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Le Lied

Le mot lied, emprunté à la langue allemande, a obtenu droit de cité dans le vocabulaire musical français; on l'emploie aussi quelquefois, dans la langue littéraire, pour désigner certaines formes de la poésie germanique. En allemand, lied signifie « chant » ; ce mot a donc une acception très étendue, et on a pu l'appliquer à des oeuvres aussi diverses que le Nibelungenlied aux longues « aventures » épiques et les courts poèmes de Heine, réduits souvent à huit vers. En France, ce mot étranger possède une signification moins large, et s'applique moins au chant en général qu'aux chants et aux poèmes allemands sous leurs formes les plus concises et les plus caractéristiques. En tout cas, que l'on s'attache à la signification générale de ce terme en Allemagne, ou à celle plus restreinte qui lui est attribuée en France, le lied poétique est une pièce lyrique habituellement divisée en strophes, faite pour le chant ou qu'il faut du moins supposer chantée pour comprendre son juste caractère, et le lied musical est une composition vocale relativement peu développée, où la partie chantée a un rôle nettement prépondérant.

Ces indications, à vrai dire, ne distinguent pas nettement le lied musical de la chanson, de la romance, de la ballade, et de la « mélodie vocale » contemporaine. C'est qu'en effet, en Allemagne, le mot lied est couramment employé pour toutes ces formes. Si, en français, on ne fait pas de ce terme le synonyme pur et simple des dénominations précédentes, c'est parce qu'il correspond, de préférence, à une couleur sentimentale particulière. D'ailleurs, les formes musicales dont il s'agit ne sont pas définies avec précision, sauf à quelques égards la ballade, et il est impossible de fixer clairement les limites qui les séparent. La chose est si vraie que l'on a pu traduire sans inconvénient le titre célèbre employé par Mendelssohn, Lieder ohne Worte, par Romances sans paroles; d'autre part, tel lied populaire de Thuringe, par exemple, Ach! wie ist's moeglich daun, est bien une jolie chanson sentimentale; le beau lied de Loewe, Es zogen drei Burschen, traduit fidèlement, en musique, une ballade d'Uhland; tels autres lieder, comme celui-ci, O Strassburg, O Strassburg, sont tout proches de la complainte; d'autres enfin, très nombreux, exigent une harmonisation vocale simple : ce sont des chorals, ou des choeurs de forme quelconque. Encore une fois, c'est lorsque la concision, la simplicité expressive, la franchise spontanée de la forme mélodique s'allient à une idée poétique également simple, très humaine, très générale, à un sentiment profond et vrai, immédiatement accessible, que le lied existe avec la plénitude de ses caractères. L'idée du poème chanté est presque toujours mélancolique, tendre, rêveuse, et la forme musicale qui la traduit exprime mieux le sentiment dominant de ce poème qu'elle ne détaille les significations particulières de mots distincts ou de membres de phrase isolés. Enfin la division en strophes est de beaucoup la plus fréquents dans le lied.

Bien que le sens du mot lied soit déjà fort général, plusieurs compositeurs et musicographes allemands, parmi lesquels il faut citer en premier lieu le critique A.-B. Marx, ont voulu l'étendre encore. Ils ont baptisé du nom de lied-form une forme musicale d'exposition et de développement dont le principal caractère distinctif est de n'en pas avoir, et dans laquelle ils font rentrer les oeuvres les plus disparates, jusqu'à des « cavatines » et « sérénades » instrumentales, des « marches » et des «.rapsodies ». Cette manière incohérente d'appliquer l'idée et le nom du lied à des ouvrages où ce nom et cette idée n'ont que faire correspond bien aux tendances confuses de Raff et de son école; elle a été d'ailleurs abandonnée depuis longtemps.

L'origine du Lied.
L'origine du lied est manifestement populaire, qu'on l'envisage au point de vue poétique ou au point de vue musical, si l'on attribue au mot populaire les seules significations qu'il puisse et doive comporter ici, c.-à-d. s'il désigne soit une oeuvre collective, soit une oeuvre anonyme qui, fut-elle individuelle, exprime directement les sentiments d'une collectivité, sans qu'il y ait travail artistique, conscient et réfléchi qu'il serait possible d'attribuer à un auteur particulier. C'est un caractère universel de la poésie lyrique ou lyrico-épique à ses origines d'être malaisément séparable du chant. Ce que la tradition nous rapporte des chants anciens de la Grèce, des cantilenae de la France romane, ce que nous savons des chansons et des gestes du Moyen âge, du Minnesang allemand et même du chant subtilement codifié des Meistersinger, ce que nous constatons encore aujourd'hui sur les chansons populaires françaises, bretonnes, basques, d'authenticité et d'ancienneté certaines, tout cela est vrai du lied allemand; tout cela demeure visible en ces lieder de Souabe et de Thuringe, où l'on ne peut concevoir la mélodie sans les paroles qui l'inspirèrent, et les paroles sans la mélodie.

