.
-

Le socialisme
-
Aperçu Les fondateurs De Marx à Bakounine L'Internationale
Les fondateurs

Babeuf
Les deux premiers systèmes de Communisme intégral que nous devions mentionner à la fin du XVIIIe siècle sont celui de Babeuf en France et celui de Godwin en Angleterre; le premier s'appuie sur les idées de droit naturel et d'égalité pour critiquer l'oeuvre économique de la Révolution française; le second s'appuie sur les analyses d'Adam Smith et sur la conception utilitaire de la morale et du droit pour condamner la propriété privée comme contraire au plus grand bonheur du plus grand nombre. 

La conspiration de Babeuf (1796) est le point de départ du socialisme moderne entendu comme un mouvement politique. La Révolution française, d'après lui, n'a réalisé que l'égalité politique, elle n'a pas réalisé «l'égalité réelle», «l'égalité de fait», c.-à-d. l'égalité économique ( surtout son journal le Tribun du Peuple). Celle-ci a pour condition la suppression de la propriété privée. Toute propriété qui dépasse les besoins de l'individu est le résultat d'un vol fait aux autres citoyens; au nom du droit de propriété, on lèse le droit à l'existence. D'après les déclarations mêmes de Babeuf, c'est sous l'influence de Mably, d'Helvétius, de Morelly et de Rousseau qu'il a formé ses idées. Il doit à Helvétius sa conception générale du droit comme un ensemble de moyens permettant d'assurer le bonheur général, en satisfaisant le plus complètement possible les besoins des individus; cette conception, au nom de laquelle Helvétius critiquait, en même temps que l'organisation juridique de la monarchie, l'existence du luxe, conduit Babeuf à critiquer les lois établies par la Révolution. Chez Morelly (Code de la Nature, 1755), chez Mably (Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1768; Principes de la législation, 1776) et avant eux chez Meslier (mort en 1729 ou 1733), on trouve de violentes attaques contre la propriété; mais leur point de vue est purement moral; ils se bornent à montrer que la propriété est la cause d'un grand nombre de vices. Enfin chez Rousseau on rencontre, à côté de justifications du droit de propriété, des passages où la propriété privée du sol est signalée comme la cause de l'immoralité croissante qui a accompagné les progrès de la civilisation. Quant à «l'égalité de fait», l'égalité de tous les hommes en bien-être, Condorcet, en 1794, dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, y voyait le « dernier but de l'art social », c.-à-d. de l'organisation réfléchie de la société par la volonté humaine. Il est certain aussi que Babeuf s'est inspiré du spectacle qu'avait présenté la France sous la Convention; grâce à la loi du maximum, au rationnement, aux diverses réquisitions d'hommes et de choses, le gouvernement jacobin s'était efforcé d'assurer à tous, par des procédés dictatoriaux, le droit à la vie proclamé par Robespierre. L'originalité de Babeuf, c'est d'avoir transformé en théorie ce qui n'avait été qu'un expédient de circonstance, d'avoir retourné contre le droit de propriété les principes juridiques d'Helvétius et de Condorcet, qui servaient avant lui à le légitimer; et d'avoir tenté de mettre au service de ses idées la force révolutionnaire du peuple qui venait de substituer la république à la monarchie. Le babouvisme, qui est resté sans influence sous l'Empire et sous la Restauration, a recommencé à agir sur les socialistes postérieurs à 1830.

Godwin
Tandis que Babeuf est un conspirateur révolutionnaire, Godwin (Political Justice, 1793) est un théoricien, un évolutionniste pacifique, qui croit à la vertu de la propagande intellectuelle pour assurer le progrès indéfini de l'humanité. Le fondement du droit de propriété, ce n'est pas pour lui un principe de droit naturel, le principe de l'égalité des droits; c'est, comme pour Hume ou pour Bentham, le principe utilitaire, le plus grand bonheur du plus grand nombre. Il distingue trois formes de la propriété. La première, c'est « mon droit permanent aux choses d'où, l'usage m'en étant attribué, une somme plus grande d'avantage ou de plaisir résultera que s'ils avaient été appropriés autrement»; ce qui justifie la propriété, c'est donc sa correspondance avec le besoin; cette justification résulte directement du principe de l'utilité. La deuxième forme de la propriété, c'est le pouvoir accordé à chaque homme sur le produit de son travail. La troisième forme, c'est «un système par lequel un homme obtient le pouvoir de disposer du produit du travail d'un autre homme». C'est le système de la propriété individuelle héréditaire, qui existe dans tous les pays civilisés. Cette troisième forme de la propriété est en contradiction avec les deux premières; les sociétés actuelles, où existe la propriété capitaliste, reposent donc sur l'injustice; c'est ce qu'établit Godwin en reprenant et en développant des remarques qu'avait déjà faites Adam Smith dans sa Richesse des Nations. De l'appropriation privée du sol et du capital par une minorité, il résulte que les travailleurs, c.-à-d. la majorité, se trouvent frustrés par les propriétaires, d'une partie du produit de leur travail. Et il en résulte, de plus, que les travailleurs se trouvent dans l'impossibilité de satisfaire à un grand nombre de leurs besoins. 

