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Aristote affirme dans sa Poétique que la poésie est quelque chose de plus philosophique que l'histoire : elle résume effet, dans la généralité des caractères qu'elle décrit les passions et les moeurs de tout un peuple ou d'une époque entière; et Homère nous semble le plus profond historien d la Grèce archaïque lorsqu'il personnifie avec une admirable vérité la prudence de la vieillesse dans Nestor, les vertus conjugales dans Andromaque et Pénélope, le courage guerrier dans Hector et dans Achille, la douleur paternelle dans Priam. Mais la belle pensée d'Aristote paraît avoir passé inaperçue au milieu des écoles grecques, et la philosophie d'Homère, après Aristote comme avant lui, a fait le sujet des interprétations les plus diverses, souvent les plus extravagantes. Longtemps les poèmes homériques furent acceptés en Grèce comme une tradition fidèle des vieux âges. A part quelques allégories évidentes, comme la personnification des Prières et de la Discorde, tous les héros du poète, tous les dieux de sa mythologie, passaient dans l'imagination populaire pour des êtres bien réels. Le paganisme était alors dans toute sa force; la religion tenait à l'histoire; l'une et l'autre se prêtaient réciproquement crédit et autorité : l'histoire, c'était la mythologie. Cela dura jusqu'à Pisistrate, et peut-être au delà. Mais alors la philosophie se détache des enveloppes de la mythologie; la raison s'éveille et demande compte aux croyances populaires des fables qu'elles accréditent et de la valeur des exemples qu'elles offrent pour la pratique de la vie; et, comme en pareil cas l'attaque ne pouvait s'adresser au peuple lui-même, elle est dirigée contre les poètes qui s'étaient faits les interprètes de ses conceptions, et qui les avaient consacrées dans leurs chants. Pythagore, selon Hiéronyme, un de ses historiens (Diogène Laërce, liv. Vlll, ch. XXI), étant descendu aux enfers, y avait vu l'âme d'Hésiode enchaînée à une colonne d'airain et gémissante; celle d'Homère suspendue à un arbre et entourée de serpents, en punition des impiétés qu'il avait proférées contre les dieux, leur prêtant des passions leur attribuant des vices et des crimes qui, disait-il, déshonoreraient l'humanité. Xénophane de Colophon avait écrit contre la théologie de ces deux poètes des vers qu'il récitait lui-même (Diogène Laërce, liv. IX, ch. XVIII), et dont Sextus Empiricus nous a conservé un curieux fragment. Héraclite n'était pas moins sévère : il déclarait Homère et Hésiode dignes d'être honteusement chassés des fêtes publiques, où les rhapsodes chantaient leurs poèmes. Ainsi le combat des dieux, au vingtième chant de l'lliade, était ramené à une lutte des éléments contre les éléments, ou des vices contre les vertus. Apollon, disait Théagène, s'oppose à Poséidon comme le feu à l'eau; Athéna à Arès, comme la sagesse à la folie; Héra à Artémis, comme l'atmosphère terrestre à la lune; Hermès à Léto, comme la raison à l'oubli. Métrodore, selon le témoignage de Tatien, soutenait en général que Héra, Athéna et Zeus ne sont pas ce que s'imaginent ceux qui leur élèvent des temples; que ce sont des substances physiques, des agrégats d'éléments, et qu'Achille, Hector, tous les Grecs et tous les barbares du parti d'Hélène et de Pâris sont des créations poétiques du même genre, Agamemnon, entre autres (c'est le seul trait particulier qui nous reste de ce système), Agamemnon était, pour Métrodore, une image allégorique de l'air. Certains interprètes recouraient à l'astronomie, étendant à tous les personnages de la mythologie le rapport incontestable qu'offrent quelques personnages mythiques, Apollon, par exemple, avec des corps de notre monde planétaire. Non content de personnifier dans Zeus l'intelligence ordonnatrice du monde, Anaxagore voyait dans les flèches d'Apollon les rayons du soleil. Une fois engagé dans cette voie d'analogies périlleuses, on ne s'arrêtait pas. Les inventions les plus innocentes d'Homère étaient défigurées par les plus froides interprétations. Dans la description de la toile de Pénélope, on voulait qu'Homère eût tracé les règles de la dialectique : la chaîne représentait les prémisses; la trame, la conclusion; et la raison avait pour symbole la lumière dont Pénélope éclairait son ouvrage. Zénon, Chrysippe et les stoïciens donnèrent surtout dans ces bizarres excès, qui furent, à l'honneur du bon sens, combattus par d'autres critiques, surtout chez les alexandrins. Parmi ces derniers, Eratosthene soutenait, conformément a un principe de la Poétique d'Aristote, que le poète veut avant tout amuser et non instruire. Aristarque protestait aussi contre toute explication allégorique. A leur école se rattachent sans doute ceux qui, d'après un scoliaste d'Homère, avouent tout simplement que l'auteur de l'Iliade, sans effort et sans calcul; prête à ses dieux les défauts et les passions des héros ses contemporains. Cela ne corrigeait pas complétement l'invraisemblance des fables homériques, comme auraient voulu le faire les Anaxagore et les Stésimbrote. C'était du moins