Le temps des Minnesinger.
Après le chant anonyme des anciens temps, nous trouvons l'épopée, le poème de vastes proportions, exposition développée, récit, amplification d'une tradition historique ou mythique; au Moyen âge, la création poétique, âpre et puissante, se fixe en des oeuvres étendues, telles que Beowulf, Gudrun, le Niebelungen, etc. puis l'art s'affine; la poésie, avec moins de grandeur, se fait plus ingénieuse; des noms se précisent : Wolfram von Eschenbach, Heinrich Tannhaeuser, Friedrich von Hausen, Walther von der Vogelweide, Heinrich von Ofterdingen, Heinrich von Veldecke, Hartmann von Aue, Gottfried de Strasbourg, Heinrich von Morungen; ce sont les grands « Chanteurs d'amour », les grands Minnesinger, les plus illustres des chevaliers-poètes; leurs prédécesseurs immédiats avaient été Dietmar von Aiste, Memloh von Sevelingen, Kürenberg. Ils donnent à la poésie et au chant de leur époque un caractère aristocratique très marqué, souvent énergique et chevaleresque, un peu affecté quelquefois, sans perdre néanmoins tout contact avec la fraîcheur du sentiment populaire, comme le prouve tel Blumenlesen de Walther von der Vogelweide. Les derniers Minnesinger célèbres sont Conrad von Würzburg, Albrecht von Halberstadt, Nithart von Reuenthal, Reinmar von Zweter, Ulrich von Lichtenstein. 

Après ce brillant éclat, l'ombre se fait : le monde féodal germanique se désorganise, la poésie chevaleresque se tait graduellement, le chant quitte les cours princières et les châteaux; il se réfugie dans les villes, dans les centres où le commerce et les arts ont subsisté à la faveur des libertés locales. Heinrich von Meissen, surnommé Frauenlob, transmet en quelque sorte l'héritage amoindri des Minnesinger aux chanteurs bourgeois, les Meistersinger ou Maîtres chanteurs, qui en conservent quelques traditions, mais surtout s'essayent, timidement d'abord, dans une voie nouvelle, associant le caractère familier de la poésie populaire à un esprit très formaliste, ingénieux à multiplier les catégories et à classer toutes choses en poésie comme en musique.

La renaissance du Lied.
C'est en Alsace et en Suisse que le véritable lied populaire renaît et progresse le plus sûrement; un sentiment profond de la liberté et de la personnalité humaine le fait éclore aux lèvres du montagnard et du paysan. Sempach (1386), puis Granson et Morat (1476), consacrent le triomphe de l'indépendance helvétique; en de furieux chants de victoire, les émotions collectives du peuple s'affirment, s'exaltent, se glorifient elles-mêmes. Le lied est alors définitivement recréé, en principe, en puissance, - poésie et musique - quelque rudimentaire que la forme en soit bien souvent. Il ne s'était jamais tu complètement, malgré les guerres qui déchiraient le Saint-Empire romain, et la misère dont souffrait le peuple.

Dès le milieu du XVe siècle, on commence à former des recueils de chants populaires. Les deux plus remarquables sont Die Limburgische Chronik, contenant les lieder les mieux goûtés pendant un espace de temps que limitent à peu près les deux années 1347 et 1380, et le Locheimer Liederbuch, qui porte la date de 1452. Il y avait des chants de métiers, et de longues séries de strophes formant le récit d'un événement; mais bientôt tous ces thèmes poétiques s'élargissent, deviennent plus humains; la musique se fait plus libre, exprime davantage l'intimité du sentiment : les dernières années du XVe siècle et les premières du XVIe voient se produire un puissant et riche épanouissement du Volkslied. La mélodie de ces Volkslieder est courte, mais franche, bien caractéristique, très spontanée; souvent établie dans les modes ecclésiastiques, elle affirme souvent aussi, instinctivement et sûrement (avec une tendance marquée au mode majeur), l'harmonie et la tonalité modernes, et même des formes qui deviennent par la suite absolument générales et usuelles en musique, comme la division d'une phrase en deux membres égaux (avec identité des premières parties de ces deux membres) par une demi-cadence sur la dominante du ton.