« Ceux qui, par la ruse ou la violence, ont usurpé le pouvoir d'acheter et de vendre le travail de la grande masse de la société, sont assez disposés à prendre garde qu'ils ne fassent jamais que subsister. » 
C'est la théorie des salaires qu'on trouve déjà chez Adam Smith et avant lui chez Turgot et chez Helvétius (De l'Esprit, 1758). Les propriétaires d'ailleurs tendent à s'approprier un profit injuste, aussi bien comme vendeurs de marchandises que comme employeurs de travail. Et le développement du machinisme, qu'Adam Smith n'avait pas encore eu le temps d'observer, au lieu d'être utile à tous, ne fait, en raison de la répartition des richesses, qu'augmenter la misère et la souffrance du plus grand nombre. Puisque ce sont là les conséquences de la propriété privée, il faut condamner la propriété privée du sol et du capital; elle n'est pas d'ailleurs pour Godwin, comme elle l'était pour Adam Smith, un phénomène naturel, lié avec la production même des richesses; elle est l'effet de l'héritage, c.-à-d. qu'elle est l'oeuvre artificielle de la loi, d'une institution politique. L'idéal à réaliser, c'est une société communiste, où personne ne posséderait plus ni le produit du travail d'autrui ni même celui de son propre travail, mais où tous jouiraient, conformément à leurs besoins, du produit du travail de tous. Il ne faut demander d'ailleurs la réalisation de cet idéal ni à la violence, ni même à la loi; Godwin pousse le libéralisme politique à ses dernières conséquences; de même qu'il condamne l'organisation actuelle, il condamne et l'emploi révolutionnaire de la force et l'organisation d'un État qui dirigerait le travail et en répartirait les produits; si son idéal économique est le Communisme, son idéal politique est une société sans lois ni gouvernement ; ce qui peut seul réaliser ce double idéal et ce qui d'ailleurs le réalisera nécessairement, c'est le progrès illimité de la raison individuelle, qui finira par faire agir librement tous les humains conformément à l'intérêt général, c.-à-d. à la justice. Le changement des institutions ne serait rien sans celui des sentiments et des moeurs, et la transformation des moeurs à son tour a pour condition nécessaire et suffisante le progrès de l'intelligence.

Cette foi dans le progrès intellectuel comme cause du progrès social, qu'il tenait de Priestley, de Hartley, d'Helvétius et qu'il partageait avec Condorcet, lui fournit une réfutation des objections qu'en 1761, Wallace, dans ses Various Prospects of Mankind, Nature and Providence avait adressées au Communisme. La meilleure organisation sociale, d'après Wallace, serait le Communisme; et elle n'est pas incompatible avec les passions et les tendances de l'homme; mais elle l'est avec les conditions physiques et biologiques de son existence; car la population, dans une société communiste, croîtrait indéfiniment et la terre ne pourrait plus la nourrir, ni même la loger. D'après Godwin, le progrès des sciences, la domination croissante de l'esprit sur la matière permettront aux humains d'améliorer le rendement des terres d'une manière incalculable ; ils permettront même de prolonger sans limites la vie humaine et de supprimer la fonction de reproduction, toutes les actions de l'humain finissant par devenir volontaires et réfléchies.

