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Le Traité
des sensations est un ouvrage de Condillac
publié en 1754, et qui a été pendant cinquante ans
l'évangile philosophique de la France. Le plan est presque le même
que celui qu'adoptera Charles Bonnet dans son
l'Essai analytique sur les facultés de l'âme.
L'objet que s'y propose l'auteur est de
faire voir comment toutes nos connaissances
et toutes nos facultés viennent des sens
ou, pour parler plus exactement, des sensations.
Pour cela, il imagine une statue organisée intérieurement
comme nous et animée d'un esprit privé de toute espèce
d'idées. Il suppose que l'extérieur,
tout de marbre, ne permet à cette statue l'usage d'aucun de ses
sens, et il ouvre ceux-ci successivement aux différentes impressions
dont ils sont susceptibles
«
J'avertis, dit Condillac dans sa préface, qu'il est important de
se mettre exactement à la place de la statue que nous allons observer.
Il faut commencer d'exister avec elle, n'avoir qu'un seul sens quand elle
n'en a qu'un, n'acquérir que les idées qu'elle acquiert,
ne contracter que les habitudes qu'elle contracte. En un mot, il faut n'être
que ce qu'elle est. Elle ne jugera des choses comme nous que quand elle
aura tous nos sens et toute notre expérience, et nous ne jugerons
comme elle que quand nous nous supposerons privés de tout ce qui
lui manque. »
Condillac nous apprend lui-même dans
un avant-propos que c'est à Mlle Ferrand, son amie, qu'il doit cette
idée « de considérer séparément nos sens,
de distinguer avec précision les idées que nous devons à
chacun d'eux et d'observer avec quels progrès ils s'instruisent
et comment ils se prêtent des secours mutuels. »
Le Traité des sensations
se divise en quatre parties. La première partie traite des sens
qui, par eux-mêmes, ne jugent pas des objets extérieurs, odorat,
ouïe, goût, vue. La seconde partie traite du toucher ou du seul
sens qui juge par lui-même des objets extérieurs. La troisième
partie nous montre comment le toucher apprend aux autres sens à
juger des objets extérieurs. La quatrième partie analyse
les besoins, l'industrie et les idées d'un humain isolé qui
jouit de tous ses sens.
Suivant Condillac, toutes les idées
ne sont que des sensations transformées. Locke
avait admis deux sources des idées, la sensation et la réflexion,
ou la connaissance que l'âme prend de ses propres opérations.
Condillac s'efforce d'établir que toutes nos facultés intellectuelles
dérivent, par génération successive, d'un élément
unique, la sensation. C'est la sensation qui devient successivement attention,
mémoire, comparaison, jugement,
raisonnement, réflexion, abstraction,
imagination, c'est-à-dire toute l'intelligence.
L'attention est l'effet d'une sensation
plus vive que les autres; la mémoire, c'est la sensation conservée;
la comparaison résulte d'une double attention; le jugement, de la
comparaison; la réflexion, c'est l'attention qui se porte d'un objet
sur l'autre en considérant séparément leurs qualités;
l'abstraction, c'est l'attention qui se porte sur une qualité de
l'objet; le raisonnement n'est qu'un double
jugement; l'imagination, c'est la réflexion
combinant des images. C'est la sensation qui engendre également
toutes les facultés de la volonté.
Le désir
provient de la différence de nos sensations, dont chacune est en
elle-même agréable ou désagréable. Du désir
naissent les passions, l'amour, la haine, l'espérance,
la crainte et enfin la volonté, laquelle n'est autre chose «
qu'un désir absolu et tel, que nous pensons qu'une chose désirée
est en notre pouvoir ».
Les notions abstraites
d'être, de substance, d'essence,
de nature sont des fantômes palpables seulement au tact des philosophes.
Un corps n'est qu'une collection de qualités, le moi qu'une collection
de sensations. Les idées du temps et de
l'espace sont relatives : chacun ne juge du premier
que par la succession, du second que par la coexistence de ses idées.
Comment
on acquiert l'idée de l'espace
« Comme la
statue connaît la durée par la succession de ses idées,
elle connaît l'espace par la coexistence de ses idées. Si
le toucher ne lui transmettait pas à la fois plusieurs sensations
qu'il distingue, qu'il rassemble, qu'il circonscrit dans de certaines limites,
et dont, en un mot, il fait un corps, elle n'aurait l'idée d'aucune
grandeur. Elle ne trouve donc cette idée que dans la coexistence
de plusieurs sensations. »
(Condillac,
extrait du Traité des sensations).