A cette époque, le chant des Meistersinger arrivait également à son apogée. Musicalement, il tenait de près aux modes ecclésiastiques; poétiquement, il décelait surtout des tendances morales, quelque peu sentencieuses. Toutes les villes importantes d'Allemagne possédaient des corporations de maîtres chanteurs. Parmi les plus célèbres de ces maîtres, on peut citer Müglin, Fischart, Rosenblüt, Nachtigal, Hans Sachs, Sebastian Brandt, Regenbogen, Marner, Puschmann.

Au temps de la Réforme.
Or, tandis que le chant populaire s'élargissait, se variait, tendait à servir de base à des polyphonies vocales, inspirait des motets et des messes, devenait le cantique catholique, le choral religieux, un fait historique de la plus grande importante s'accomplissait la Réforme arriva; elle exalta violemment le sentiment national germanique. Pour la célébration du culte, pour le chant religieux, elle fit appel à la langue populaire. Le choral continua donc de s'étendre; il gagna en importance, prit un rôle considérable: de même que les églises catholiques allemandes, avec leurs richesses ornementales et iconiques, la beauté de leurs architectures, la polychromie splendide de leurs verrières, furent déclarées de bonne prise par les réformés et utilisées par eux, de même le choral catholique devint le choral protestant. 

Luther, qui joignait à son sens pratique un goût musical prononcé et même quelques connaissances en musique, contribua beaucoup à cette diffusion du chant populaire choral, envisagé comme moyen d'action, comme signe confessionnel et national. Peut-être composa-t-il quelques cantiques de ce genre; en tout cas, il adapta à plusieurs airs religieux en usage et aussi à des airs profanes les paroles allemandes traduites par lui de l'Ecriture, et des paraphrases des textes sacrés. A ce moment, le grand poète populaire de Nuremberg, le cordonnier Hans Sachs, se faisait aussi l'interprète, tour à tour élevé et familier, du sentiment national, et saluait Luther de son chant célèbre, Die Wittenbergische Nachtigall (le Rossignol de Wittenberg). Telle fut, d'ensemble, l'influence de la Réforme, et des hommes qui s'y rattachèrent, dans ses rapports avec le lied, particulièrement avec le chant choral.

Bach.
Dès la fin du XVIe siècle, les contrapuntistes, les organistes, tous ceux, d'une manière générale, qui écrivent de la musique polyphonique, font entrer d'une part les chants profanes dans leurs compositions à titre de motifs à traiter ou « sujets », de l'autre harmonisent avec plus ou moins de richesse les chorals célèbres et appliquent au développement des thèmes de ces chorals les ressources du contrepoint. C'est alors la coutume, dans les réunions amicales ou familiales de musiciens, de se proposer des motifs de chansons populaires que chacun traite et développe (quodlibeta).  Malgré la guerre de Trente Ans qui, dans la plupart des contrées allemandes, réduit le lied populaire au silence, les anciens Volkslieder sont ainsi employés par les maîtres de la polyphonie, et substituent peu à peu l'harmonie et la tonalité modernes aux vieux modes ecclésiastiques; longue période où les noms de Finck, de Heinrich Schütz, de Lemlin, d'Arnold von Bruch, de Hassler, de Buxtehude, nous conduisent à Jean-Sébastien Bach. Une mention spéciale est due à Heinrich Albert, qui composa beaucoup de chants, harmonisés simplement, pauvrement quelquefois, mais qui par l'allure, la forme et le caractère sentimental, se rapprochaient des Volkslieder, au point de devenir eux-mêmes assez rapidement populaires. 

Sébastien Bach a écrit un chant, Willst du dein Herz mir schenken, qui ressemble quelque peu à un lied; il s'est servi de motifs populaires, plus ou moins altérés, dans certaines gigues allemandes, courantes, etc., et dans un petit nombre de cantates, surtout les deux cantates « comiques »; la Bauerncantata contient un motif fort en vogue au XVIIe siècle (Grossvatertanz), que Schumann devait utiliser plus tard, avec beaucoup d'humour, dans sa « Marche des associés de David » (Davidsbündler). C'est principalement par le choral que Bach demeure en relation avec l'ancienne inspiration populaire : on sait quelles merveilles d'expression religieuse, large et puissante, offrent les chorals qu'il a harmonisés, transformés ou développés; rappelons seulement les chorals de la Passion selon saint Mathieu, en particulier celui-ci : O Haupt volt Blut und Wunden, commun aux catholiques allemands et aux luthériens, et dont l'origine première se trouve dans un lied d'amour du XVe siècle, Mein G'müth ist mir verwirret.