L'ouvrage de Godwin est le premier où la critique de la propriété privée s'appuie sur les faits mêmes constatés par l'économie politique bourgeoise et libérale. C'est par là qu'il diffère des utopistes (Utopie) de la Renaissance, d'un More, d'un Campanella, comme aussi de Wallace et des quakers du XVIIe, et du XVIIIe siècle, d'un John Bellers (Proposals for raising a College of lndustry; Londres, 1696), d'un John Woolman (1720-1772), qui attaquaient la richesse au nom du droit à l'existence. De même que, en France, Babeuf retournait contre la bourgeoisie révolutionnaire ses principes juridiques, Godwin en Angleterre retournait contre la bourgeoisie industrielle et commerçante ses théories économiques et sa morale utilitaire; sur les rapports du patron et de l'ouvrier, sur ceux du vendeur et de l'acheteur, sur les effets du machinisme, il a énoncé le premier les thèses que devaient reprendre et développer en Angleterre, en France, en Allemagne, les socialistes modernes. Le premier aussi, il a soutenu que l'abolition de la propriété privée devait résulter nécessairement du développement naturel et progressif de l'humanité. Son Communisme est déjà un Communisme évolutionniste. Sur ces deux points, il ne diffère pas moins de Babeuf que des communistes antérieurs. Son évolutionnisme, d'autre part, est tout intellectuel et moral, et il est lié avec l'optimisme intellectualiste et libertaire le plus chimérique : le problème économique se résout pour lui en un problème pédagogique, en une question d'éducation et d'instruction. Nous allons retrouver chez Fourier, chez Owen avant 1830, chez les saint-simoniens eux-mêmes, certaines tendances analogues

Fourier
Fourier, dont les théories sont un mélange d'analyses pénétrantes et de bizarreries extravagantes, ne connaissait pas Godwin et ne paraît pas avoir subi l'influence de Babeuf. Il était fils d'un marchand de drap et fut lui-même commerçant et employé de commerce. Aussi son attention se porta-t-elle surtout sur le commerce moderne, dont il a fait le premier une critique approfondie. Il montra le caractère parasitaire des profits réalisés par les intermédaires, la fréquence des accaparements, et le gaspillage qui résulte de la concurrence, de l'anarchie commerciale, de l'absence de toute direction dans la vie économique. La critique du commerce comme parasitaire n'était qu'indiquée dans Godwin, elle est beaucoup plus complète chez Fourier; la critique de l'anarchie commerciale est propre à Fourier, c'est sa découverte la plus importante. Les droits politiques fondamentaux proclamés par la Révolution française lui paraissent de peu de valeur pour le peuple; il leur oppose les droits économiques fondamentaux, le droit au travail et le droit à un minimum d'existence. Dans l'état social actuel, ces droits ne sont pas garantis, et ils ne peuvent pas l'être. Ils le seront dans des associations volontaires en phalanstères, qui se suffiront à eux-mêmes. Chaque phalanstère sera composé de quelques centaines d'individus (1620 exactement), à la fois producteurs et consommateurs; leur travail sera soumis à une direction unique, et on l'organisera de manière à le rendre attrayant: Fourier croit pouvoir supprimer, ainsi, avec le commerce, les intermédiaires, l'anarchie économique et assurer à tous le travail, une subsistance, une vie agréable. Il ne cherche pas à exclure tout revenu capitaliste; il partage le produit du travail entre le travail (3/12), le talent (3/12) et le capital (4/12). 

Sa théorie, comme celle de Godwin, repose sur l'idée qu'il faut satisfaire le plus complètement possible les besoins et les tendances de l'homme ; mais elle n'a aucun caractère intellectualiste, elle ne suppose pas une transformation graduelle et radicale des sentiments humains due au progrès de la raison, et elle donne une beaucoup plus grande importance à la notion de plaisir égoïste qu'à celle de justice. Fourier ne fait appel ni à la révolution, ni à la loi pour réaliser son idéal; mais il ne croit pas bien plus que l'évolution amènera naturellement la suppression de la propriété individuelle. La transformation sociale résultera de la fondation de phalanstères ; ils se multiplieront par l'attrait de l'exemple jusqu'à ce que toute la société se trouve transformée. Pour Fourier, la condition du changement social n'est donc ni la révolution politique comme pour Babeuf, ni l'évolution morale comme pour Godwin; c'est l'organisation économique d'associations libres qui seront déjà dans le monde présent une image réduite, mais exacte, du monde futur (Théorie des quatre mouvements, 1808; Traité d'association domestique agricole, 1822; le Nouveau Monde industriel, 1829). 

