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L'émergentisme

L'émergentisme est une philosophie et une approche scientifique qui affirme que certaines propriétés ou phénomènes complexes émergent à partir d'interactions entre des éléments simples, sans pour autant être réductibles à ces éléments ou à leurs lois fondamentales. Contrairement au réductionnisme, qui cherche à expliquer tout par des niveaux de base, l'émergentisme souligne l'importance des propriétés émergentes : celles qui apparaissent à un niveau supérieur et ne peuvent être prédites ou expliquées uniquement en analysant les parties isolées. Ces propriétés sont qualifiées de novatrices (elles ne sont pas présentes dans les éléments constitutifs) et de non dérivables (elles ne sont pas simplement la somme des parties). L'émergentisme propose une vision holiste de la réalité, où les systèmes complexes génèrent des propriétés inattendues et autonomes. Bien que critiqué pour son flou conceptuel et ses défis méthodologiques, il offre une alternative nécessaire au réductionnisme strict, en reconnaissant que la somme des parties n'explique pas toujours le tout.

L'émergentisme s'est défini principalement en réaction au réductionnisme scientifique du XIXe et XXe siècle. Des philosophes comme C. Lloyd Morgan et C. D. Broad ont théorisé les propriétés émergentes dans les années 1920, affirmant que la psychologie, la biologie et la société nécessitaient des explications holistes. Plus récemment, des disciplines comme la physique des systèmes complexes, la cybernétique, ou l'étude des réseaux ont revitalisé l'émergentisme, notamment avec des concepts comme l'auto-organisation ou l'émergence non linéaire.

Cette approche trouve aujourd'hui des expressions dans l'intelligence artificielle (émergence de comportements complexes dans les réseaux neuronaux, sans programmation explicite), en économie (les marchés émergent de l'interaction des agents, mais leur dynamique globale dépasse les intentions individuelles) ou encore en écologie (la résilience des écosystèmes résulte de rétroactions entre espèces et environnement, sans être prévisible à partir d'un seul facteur).

Définition et principes.
L'émergentisme repose sur deux idées centrales :

• L'émergence. - Des propriétés nouvelles apparaissent lorsque des systèmes atteignent une certaine complexité, en raison des interactions non linéaires entre leurs composants. Par exemple, la vie émerge à partir de molécules chimiques, mais n'est pas prévisible en étudiant ces molécules isolées.

• L'autonomie des niveaux. - Les phénomènes émergents possèdent une causalité propre et des lois spécifiques à leur niveau d'organisation (biologique, social, etc.), indépendantes des lois des niveaux inférieurs.

Formes d'émergentisme.
Plusieurs variantes existent, selon les nuances théoriques :
• L'émergentisme ontologique affirme que certaines propriétés sont réellement nouvelles et irréductibles, comme la conscience ou la vie, et qu'elles n'existent qu'à partir d'un certain niveau d'organisation. Ces propriétés ne sont pas seulement inattendues, elles sont aussi causatives à leur propre niveau. Il  affirme que les propriétés émergentes existent réellement et ne sont pas des illusions. Elles sont irréductibles (ex. : la conscience, la vie).

• L'émergentisme méthodologique considère l'émergence comme une approche pratique pour étudier les systèmes complexes sans nécessairement nier l'importance des niveaux inférieurs.

• L'émergentisme épistémologique admet que les phénomènes émergents pourraient en théorie être expliqués par les lois sous-jacentes, mais que nos limites cognitives, méthodologiques ou instrumentales rendent cela impossible dans la pratique. Ici, l'émergence est surtout une limite de compréhension, pas une nouveauté ontologique.

• L'émergentisme hiérarchique considère que chaque niveau d'organisation (physique, chimique, biologique, psychologique, social) possède ses propres régularités et lois, sans que les niveaux supérieurs ne soient strictement dérivables des niveaux inférieurs. Cela justifie l'autonomie des sciences particulières. 

• L'émergentisme dynamique, souvent associé aux systèmes complexes, dans lequel les propriétés émergent de manière non linéaire, en interaction continue, rendant impossible une explication complète par une simple décomposition.

• L'émergentisme interactionniste suppose non seulement que les niveaux supérieurs émergent des niveaux inférieurs, mais qu'ils peuvent en retour influencer ces niveaux inférieurs — une sorte de causalité descendante, qui s'oppose au déterminisme strictement ascendant des réductionnismes classiques.