Le Lied au XVIIIe siècle.
Nous voici au XVIIIe siècle, où commence une nouvelle renaissance du lied allemand. Ceci demande quelques explications. L'ancien Volkslied, florissant aux XVe et XVIe siècles, a rempli son rôle, il ne revivra plus. Il n'a pu se développer au XVIIe siècle, parmi les guerres et les dévastations; pendant cette période, il n'a guère survécu que par l'oeuvre des grands polyphonistes. Au commencement du XVIIIe siècle, presque tous les Volkslieder qui se rattachaient encore aux modes ecclésiastiques ont disparu; ceux qui subsistent sont des chants où la tonalité moderne est nettement affirmée. Et maintenant les compositeurs vont rechercher ces chants, les imiter, s'en inspirer, continuant ainsi l'oeuvre de Heinrich Albert et de quelques autres. Ces compositeurs ne retrouveront pas, évidemment, l'ancien, le vrai Volkslied ou « chant du peuple »; mais, ils iront vers lui, avec pour point de départ l'air d'opéra, l' « aria » séparé, le Kunstlied (chant artistique). Ce qu'ils feront sera le « chant d'allures populaires », le Volksthümliches Lied; tantôt ils imiteront le Volkslied, tantôt ils lui appliqueront, avec une discrétion et une habileté variables, les ressources, les procédés de l'art qu'ils pratiquent à l'ordinaire. Tels sont J.-A. Hiller, Johann André, dont le lied célèbre, Bekroenzt mit Laub, se chantera encore longtemps, et surtout J.-A.-P. Schulz, auteur de lieder très nombreux, dont beaucoup sont demeurés eux aussi longtemps en vogue, particulièrement comme refrains d'écoliers (à titre d'exemple, nous citerons le joli lied de Schulz, O der schoene Maienmond). 

Gluck n'a touché qu'en passant au chant non dramatique, et une seule de ses compositions en ce genre est restée populaire; c'est le chant Wilkommen, o silberner Mond, souvent arrangé sous forme de choeur. Et il faut encore nommer Wenzel Müller, Benda, Kauer, Himmel, Weigl, Schneider, Naegeli, Zumsteeg, Anselm Weber, Ludwig Berger, Klein, Zelter et J.-Fr. Reichardt. Himmel avait fort peu de talent, mais quelques-uns de ses lieder sont restés, entre autres Die Sendung der Rose (An Alexis send' ich dich); un lied de Naegeli, Freut euch des Lebens, est également passé à la postérité. Zelter et Reichardt ont plusieurs fois été bien inspirés, surtout lorsqu'ils ont mis en musique des poésies de Goethe; il est même arrivé cette étrange fortune à Reichardt - dont le meilleur lied est sans contredit le Lied der Nacht qu'il composa sur des paroles de Tieck - que sa mélodie pour le chant de Claire dans Egmont (Freudvoll und Leidvoll) est plus connue en Allemagne et plus souvent chantée que celle écrite par Beethoven sur le même texte.

Nous avons dû nommer Zelter et Reichardt, bien que leur activité en tant que compositeurs de lieder se soit manifestée surtout dans le premier tiers du siècle suivant; c'est qu'ils représentent, à côté et tout à fait en dehors des maîtres dont nous allons avoir à parler, l'aboutissement de l'école dont J.-A.-P. Schulz fut en quelque sorte le fondateur. De plus, Reichardt commença dès 1780 à mettre en musique des poèmes de Goethe; d'ailleurs, ils furent, avec les autres musiciens de ce groupe, les traducteurs musicaux de Gellert, de Voss, de Hoelty, etc., dont les poèmes, relativement courts, d'un sentiment assez direct et parfois vraiment poétique, préparèrent le grand cycle lyrique de Goethe. L'avènement du lied poétique de Goethe, et la création de la symphonie moderne, voilà les deux faits de première importance qui se produisent dans les trente dernières années du XVIIIe siècle.