Owen
Robert Owen, comme Fourier, voit dans l'organisation économique d'associations libres la méthode de la transformation sociale; mais par sa souplesse d'esprit, par son sens pratique, par sa variété de ressources, il lui est bien supérieur. Fils d'un artisan, il était devenu en 1800, directeur de la filature de coton de New-Lanark. Témoin de la misère qu'entraînait pour les ouvriers le développement même du machinisme, de la grande industrie et du grand commerce capitalistes, il entreprit d'abord de jouer le rôle de patron philanthrope et d'assurer le bien-être de ses ouvriers; il diminua leurs journées de travail jusqu'à dix heures et demie, maintint leurs salaires à un taux fixe, développa une coopérative de consommation que son prédécesseur avait organisée pour leur donner leurs subsistances à meilleur marché; il tenta de les garantir contre les effets des crises industrielles et contre le chômage, en continuant à les payer dans les périodes mêmes où il ne pouvait les occuper, et en accueillant les sans-travail qui venaient lui demander de l'ouvrage, alors même qu'il n'en avait pas besoin. Il s'efforçait ainsi de sauvegarder, dans la mesure de ses moyens, le droit à la vie et le droit au travail. Il invitait les industriels à multiplier des institutions analogues de patronage, et faisait appel à l'intervention législative des pouvoirs publics, démocratiques ou monarchiques, pour assurer, l'extension légale du système qu'il avait inauguré à New-Lanark. Il s'adressait en 1817 aux souverains réunis à Aix-la-Chapelle pour leur demander d'intervenir en faveur des ouvriers ;c'est la première fois qu'apparaît l'idée d'une législation internationale protectrice du travail.

Puis il en vint à considérer comme insuffisantes la philanthropie patronale et l'intervention de l'État, et à préconiser le Communisme et l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Ses idées directrices, l'idée du plus grand bonheur du plus grand nombre, l'idée de liberté, sont empruntées à la tradition commune des philosophes utilitaires; son idéal communiste et les critiques qu'il adresse au régime capitaliste sont dus, en partie sans doute, à son expérience personnelle, mais en partie aussi au livre de Wallace et à Holcroft, agitateur révolutionnaire qui avait été l'ami de Godwin. L'état moral d'une société n'est pas la cause, mais l'effet de son état économique; ce n'est pas le progrès moral qui pourra amener la transformation économique, c'est la réforme économique qui est la condition du progrès moral. Le travailleur qui produit la richesse est misérable parce qu'il est mal rémunéré et parce que la nourriture et les vêtements sont trop chers. Sa souffrance tient à ce que la production et l'échange sont dirigés par des capitalistes qui possèdent le sol et les instruments de travail et qui sont maîtres du marché. De là les salaires insuffisants, les prix excessifs, la surproduction, les crises, les chômages. Les capitalistes exploitent les ouvriers à la fois comme producteurs et comme consommateurs. Pour se soustraire à l'exploitation et à la misère, ceux-ci doivent s'organiser en coopératives de production et de consommation, Que les ouvriers se groupent pour constituer un capital collectif et acheter les machines, que les consommateurs s'associent pour s'adresser directement aux producteurs, la production comme la répartition se feront en vue des besoins. de tous, au lieu de se faire en vue des profits des capitalistes.

Le seul moyen de supprimer le profit capitaliste et la misère des ouvriers, c'est de transférer la propriété à des associations libres de travailleurs organisés. Le succès des premières associations de ce genre en multipliera bientôt le nombre, et ainsi la transformation sociale se fera pacifiquement, par la propagande de l'exemple, par l'initiative et l'éducation des travailleurs associés. Les projets d'Owen sont à la fois plus radicaux et plus pratiques que ceux de Fourier. Car d'une part, il vise à supprimer toute espèce de profit capitaliste, au lieu de soutenir, comme Fourier, que l'intérêt du capital et la rente du sol ne sont pas moins légitimes que le salaire du travail. Et d'autre part, il accepte les conditions de la grande industrie moderne, le machinisme et la division du travail, au lieu d'imaginer comme Fourier une réorganisation fantaisiste du travail, destinée à le rendre attrayant. Owen était un homme d'action plus qu'un théoricien; aussi s'efforça-t-il de mettre ses idées en pratique ; dès 1823, il fonde une communauté agricole en Irlande ; en 1824, il visite aux États-Unis les communautés organisées par des Frères moraves et par d'autres sectes chrétiennes communistes à la fin du XVIIIe siècle, et il organise aux États-Unis, en 1825, une colonie communiste. Non seulement ces tentatives et celles de ses amis n'amenèrent pas la transformation sociale espérée, mais elles échouèrent au bout de quelques années, comme les tentatives analogues que firent plus tard Cabet et Considérant, le disciple de Fourier.