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Quant à l'idée d'infini,
elle doit se réduire à celle d'indéfini.
Nous
n'avons point d'idée de l'infini
« Remarquer
que nous pouvoirs sans cesse ajouter l'unité, c'est remarquer qu'il
n'est point de nombre qui ne soit susceptible d'augmentation, et qui ne
le soit sans fin. Nous nous imaginons bientôt que nous ne jugeons
ainsi que parce que l'idée de l'infini nous est présente.
Cependant, qu'on ajoute sans cesse des unités les unes aux autres,
parviendra-t-on jamais à pouvoir dire : Voilà le nombre infini,
comme on parvient à dire : Voilà celui de mille? Mais, quelque
considérables que soient les nombres que nous pouvons démêler,
il en reste toujours une multitude qu'il n'est pas possible de déterminer,
qu'on appelle pour cette raison l'infini, et qu'on eût bien mieux
nommée l'indéfini.
Lorsque la statue
a une fois imaginé un espace, où elle ne s'est point transportée,
elle en imagine plusieurs les uns hors des autres. Enfin, ne concevant
point de bornes au delà desquelles elle puisse cesser d'en imaginer,
elle est comme forcée d'en imaginer encore, et elle croit apercevoir
l'immensité même.
Lorsqu'elle s'est
fait une longue habitude des changements auxquels elle est destinée,
le souvenir d'une succession d'idées est un modèle d'après
lequel elle imagine une durée antérieure et une durée
postérieure; de sorte que, ne trouvant point d'instant dans le passé
ni dans l'avenir au delà duquel elle ne puisse pas en imaginer d'autres,
il lui semble que sa pensée embrasse toute l'éternité.
Cependant elle n'a
dans le vrai aucune idée ni de l'éternité, ni de l'immensité.
Si elle juge le contraire, c'est que son imagination lui fait illusion
en lui représentant comme l'éternité et l'immensité
même une durée et un espace vagues dont elle ne peut fixer
les bornes. »
(Condillac,
extrait du Traité des sensations).
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Il y a un fait qui domine dans le Traité
des sensations, c'est la physionomie passive de la statue-homme, toujours
dominée par les sensations qu'elle éprouve et ne se soustrayant
au joug des unes qu'en invoquant le secours des autres. Condillac a voulu
atténuer l'effet de cette situation en joignant à son ouvrage
un appendice consacré à déterminer la nature du libre
arbitre dans sa statue. Si elle n'éprouvait, dit-il, que des
plaisirs constants, elle s'abandonnerait à tous ses penchants; mais
elle éprouve des sensations pénibles et elle arrive au repentir
par le chemin de la douleur. Alors elle délibère avant d'agir.
On prévoit de quelle manière elle délibère.
Elle veut jouir toujours et toujours éviter la douleur. Elle atteint
ce but par le seul fait de l'expérience;
de sorte que sa délibération revient à s'éloigner
de ce qu'elle redoute et à rechercher ce qu'elle désire.
Condillac appelle cela agir librement. Il lui suffit que la statue-homme
ait le pouvoir d'agir et de ne pas agir.
«
Dès que notre statue, dit-il, se connaît un pareil pouvoir,
elle se connaît libre; car la liberté n'est que le pouvoir
de faire ce qu'on ne fait pas et de ne pas faire ce qu'on fait. »
Il ajoute que l'exercice de ce pouvoir suppose
des connaissances. Chacun a besoin, pour être libre, de savoir computer
les avantages et les inconvénients d'obéir à ses désirs
ou d'y résister. La liberté suppose
donc de l'expérience et des connaissances. Mais l'humain étant
une série de sensations et les sensations étant des êtres
passifs, il faudrait donc admettre que ce sont des sensations qui délibèrent;
qu'elles délibèrent comme des poids qui oscillent dans les
plateaux d'une balance. Condillac a expliqué la manière dont
il entendait une certaine liberté; mais il a oublié ce qu'il
y avait de plus important, de dire quel est ce moi qui se dit : je suis
libre. (PL). |
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