Le « père de la symphonie », Josef Haydn, avait grandi au milieu des lieder, aussi bien ceux qui subsistaient encore, vestiges du passé, que ceux qui devenaient populaires à leur tour, tout en émanant de musiciens professionnels. Fils d'un charron de village, le petit Seppi les avait chantés maintes fois; d'autre part, l'ancien lied, nous l'avons vu, jouait sous des formes diverses un rôle important dans la musique des maîtres du XVIIe siècle et de la première moitié  du XVIIIe. Cette mélodie, chanson d'amour, chanson de danse, plainte de tristesse, où palpite l'âme du peuple, où se perpétuent des souffrances et des joies anonymes, va maintenant s'épanouir dans la musique symphonique moderne. La sentimentalité expressive qui souvent l'anime va fleurir avec plus de richesse dans l'adagio ou l'andante de la sonate et de la symphonie (qui, au point de vue musical formel, est une sorte de sonate orchestrale très développée); de même, les éléments rythmiques, chorégraphiques de la chanson de danse, très sensibles dans l'allegro, se localiseront avec une netteté plus grande encore en un morceau spécial, le minnetto de Mozart et de Haydn, le scherzo merveilleux de Beethoven. 

Goethe.
Si nous nous plaçons, d'autre part, au point de vue poétique, la création de Goethe nous apparaît comme préparée par Herder, qui, le premier, avec une lucidité décisive, comprend que la poésie populaire, la plus ancienne de toutes, est aussi, en un certain sens, la plus jeune. Il comprend que l'inspiration des artistes y doit puiser une vie nouvelle : ces lyrismes primitifs, ces chants diversement nationaux par les caractères particuliers de leurs formes, mais si parfaitement uns par l'humaine vérité générale de leur fond, il les étudie, il en recueille des spécimens nombreux et typiques, qu'il publie sous le titre de Stimmen der Voelker (voix des peuples). Il appelle l'attention du jeune Goethe sur les chansons populaires; par un hasard heureux, c'est à Strasbourg, sur cette terre d'Alsace où la grâce pénétrante de la chanson française est venue rajeunir le lied sentimental et rêveur, que Goethe va poursuivre ses études de droit; c'est là, encore tout imprégné du conseil de Herder, que le grand poète entend chanter le lied populaire aux lèvres de Frédérique Brion, la jeune fille dont le souvenir devait le suivre toute sa vie.

Goethe sut comprendre la poésie populaire; il en dégagea le sentiment intime : il fit alors son lied à lui, ce lied profondément simple, mais hautement artistique dans sa simplicité, qui devait renouveler toute la poésie lyrique allemande. Des exemples mettraient en évidence ce que Goethe trouva dans le lied du peuple, ce qu'il y ajouta et comment il le transforma d'une manière toute personnelle. Il suffira, pour s'en faire une idée, de rapprocher l'admirable poème de Goethe, Es war ein Koenig von Thule (Il était un roi de Thulé), d'un Volkslied également admirable, Es waren zwei Koenigskinder :

Il était une fois deux enfants royaux,
qui si tendrement s'aimaient!
mais ils ne pouvaient parvenir à se rejoindre,
l'eau était bien trop profonde.
(L'adolescent se noie en essayant d'arriver jusqu'à sa bien-aimée  celle-ci dit à un pécheur de jeter ses filets dans les vagues; il ramène le corps du fils du roi.)
Elle le prend dans ses bras, 
elle baise sa bouche morte :
 « Ah! chère petite bouche!
si tu pouvais parler
mon jeune coeur serait guéri! »
Qù enlève-t-elle de sa tête
sa couronne royale toute dorée :
« Tiens, généreux pêcheur,
 voici le prix que tu as mérité. 
Que retire-t-elle de son doigt? 
son petit anneau d'or rouge : 
« Tiens, généreux pêcheur,
achète du pain à tes enfants. 
[...]
Alors l'on entendit sonner les cloches;
alors il y eut détresse et pleurs : 
là gisent deux enfants royaux, 
les voici tous les deux morts.
Ce n'est pas ici le lieu d'étudier avec détail les poèmes lyriques de Goethe, tantôt directement inspirés du chant populaire, comme ces délicieuses strophes, Haidenroeslein, tantôt plus indépendants d'allures, comme Der Soenger (Was hoer'ich draussen var dem Thor), tantôt d'un caractère absolument neuf, comme le chant de Mignon, Kennst du das Land. Mais si ce lied de Goethe eut une influence poétique immense, son influence musicale fut considérable également : non seulement il inspira toute une légion de compositeurs ordinaires, Zelter, Reichardt, Reissiger, entre autres, mais il venait à peine de naître que déjà Mozart en devinait la beauté et composait un court chef-d'oeuvre de mélodie expressive sur la belle poésie Das Veilchen; Beethoven aussi l'admirera, lui devra des pages émouvantes; il triomphera avec Schubert, et plus tard Schumann saura le prendre encore pour thème poétique à de pénétrantes inspirations.