Owen fondait en même temps dès 1824, en Angleterre, des coopératives de consommation d'un type plus simple; mais celles-ci répudiaient bientôt sa doctrine (1832), et elles disparaissaient aussi après quelques années. Le nouveau mouvement coopératif anglais qui commence en 1844, et dont Owen a pu voir encore et approuver les débuts, a abouti à la création d'un grand nombre de coopératives riches et prospères : mais il n'a nullement un caractère socialiste.

Sismondi
Tandis qu'Owen s'efforçait de combattre les maux du régime capitaliste, les économistes tentaient d'en analyser de plus en plus exactement la nature, et Sismondi, puis les saint-simoniens, en arrivaient à définir le mal et les remèdes en des termes que devaient leur emprunter un peu plus tard le théoricien du socialisme démocratique international, Karl Marx, et celui du socialisme d'État allemand, Rodbertus. D'après Malthus, la misère des ouvriers n'était pas due à des causes sociales, mais à des causes biologiques et physiques, l'accroissement de la population plus rapide que celui des subsistances, la fertilité décroissante des terres cultivables; il reprenait ainsi, en la précisant, pour réfuter Godwin, l'objection de Wallace, que Godwin s'était faite à lui-même et qu'il avait cru pouvoir rejeter. Ricardo (1847), en combinant les idées de Malthus avec celles d'Adam Smith, introduit par là dans l'économie politique l'idée de loi d'évolution; ses conclusions, qui demeurent libérales, deviennent tout à fait pessimistes en ce qui concerne le sens de l'évolution économique : les fatalités biologiques et physiques qui la dominent n'empêchent pas seulement le salaire des travailleurs de s'élever au-dessus de ce qui est nécessaire à leur subsistance, elles tendent à amener l'appauvrissement et la misère de tous. Il donne en même temps une forme très nette à la théorie de Smith qui fondait la valeur sur le travail, dans son opposition avec la théorie de Condillac et de Say, qui fondait la valeur sur l'utilité. En 1819, Sismondi, qui l'année précédente s'était entretenu avec Owen et qui avait visité l'Angleterre, analyse, dans ses Nouveaux Principes d'économie politique, les causes de la misère des travailleurs, la séparation du capital et du travail et la mieux-value qui résulte de là pour le capitaliste, la manière dont le développement du machinisme exproprie les ouvriers, retire au travailleur de plus en plus la propriété de son instrument de travail, la surproduction et les crises qui en sont la conséquence, la concentration croissante des capitaux et de la propriété foncière, la formation de deux classes, capitalistes et prolétaires, dont les intérêts sont antagonistes. Ce sont les thèses mêmes que reprendront Marx et Rodbertus.

La mieux-value de Sismondi est la même chose que la plus-value de Marx; elle implique déjà, malgré la différence des expressions, la distinction entre le travail et la force du travail que fait Marx et que n'avait pas faite Ricardo. Sismondi, qui ne conçoit pas que l'on puisse supprimer la propriété privée du capital, proteste cependant au nom de la justice contre les excès du laisser-faire et réclame, comme déjà Owen en Angleterre, l'intervention de l'État pour diminuer les souffrances du prolétariat. En 1824, William Thompson (Inquiry into the principles of the distribution of wealth most conducive to human happiness), disciple de Bentham, dont il acceptait la morale utilitaire, rapproche la théorie de la valeur de Ricardo et le principe juridique d'après lequel chacun doit jouir du produit intégral de son travail, et il conclut à la condamnation du profit capitaliste et de la propriété privée ; le principe juridique de Thompson et l'application de ce principe, la critique de la propriété privée, se trouvaient déjà chez Godwin qu'il connaissait; mais les analyses de Ricardo lui permettent de donner à ses raisonnements une rigueur toute nouvelle. Thompson connaissait aussi l'ouvrage de Sismondi, dont l'influence sur lui paraît manifeste et chez qui la théorie économique du revenu sans travail était déjà plus complètement élaborée qu'elle ne l'est chez lui. Il préconise comme remède les coopératives communistes qu'Owen, depuis 1817, proposait d'organiser. Chez Hodgskin (en 1825), Gray (en 1825), Edmonds (en 1828), nous retrouvons une critique de la propriété capitaliste au nom de la justice, qui repose sur la théorie ricardienne de la valeur.

