes, belles et malheureuses, victimes toutes deux d'Apollon, et pourtant rattachées par des liens intimes au culte de ce dieu, ont été les modèles originaux qui ont prêté leurs traits à la sibylle ». L'une et l'autre furent souvent qualifiées de sibylles, et cependant le type sibyllin n'est encore qu'ébauché en elles. Il fallut pour le parachever que la fantaisie populaire éliminât de ces types tous les traits particuliers qui les localisaient à une date précise et que, les dégageant du temps et de l'espace, elle créât par ce travail d'abstraction la sibylle idéale et surhumaine qui n'est plus que la voix prophétique, la révélation divine a peine revêtue d'une forme anthropomorphique. Elle a gardé la tristesse de Cassandre et de Manto et leur répugnance pour le dieu qui la possède. Lorsque cette création mythique fut terminée et l'existence de la sibylle affirmée par les nombreuses prophéties que l'on mit sous son nom, la croyance populaire l'impliqua dans les diverses traditions de mythologie locale. Aucune ne prévalut complètement, et l'unité du type sibyllin fut brisée de suite; les légendes sibyllines firent errer la prophétesse depuis la Troade jusqu'à l'Ionie méridionale entre Gergis et Colophon. On finit par l'installer en un point intermédiaire, à Erythrées. Néanmoins les villes de l'Ida, Gergis et Marpessos, n'abandonnèrent pas leurs prétentions. D'autre part, les Colophoniens, voisins de l'oracle de Claros, fondé par Manto, revendiquaient aussi la sibylle; mais ils la dégagèrent moins de la réalité historique, tandis que la sibylle Hérophile de l'Ida et d'Erythrées plane en dehors du temps, qu'on la dit bien antérieure à la première pythie, celle de Colophon est donnée pour une fille de Calchas. Le type même diffère. Cependant ses légendes se répandaient de plus en plus et se localisaient successivement en d'autres régions. La rivalité éclata entre la divination sibylline et l'oracle de Delphes qui se réclamaient également d'Apollon; les recueils d'oracles chresmologiques attribués à la sibylle, les confirmations nombreuses que les événements leur avaient déjà donnés faisaient concurrence à la pythie. On discuta vivement pour savoir à qui attribuer l'invention de l'hexamètre qui était la forme classique des oracles; les Orphiques la revendiquaient pour Orphée, les gens de Delphes pour Phémonoé, la première pythie légendaire, ou pour Olen, chantre inspiré d'Apollon; les gens de Dodone pour les Péléiades antérieures aux pythies; mais personne ne pouvait reculer aussi loin dans le passé que la sibylle qui finit même par devenir l'aînée d'Apollon. Le succès des Ioniens dans ce débat eut pour conséquence que les oracles se mirent en relations avec la sibylle; ils s'associèrent cet être idéal et lui communiquèrent quelque chose de leur réalité. On fait voyager la prophétesse d'Ionie à Délos; à Delphes on l'assimila à des prêtresses locales; on la conduisit à Dodone. A Delphes, elle fut identifiée à Daphné, mais à Dodone ses partisans eurent une idée triomphante : ils l'identifièrent avec la nymphe Amalthée, la nourrice de Zeus, ce qui en fit l'aînée des Olympiens eux-mêmes. L'oracle de Zeus Ammon s'annexe aussi une sibylle qui devint la principale aux yeux de ceux qui cherchaient en Egypte les origines hiératiques de la civilisation hellénique. Dans la période alexandrine on conduisit la sibylle un peu partout. Ce qu'il faut retenir de cet exposé historique, c'est la parenté qui existe à l'origine entre l'épopée ionienne et la chresmologie sibylline qui est, née après elle et dans la même région. Le caractère vague du type sibyllin a facilité le travail de dispersion et de localisation qui en a multiplié les exemplaires d'une extrémité à l'autre du monde hellénique; l'effort des critiques et des archéologues, pour chercher hors de Grèce les origines de la civilisation et de la religion grecques (soit en Egypte, soit en Orient, soit même sur les bords du Tanaïs (Don)) eut pour résultat d'étendre encore le domaine et d'accroître le nombre des sibylles. Bien que les philosophes aient toujours maintenu l'unité de la sibylle, que l'on ait essayé d'expliquer par des voyages les diverses traditions, l'opinion courante ne se prêta pas à ce syncrétisme; elle accepta la liste où figuraient les représentantes des régions les plus lointaines. Les érudits prirent un moyen terme; sans accepter les trente ou quarante sibylles comme autant d'êtres distincts, ils en fusionnèrent un certain nombre, de manière à réduire le total. Voici, par exemple, la liste de dix sibylles que Varron nomme en cet ordre (on trouvera plus de détails à la page consacrée aux Sibylles)-:
Au Moyen âge les artistes inventeront deux autres sibylles qu'ils ajoutent aux dix de Varron pour faire équilibre aux douze prophètes : la sibylle Européenne et la sibylle Agrippa. Le type sibyllin est un des produits les plus remarquables de L'imagination hellénique. Mais ce n'est pas aux Grecs qu'il dut la prolongation de sa renommée; c'est aux juifs. Ceux-ci, afin de propager dans les pays helléniques les idées de leurs prophètes, ont utilisé les oracles sibyllins : ils s'en sont emparés, les ont remaniés, y ont fait des additions continuelles; le pessimisme de la chresmologie sibylline cadrait bien avec le leur et ils purent bénéficier de l'autorité que les Grecs et les Romains reconnaissaient à la sibylle. Les chrétiens imitèrent l'exemple des juifs et puisèrent dans cette littérature apocryphe des armes pour leur polémique. On produisit des oracles sibyllins uni prédisaient les épisodes de la vie de Jésus, enseignaient les dogmes chrétiens. Vainement les néo-platoniciens se défendirent en formant des recueils authentiques d'oracles émanés des corporations officielles. Lorsque le christianisme eut triomphé, il se montra reconnaissant envers les sibylles qui furent placées à côté des prophètes parmi les précurseurs de la révélation chrétienne. Le recueil des oracles sibyllins s'est constitué par des additions et surcharges successives qui ont absolument fait disparaître les prophéties originelles. De quatre mille deux cent-trente-deux vers attribués aux sibylles, il n'en est pas un seul qui ne soit l'oeuvre d'un juif ou d'un chrétien. Les devins exégètes. |
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