Le Lied au XIXe siècle.
En 1803, deux poètes allemands, Achim d'Arnim et Brentano, publièrent un recueil de poésies populaires allemandes, rassemblées ou imitées par eux, sous ce titre : Des Knaben Wunderhorn(le Cor merveilleux de l'enfant). Le retentissement de ce livre fut considérable : le grand mouvement poétique, créé et orienté par Goethe, activé aussi par les ballades de Schiller, s'accentuait encore par un retour direct à des sources longtemps méconnues, par un élan passionné vers la tradition populaire, la légende, le Moyen âge germanique, tout le miraculeux trésor du passé; le romantisme allemand prenait naissance, et toute une pléiade de noms apparaît : Rückert, aux strophes enthousiastes; Uhland, le grand lyrique; Eichendorff et les poètes de la guerre d'indépendance, Koerner, Arndt, pour ne citer quels plus connus. Sous ce titre, Freie Kunst (l'Art libre), Uhland compose une sorte de manifeste poétique, et il évoque le dieu de la poésie germanique, non plus « en des marbres glacés, en des temples où rien ne vit », mais dans les grandes forêts que hante encore l'ancienne légende. 

Peut-être même ces poètes allèrent-ils trop loin dans ce sens et la réaction que Heine personnifia un peu plus tard eut-elle une certaine utilité, Heine, le poète par excellence de la fantaisie tour à tour émue et ironique, capable de grossièretés et de laideurs artistiques, mais aussi des inspirations les plus délicates, des évocations les plus splendides, des accents les plus douloureux. En tout cas, ces romantiques et leurs successeurs rajeunirent la poésie allemande et l'enrichirent de lieder presque innombrables, dont beaucoup sont de purs chefs-d'oeuvre. Tel est, en résumé, ce grand mouvement poétique national, qui se rattache originairement au lied de Goethe, et que l'école romantique développa, avec une grande puissance et un esprit plus particulariste, mouvement qui coïncide avec celui de l'érudition allemande, avec la reconstitution des anciens poèmes du Moyen âge et des traditions légendaires par les Grimm, von der Hagen, Simrock, Goerres, Lachmann, etc., et qui est lié d'autre part au mouvement musical.

Retour au lied musical.
Cette évolution du lied musical, il faut maintenant la reprendre au point où nous l'avons laissée au XVIIIe s., c.-à-d. à Mozart et Haydn, tandis qu'apparaissait le lied de Goethe. Mozart a composé de beaux lieder, sans préjudice de la merveilleuse inspiration qu'il doit à Goethe, Das Veilchen; il suffira de citer Erwacht zum neuen Leben, An Chloe, Komm lieber Mai; l'une de ses oeuvres dramatiques, la Flûte enchantée, est même tout imprégnée de la chanson populaire autrichienne - avec quelle grâce, quel sentiment tantôt enjoué, tantôt profond, maints passages sont là pour le prouver (Der Vogelfoenger bin ich ja, Das klinget so herrlich, etc.). Haydn, dont l'oeuvre est surtout grande au point de vue de la musique instrumentale, n'a composé qu'un seul vrai lied, d'ailleurs large et beau, presque religieux, expression d'une foi patriotique toute cordiale, toute émue. C'est le chant national « Dieu protège notre empereur François! » (Gott erhalte Franz den Kaiser). Beethoven est l'auteur de ce cycle touchant, A la bien-aimée absente (texte de Jeittel), et de divers autres lieder, par exemple Adelaïde, les « chants écossais » harmonisés et adaptés par lui, Trocknet nicht (Goethe), Wie herrlich leuchtet mir die Natur (Goethe), mélodie admirable d'emportement et de tendresse juvéniles, etc. 

D'autres chants de lui sont de forme absolument populaire, par exemple Der freie Mann, Kriegslied, Molly's Abschied. On lui doit aussi des chants sacrés, principalement sur des textes de Geltert; l'un d'eux, Die Himmel rühmen des Ewigen Ehre, est célèbre. Mignon de Goethe lui a valu quelques-unes de ses plus belles inspirations lyriques, Kennst du dus Land, Nur mer die Sehnsucht kennt... Il a mis en musique les chants de Claire dans Egmont, et nul ne peut nier que le sentiment poétique et chantant du lied ne joue un rôle considérable en ses sonates comme en ses symphonies; ce rôle se précise même parfois beaucoup, par exemple dans le rondo en mi majeur de la vingt-septième sonate pour piano (op. 90) et dans le finale de la Symphonie pastorale. Il est même légitime d'affirmer que Beethoven a voulu faire un lied véritable, le lied des peuples réunis dans une fraternité joyeuse, en composant la musique de l'Ode à la joie de Schiller, mélodie simple et puissante, chant populaire au sens sublime du mot, qui termine et couronne la Neuvième Symphonie.