Saint-Simon
C'est probablement aux analyses de Sismondi qu'il faut attribuer le changement que la doctrine saint-simonienne a subi en passant du maître aux disciples. Saint-Simon n'était pas socialiste; ses disciples, en 1828, le sont devenus. Saint-Simon considère les problèmes industriels comme plus importants que les problèmes politiques; il demande une organisation d'ensemble du travail industriel; il attaque les classes dominantes et en particulier les propriétaires oisifs ; mais il comprend parmi les membres les plus utiles de la société les «entrepreneurs» les plus éminents, industriels, commerçants ou banquiers. En 1825 et 1826, Enfantin signale, au contraire, l'opposition d'intérêts qu'il y a entre les hommes qui vivent de leur travail et ceux qui vivent du travail autrui; il appelle les premiers les «travailleurs» et les seconds les «oisifs»; et il considère la rente foncière et le profit du capital comme un impôt que les travailleurs sont forcés de payer aux propriétaires pour que ceux-ci mettent à leur disposition les moyens de production. 

Dans l'exposé de la doctrine de Saint-Simon, que nous devons à Bazard, nous trouvons enfin nettement énoncé le nouveau principe juridique au nom duquel les saint-simoniens critiquent l'organisation actuelle de la propriété et selon lesquels les produits du travail devront être répartis dans la société future : il est conforme à la justice que chacun soit rétribué selon ses oeuvres. Il faut donc tendre à «la suppression graduelle de tous les tributs que le travail payé à l'oisiveté sous les noms divers de fermage des terres, loyer des usines et des capitaux». Cette «exploitation de l'homme par l'homme», qui est liée à l'existence de la propriété héréditaire du capital, est un reste des servitudes antiques imposées par la force. Cette exploitation, qui a pris dans l'histoire la forme de l'esclavage, puis celle du servage, se présente aujourd'hui sous la forme du salariat. Dans les théories que nous avons exposées jusqu'ici, là même où le droit au produit intégral du travail était un principe de critique, ce n'était pas, comme pour les saint-simoniens, un principe positif de répartition; d'après Godwin, Thompson, Owen, la répartition devait se faire suivant les besoins; en outre, l'idée d'un droit au produit intégral du travail individuel suppose l'absence de services publics et une organisation individualiste du travail qui est en contradiction avec la nature de la grande industrie moderne; la formule saint-simonienne n'a pas cet inconvénient. 

En même temps qu'un nouveau principe juridique, l'exposé de Bazard nous fournit une nouvelle théorie de réorganisation économique, pour permettre d'appliquer ce principe: c'est le collectivisme, dans son opposition au Communisme. Le droit d'héritage doit être transporté des particuliers à l'État qui perdra son caractère militaire et gouvernemental, pour se transformer en une association de travailleurs, en une administration de la production. Une autorité économique centrale (une banque directrice) assignera aux plus capables les moyens de production et leur fournira, en échange de leur travail, un traitement fixe. Le collectivisme saint-simonien nous présente donc l'image d'une centralisation rigoureuse; il est combiné, en outre, avec des conceptions relatives à la réorganisation du pouvoir spirituel. La transformation économique résultera de la propagande des idées et des progrès de la morale sociale; elle sera facilitée par l'évolution économique elle-même qui diminue sans cesse le taux de l'intérêt et par conséquent les motifs que les capitalistes peuvent avoir de maintenir la propriété privée. Nous rencontrons ici, pour la première fois, l'idée que l'évolution économique tend vers le socialisme. Godwin concevait bien le Communisme comme le terme d'une évolution naturelle, mais c'était une évolution tout intellectuelle et morale en son principe. Quant à Ricardo, chez qui nous voyons apparaître la notion d'évolution économique, il était resté tout à fait libéral.

