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On
nomme pari (du latin pariare, balancer un compte, égaler,
de par, égal), un contrat aléatoire, selon le législateur,
et , selon la définition de Littré,
engagement mutuel entre des personnes qui soutiennent des choses contraires,
de payer une somme fixée à celui qui aura raison. Le terme
a aussi trouvé sa place en philosophie,
dans le contexte de la théorie de la décision.
«
La pierre de touche ordinaire, dit Kant (Critique
de la raison pure, Méthodologie transcendantale, ch. II, sect.
III, trad. Tissot, t. II, p. 408), pour savoir si ce qu'affirme quelqu'un
est simplement une persuasion ou une foi ferme, c'est le pari. Souvent
il arrive que quelqu'un affirme ce qu'il dit, d'un ton si confiant et si
imperturbable qu'il semble avoir déposé toute crainte d'erreur.
Un pari cependant l'embarrasse. Quelquefois; à la vérité,
il montre assez de persuasion pour qu'on puisse l'estimer 1 ducat, mais
non pas 10. Car il en mettra bien un en jeu, mais s'il s'agit d'en mettre
dix, il remarquera à la fin ce qu'il n'avait pas remarqué
d'abord, savoir qu'il est cependant possible qu'il ait tort. Si l'on s'imaginait
qu'il s'agit de parier le bonheur de toute une vie, alors notre suffisance
diminuerait très sen-siblement; alors on serait rempli de crainte,
et l'on trouverait enfin que notre foi ne va pas si loin-».
On voit comment la question
des paris peut avoir une significalion et un intérêt philosophiques.
Il semble que ce soit Pascal qui l'ait pour la
première fois envisagés à ce point de vue. Ou sait,
en effet, qu'il s'est un des premiers occupé du calcul
des probabilités et que le point
de départ de ses réflexions sur
ce sujet a été dans les jeux de hasard
auxquels il s'était momentanément intéressé.
Il crut avoir trouvé une règle qu'il appela la règle
des partis pour calculer avec exactitude ce qui devrait revenir à
chacun des joueurs, si on interrompait la partie et si on répartissait
entre eux l'enjeu total en tenant compte des chances de gain que chacun
d'eux pourrait avoir à ce moment même. Ainsi, dans l'art.
5, § 9 bis, des Pensées,
il est question de l'usage du triangle arithmétique
pour déterminer les partis (au sens de parts) qu'on doit faire entre
deux joueurs qui jouent on plusieurs parties.
Mais ce qui n'était
d'abord chez lui qu'une invention ou une spéculation de mathématicien
est devenu finalement un moyen de résoudre la plus haute et la plus
difficile des questions morales, celle de la destinée
humaine. Comme le dit Havet, dans son Commentaire des Pensées,
«
parce qu'en essayant de déterminer quelques chances du jeu, Pascal
avait créé une science nouvelle, celle des hasards, ou, comme
nous disons aujourd'hui, des probabilités, le voilà maintenant
qui prétend résoudre par cette invention le mystère
de sa destinée. L'homme est pour lui
un joueur qui joue sur une carte inconnue, laquelle porte avec elle ou
le ciel ou l'enfer ou le néant, et Pascal sait s'il faut demander
rouge ou noire ».
Voici, avec quelques
retranchements, le passage des Pensées, où se trouve
exposé ce qu'on appelle d'ordinaire le Pari de Pascal
:
«
Examinons donc ce point : Dieu est ou il n'est pas.
Mais de quel côté pencherons-nous? La raison
n'y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini
qui nous sépare. Il se joue un jeu à l'extrémité
de cette distance infinie où il arrivera croix ou pile... Ne blâmez
donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n'en savez
rien. - Non, mais je les blâmerai d'avoir fait non ce choix, mais
un choix [...], le juste est de ne point parier. - Oui, mais il faut parier
: cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous
donc? Voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous ayez deux choses
à perdre, le vrai et le bien, et deux choses à engager, votre
raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude;
et votre nature a deux choses à fuir, l'erreur
et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée en choisissant
l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà
un point vidé, mais votre béatitude? Pesons le gain et la
perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnéz,
vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il
est sans hésiter. »
Ainsi, la foi religieuse,
la foi chrétienne
devient, dans ce raisonnement, la conséquence
d'un pari. Pascal prévoit d'ailleurs les objections ou plutôt
les résistances de son interlocuteur supposé, car il lui
fait dire :
«
Oui, mais j'ai les mains liées et la bouche muette ; on ne me relâche
pas et je suis fait d'une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous
donc que je fasse? »
Et alors vient cette
amère réplique :
«
Il est vrai, mais apprenez au moins votre impuissance à croire,
puisque la raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez.
Vous voulez aller à la foi et vous n'en savez pas le chemin; vous
voulez vous guérir de l'infidélité et vous n'en savez
pas le remède ; apprenez de ceux qui ont été liés
comme vous et qui parient maintenant tout leur bien, ce sont gens qui savent
ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d'un mal dont vous
voudriez guérir. Suivez la manière dont ils ont commencé
: c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite,
en faisant dire, dis messes, etc.; naturellement même cela vous fera
croire et vous abêtira. - Mais c'est ce que je crains. - Et pourquoi?
Qu'avez--vous à perdre? »
Bayle
a rappelé à ce propos un passage de Lactance
où l'auteur chrétien affirme que
«
le parti le plus raisonnable entre deux opinions douteuses et dans l'attente
d'un événement incertain, c'est d'adopter celle qui nous
donne des espérances plutôt que celle qui n'en donne pas »,
et il en conclut qu'il
faut croire aux promesses de la religion chrétienne bien qu'il n'y
ait pas de preuve possible de leur vérité.
Il aurait pu aussi rappeler le kalos kilounos de Platon
au sujet de l'immortalité de l'âme.
Mais c'est surtout à partir du XIXe
siècle que l'on a repris l'argument du pari, sinon sous la forme
que Pascal lui avait donnée, du moins dans son fond essentiel, et
on l'a fait servir à démontrer (si toutefois on peut employer
ce mot en telle circonstance) non plus une religion
positive, mais certaines théories métaphysiques
ou morales, telles que la liberté, l'existence
de Dieu, la réalité du devoir, la vie future, etc. Renouvier,
William James et d'autres encore ont vu là
toute une méthode nouvelle, la méthode
morale, seule capable de mettre un terme aux énervantes oscillations
du scepticisme.
Ainsi la question
du pari intéresse non seulement la logique,
mais encore la métaphysique et la morale. Peut-être serait-elle
aussi susceptible d'intéresser la psychologie;
on remarque, en effet, chez certains individus,
une extrême propension naturelle à faire des paris, et il
y aurait sans doute lieu d'en rechercher la nature et l'origine. On la
verrait, croyons-nous, se résoudre dans ces deux éléments
principaux : amour du risque ou du danger, amour de la contradiction et
de la lutte. (E. Boirac). |
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