Schubert, enfin, est par excellence le maître du lied musical, mais du lied sous toutes ses formes, allant de la simple Volksweise jusqu'au poème dramatique et musical tout ensemble. Avec lui, la mélodie vocale expressive, soutenue, colorée, enrichie par un accompagnement plus ou moins complexe, atteint un degré d'abondance, de beauté, de pathétique qui n'a jamais été surpassé. Elle coule, inépuisable, toujours nouvelle, toujours pénétrante et forte. Quels en sont les caractères, quelles en sont les qualités supérieures, tout cela demanderait une étude approfondie, trop développée pour le présent article. Disons seulement que telle des mélodies de Schubert, par exemple Haidenroeslein ou Am Brunnen vor dem Thore, est toute proche, par sa géniale simplicité, du Volkslied; telle autre, comme le Roi des Aulnes (Erlenkoenig), indique une rare vigueur de composition, de création musicale et devient un petit drame de la plus poignante émotion. D'autres, libres et complexes, très étranges même en leur structure, comme la Leichenfantasie, contiennent jusqu'à dix-sept changements de mouvements; certains s'enchaînent de façon à faire un cycle complet, tels Winterreise et Müllerlieder. Goethe est l'un des poètes qui ont le mieux inspiré Schubert; mais il ne faut oublier cependant ni Schiller, ni Willhelm Müller, ni Macpherson (poèmes attribués à Ossian), ni Mugrhofer, Schmidt, Klopstock, Ruckert, Kosegarten, Schober, Rellstab.

L'apparition du Freiscfutz de Weber (1821) est un événement considérable, non seulement au point de vue du drame musical, mais encore pour le lied. Populaire par le choix du sujet, le Freischutz le devenait aussi par le rôle qu'y jouaient les Vollkslieder; Weber s'y inspirait des refrains du peuple, du sentiment de ces lieder anonymes, et même il les utilisait directement, c'est le cas de la ronde chantée des jeunes filles, Wir winden die der Jungfernkranz, Dame Euryanthe, quelques passages gardent l'empreinte de la mélodie populaire; dans Preciosa, on peut faire une remarque analogue, par exemple pour le choeur des bohémiens, Im Wald, et la mélodie, Einsam bin ich nicht alleine. De plus, Weber a mis en musique plusieurs des inspirations guerrières de Koerner, et il a composé sur divers textes des lieder délicieux, entre autres une Wiegenlied, Ich sah ein Roeschen, Voeglein einsam in dem Bauer, met Schoetzerl, etc.

A l'actif de Louis Spohr, on peut citer quelques lieder, par exempte Die Rose et Der Bleicherin Nachtlied; il faut nommer aussi Conradin Kreutzer (qui s'inspira surtout d'Uhland), Lortzing, Marschner, Reissiger, dont on cite en particulier Nach der Heimath, Ein Veilchen auf der Wiese stand, Rungenhagen, qui mit en musique la Sérénade de Schiller et Die Capelle d'Uhland. Certains compositeurs n'ont même écrit que des harmonisations, arrangements, imitations ou transformations de Vollkslieder ainsi le nom de Silcher ne subsiste que grâce aux thèmes populaires qu'il a harmonisés, parfois enrichis, entre autres Aennchen von Tharaw, Ich hatte einen Kameraden, et Lorelei, exquise mélodie, inséparable désormais du poème de Heine : lch weiss nicht was soll es bedenten. On ne peut enfin oublier Franz Abt, Kücken, ni passer sous silence les lieder composés par Mendelssohn, Es ist bestimmt in Gottes Rath, Ringsum erschallt, Leisezieht in mein Gemüth, Es ist ein Schnitter, Wer hat dich du schoener Wald, Wartend, Frühlingslied, Auf Flügeln der Gesanges, etc. 