quelque chose de replacer à leur date et d'excuser par la distance ces moeurs peu dignes d'imitation. Toutefois il restait encore un pas à faire pour réconcilier sa mythologie avec la raison; il fallait distinguer dans le poète, à côté des traits grossiers de la civilisation héroïque, les germes d'une moralité plus pure, et comme un pressentiment de toutes les nobles pensées qui plus tard ont fait la gloire de la civilisation grecque; il fallait signaler certaines peintures d'une pureté exquise: les adieux d'Andromaque et d'Hector, l'arrivée d'Ulysse chez les Phéaciens; ici, la vertu dans tout son éclat; là, cette naïveté charmante qui en est comme le germe et la promesse. Ces descriptions de batailles, qui plus tard inspiraient la muse belliqueuse d'Eschyle, étaient d'utiles leçons de patriotisme. Enfin, de toute la poésie d'Homère il ressort je ne sais quel enseignement de courage, d'humanité ou tout au moins de compassion, de haute dignité morale. On est étonné de trouver chez les Anciens si peu de traces d'une apologie aussi naturelle et aussi simple. Les rhéteurs, parmi lesquels nous ne pouvons plus citer aujourd'hui que Dion Chrysostome et Maxime de Tyr, en ont donné les premiers exemples; Horace en offre l'esquisse élégante dans son épître à Lollius; Plutarque y revient souvent dans son traité Sur la lecture des poètes; et un docteur chrétien, saint Basile, semble en avoir consacré cette conception dans une page de son discours à des jeunes gens sur la lecture des livres païens, où il signale avec un charme éloquent de conviction la beauté morale du tableau d'Ulysse paraissant devant Nausicaa. Malgré les Aristarque et les saint Basile, la subtilité de l'esprit grec ne put renoncer à ses chères allégories et à ses prétendues découvertes sur la philosophie d'Homère. On ne sait plus aujourd'hui comment cette philosophie était interprétée dans les ouvrages spéciaux de Favorinus, d'Oenomaüs, de Longin, sur ce sujet, et dans celui de Proclus Sur les dieux chez Homère; mais il nous reste de nombreux fragments du traité de Porphyre sur les Dieux„ entre autres une explication du mythe du Styx; une autre de l'antre des nymphes dans l'Odyssée, où nous voyons que cet aventureux écrivain appliquait sans réserve la méthode allégorique. On possède encore, sous le nom d'un certain Héraclide ou Héraclite, un petit livre d'Allégories homériques, et c'est dans le même sens qu'a été composée la Courte explication des erreurs d'Ulysse, morceau anonyme que nous voyons rapporte tour à tour, sans preuve convaincante, à Porphyre ou à Nicéphore Grégoras. Du reste, ce dernier ouvrage, à en juger par une expression qui se trouve au chapitre VIII (édition de 1745, par J. Columbus), peut bien appartenir à un auteur chrétien. Les chrétiens, comme les païens, aiment à trouver des allégories dans les vieux poètes. Eustathe recourt sans cesse à l'allégorie physique ou morale dans son volumineux commentaire sur l'Iliade et l'Odyssée, et nous avons de Bernard de Chartres toute une interprétation allégorique de l'Énéide. Des Anciens, ce fâcheux abus de l'exégèse s'est répandu chez les Modernes, et il nous a valu bien des paradoxes, bien des livres d'une érudition vaine, dont l'analyse aurait ici peu d'utilité. Quant à la psychologie homérique, c'est une curiosité plus sérieuse, dont se sont avisés quelques philologues, Halbkart en 1796, et, après lui, Hamel (Paris, 1832). Réduite à ses seules proportions légitimes, ce n'est qu'une recherche du sens qu'Homère attachait aux mots désignant, dans la langue des siècles héroïques, les divers états de l'âme et ses diverses fonctions. Elle ne prétend pas plus faire d'Homère un psychologue, qu'on n'a voulu en faire un minéralogiste ou un médecin, quand on a rassemblé en des écrits spéciaux les notions que ses poèmes nous offrent sur la minéralogie ou la médecine. Chercher dans Homère l'origine de toutes les sciences et de tous les arts a été une des rêveries favorites des bas âges de la littérature grecque; et nous lisons encore, sous le nom évidemment supposé de Plutarque, un livre où cette prétention est poussée jusqu'aux plus absurdes conséquences, ou, par exemple, on fait remonter jusqu'à notre poète le système de Pythagore, parce que des mots qui, dans la langue homérique, désignent le bien et le mal rappellent par leur étymologie l'unité et la dyade pythagoricienne. Voici quelques lignes de la conclusion de ce livre : « Comment n'attribuerions-nous pas toutes les connaissances à Homère, lorsque ceux qui sont venus après lui ont cru trouver dans ses poèmes des choses même auxquelles il n'a pas pensé. Quelques-uns ont été jusqu'à employer ses vers pour la divination, et n'y ont pas eu moins de confiance qu'aux oracles d'Apollon. D'autres, en transposant ses vers et en les cousant, pour ainsi dire, les uns aux autres, les ont adaptés à des sujets absolument différents. »De telles pages mériteraient à peine une mention, si certains égarements ne devaient pas être comptées dans une histoire de l'esprit humain. (E. E.). |
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