L'émergentisme peut aussi être faible ou fort :
• L'émergentisme faible soutient que l'émergence n'est que relative à notre capacité à modéliser : les propriétés émergentes sont complètement déterminées par les propriétés de base, mais difficiles à prévoir ou à formaliser à partir de celles-ci (ex. : la météo). 

• L'émergentisme fort affirme que certaines propriétés possèdent une autonomie réelle, qu'elles ont leur propre pouvoir causal, et qu'il est impossible, même en principe, de les réduire aux interactions entre éléments constitutifs  (ex. : la subjectivité de la conscience).

Historique et contexte.
L'émergentisme prend racine dans les débats philosophiques du XIXe siècle, en particulier dans le contexte de la philosophie de la science et de la biologie. Il émerge d'abord comme une réponse aux limites du réductionnisme mécaniste, qui dominait la pensée scientifique issue de Newton et Descartes. C'est dans l'Angleterre victorienne que se développent les premières formulations explicites, notamment chez des penseurs comme John Stuart Mill, qui évoque dans son Système de logique des « lois composées » non entièrement prévisibles à partir des lois simples.

Le terme "émergentisme" devient véritablement central au début du XXe siècle avec les philosophes de la tradition néo-réaliste britannique comme C. Lloyd Morgan et Samuel Alexander. Morgan, dans Emergent Evolution (1923), propose que de nouvelles propriétés qualitatives surgissent à des stades supérieurs de complexité, comme la vie à partir de la matière ou la conscience à partir du vivant. Alexander, dans Space, Time, and Deity (1920), propose une métaphysique où l'univers évolue vers des niveaux d'organisation de plus en plus complexes, donnant lieu à de nouvelles qualités irréductibles.

Durant l'entre-deux-guerres, l'émergentisme décline face à la montée du physicalisme logique, du behaviorisme et du positivisme logique, qui insistent sur la réduction des sciences complexes à la physique. Toutefois, l'émergentisme connaît un renouveau dans la seconde moitié du XXe siècle, porté par des critiques du réductionnisme en biologie, en psychologie, et par les travaux en science des systèmes complexes, cybernétique, et théorie du chaos.

Dans les années 1970 et 1980, des penseurs comme Roger Sperry ou Donald Davidson revitalisent l'idée d'un émergentisme non-réductionniste. Sperry défend une forme de causalité descendante dans le cerveau, et Davidson développe le concept de monisme anomal selon lequel les événements mentaux sont physiques mais ne peuvent pas être strictement réduits aux lois de la physique.

Depuis les années 1990, l'émergentisme est de plus en plus exploré dans les sciences cognitives, la biologie systémique, et la philosophie de l'esprit. Des auteurs comme Jaegwon Kim, bien qu'ayant formulé de sérieuses critiques à l'encontre de l'émergentisme fort, ont permis de clarifier ses enjeux et ses tensions internes. Aujourd'hui, l'émergentisme est au coeur de nombreux débats sur la conscience, l'intelligence artificielle, et la nature des systèmes adaptatifs, et entretient un dialogue renouvelé entre philosophie, neurosciences et physique théorique.

Exemples d'émergence :

• Physique. - La superfluidité d'un gaz de Bose-Einstein est une propriété collective non observable à l'échelle atomique.

• Biologie. - La vie émerge des interactions moléculaires, mais n'est pas une simple addition de réactions chimiques.

• Neurosciences. - La conscience émerge de l'activité cérébrale, mais sans être réductible à des impulsions neurales isolées.

• Sociologie. - Les mouvements sociaux ou les crises économiques émergent des interactions individuelles, mais ne peuvent être prédits par l'étude des acteurs isolés.

Débats et critiques.
Malgré son utilité, l'émergentisme suscite des controverses. Si les émergents ne sont pas réductibles, comment expliquer leur lien avec les niveaux inférieurs? (problème de la causalité). La frontière entre propriétés émergentes et simples aggrégations (ex. : la température d'un gaz, qui est une moyenne d'énergies cinétiques) reste discutée. Par ailleurs, certains auteurs défendent une vision hiérarchique où émergence et réductionnisme coexistent (ex. : les lois physiques expliquent les interactions, mais les émergents nécessitent des théories spécifiques).
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