Quelques-uns de ces chants sont fort beaux, mais leur influence sur les compositeurs ultérieurs de lieder n'a pas été marquée. Schumann, si grand qu'il soit par ses pièces de piano, même par ses symphonies et ses oeuvres vocales et instrumentales de longue haleine, doit à ses lieder le meilleur de sa gloire. A s'est inspiré de textes fort variés, empruntés à Rückert, Reinick, Byron, Burns, Goethe, mais peut-être est-ce à Chamisso, Eichendorff et Heine, aux deux derniers surtout, qu'il doit, en majeure partie, ses mélodies les plus caractéristiques. Comme maître du lied, on le classe habituellement aussitôt après Schubert, Lui aussi a employé des formes très diverses, tantôt poussant l'énergie de l'accentuation jusqu'à un accent presque dramatique, par exemple dans ce poème de Heine, Die alten, boesen Lieder, tantôt se rapprochant du chant simple et populaire, par exemple dans ce lied : Ein Jüngling liebt ein Moedchen,

Loewe, bien que peu connu en France, et pas assez apprécié en Allemagne, est grand par ses lieder. Lorsqu'on les lit ou qu'on les entend, on s'explique le cas que Wagner faisait de son talent. C'est surtout dans la ballade qu'il a excellé; en ce genre, nous citerons : Herr Olaf, Die Glocken zu Speier, Heinrich der Vogler, Der Wirthin Toechterlein. Robert Franz est justement célèbre par ses lieder; d'une manière générale, il demeure plus proche du Volkslied que Schumann, et surtout de l'ancien Volkslied, car son harmonie évoque plus d'une fois l'idée des modes ecclésiastiques qui, on l'a vu, se manifestent fréquemment dans la chanson populaire et le choral, jusque vers le milieu du XVIIe siècle. La plupart des inspirations de Franz sont de la plus expressive beauté; et presque toutes demeurent intéressantes, fraîches, bien conformes au sentiment populaire, fidèles au texte poétique, pleines de charme et de couleur, et accompagnées de la façon la plus intéressante. Les poèmes mis en musique par lui sont principalement, outre quelques anciens textes anonymes, des poésies de Heine, Geibel, Burns, Rückert, Osterwald; il lui arrive parfois de composer un lied sur un texte déjà traité par Schumann; bien que la comparaison, malgré les rares mérites qui le distinguent, lui soit d'ordinaire défavorable, il y a des cas où l'on peut sans exagération égaler sa version musicale à celle de son illustre devancier (un exemple en est donné par son interprétation de la poésie de Heine : Am leuchtenden Sommermorgen).

Le rôle presque caché, réel cependant, du lied populaire dans l'oeuvre immense de Richard Wagner motiverait une étude de haut intérêt, mais de développements trop vastes pour qu'elle puisse trouver place ici; rappelons seulement qu'en dehors de ses drames, il a composé cinq mélodies pour voix seule avec accompagnement de piano - cinq chefs-d'oeuvre; deux de ces mélodies, intitulées Cinq Poèmes (Fünf Gedichte), constituent des esquisses musicales pour Tristan und Isolde; ces deux-là sont intitulées Dans la serre (lm Treibhaus) et Rêves (Troeume). De plus, Wagner a mis en musique les Deux Grenadiers de Heine, et composé deux belles mélodies sur des poésies françaises, l'Absence et Mignonne, allons voir si la rose (texte de Ronsard). Il est impossible de clore cette liste des musiciens allemands, auteurs de lieder, sans mentionner les beaux lieder de J. Brahms (l'un entre autres, Von ewiger Liebe, peut être pris comme le type de ses meilleurs), et les superbes lieder de Franz Liszt, trop  peu connus en France. Ajoutons que parmi les jeunes musiciens, le lied n'est pas négligé, et, pour ne citer qu'un nom, que Humperdinck s'est excellemment inspiré des lieder populaires dans sa charmante partition, Hoensel und Gretel.

Comme conclusion au résumé de l'histoire poétique et musicale du lied, où nous avons dû, de peur d'allonger démesurément cette étude, faire abstraction de tous les rapports qui existent entre L'évolution de la chanson française et celle du lied, comme aussi de toutes les influences artistiques que les différents pays de l'Europe ont exercées les unes sur les autres, - disons seulement que tous les Volkslieder demeurés en usage peuvent se rattacher à cinq ou six formes typiques simples et bien caractérisées. On les chante presque toujours à deux ou quatre parties, d'après l'harmonie naturelle, avec séries de tierces et de sixtes. Lorsque la tradition ou le travail des compositeurs modernes leur a donné des accompagnements distincts, ces accompagnements sont complètement subordonnés à la partie vocale, en tant qu'importance et intérêt. (Alfred Ernst).

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Dictionnaire Le monde des textes
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