En Angleterre
Entre 1830 et 1848, le socialisme, en Angleterre et en France change de caractère à cause de la Révolution de 1830, de la Réforme de 1832, et du développement toujours croissant de la grande industrie; il cesse d'être la théorie de penseurs isolés pour pénétrer dans le prolétariat, et il préconise l'emploi de moyens politiques pour transformer l'état social. En Allemagne, les idées socialistes se répandent et amènent, l'élaboration des deux systèmes qui ont eu la plus grande importance pratique celui de Marx et celui de Rodbertus

En Angleterre, Owen, après avoir organisé des coopératives, avait songé à créer des Labour Exchanges, c.-à-d. des bourses du travail où les ouvriers pourraient échanger leur travail contre des objets de première nécessité, sans être forcés d'accepter les conditions des capitalistes. Mais ses échecs l'avaient convaincu que la réorganisation graduelle économique due à l'initiative privée ne conduisait pas plus au but que l'appel au sentiment moral des classes dirigeantes; il essaya donc, en 1833, de former un parti ouvrier socialiste, en groupant en une Trades Union les syndicats ouvriers qui, depuis les lois de 1824-25, étaient autorisés en Angleterre ; il proposait comme moyen d'action la grève générale; les propriétaires se verraient forcés de renoncer d'eux-mêmes à leur monopole désormais sans profit, et la révolution sociale serait faite en six mois. En quelques mois la Trades Union d'Owen comptait 500 000 membres. Mais les grèves échouèrent, le gouvernement écrasa sous les condamnations les syndicats révolutionnaires d'Owen, et les ouvriers découragés l'abandonnèrent (1834). Owen survécut jusqu'en 1858, mais à partir de ce moment son rôle est fini. Les chartistes qui, de 1838 à 1848, réclamèrent le suffrage universel, étaient en partie des communistes pour lesquels le suffrage universel n'était qu'un moyen; ils constituaient un parti politique composé de radicaux, d'Irlandais et d'ouvriers ; un grand nombre de chartistes, en particulier les Irlandais, réclamaient la nationalisation du sol; ils continuaient la tradition anglaise dont nous avons signalé l'existence au début de cet article, et dont un livre de Charles Hall en 1805 avait été une nouvelle manifestation ; d'autres réclamaient même la socialisation de tous les biens. Parmi les chartistes, les uns voulaient procéder légalement par voie de pétition ; les autres, qui avaient pour chef l'ancien député irlandais O'Connor, en appelaient à la force ; ils tentèrent de nouveau de faire la grève générale ; au lieu de rester pacifiques, comme en 1834, les grèves dégénérèrent en émeutes sanglantes, et leurs chefs furent condamnés à mort ou déportés. L'année 1848 marque l'écrasement définitif du chartisme.

En France 
En France, la tradition babouviste reparaît avec Buonarotti, l'un des survivants de la conspiration de Babeuf, et il se forme de nombreuses sociétés secrètes, républicaines et communistes, composées en partie d'ouvriers, qui préparent la révolution politique afin de faire la révolution sociale. Les anciennes théories subsistent ou reparaissent plus ou moins modifiées. Considérant perpétue le fouriérisme. Cabet rêve aussi, comme Fourier, la régénération de l'humanité par l'organisation de petits groupes communistes. Le Belge Colins prêche, comme l'avaient fait avant lui les Anglais, la nationalisation du sol. Pecqueur, s'inspirant à la fois du saint-simonisme et du fouriérisme, conçoit une forme nouvelle du collectivisme, à la fois plus compréhensive et plus pratique que la doctrine de ses maîtres ; il demande la socialisation du sol et des instruments de production, mais il n'accepte pas la centralisation rigoureuse préconisée par le saint-simonisme, et il montre dans la société actuelle (établissements de crédit, de placement, d'assurance) les germes de l'organisation économique de l'avenir. Pierre Leroux combine les idées essentielles du saint-simonisme avec l'idée de république ; c'est ce qu'avait déjà voulu faire Bazard, mais ce que n'avaient pas admis Enfantin et les autres membres de l'école, indifférents aux formes politiques et pensant que la transformation économique peut se faire aussi bien sous un régime monarchique que sous un régime républicain.

Chez Proudhon et chez Louis Blanc, l'influence du saint-simonisme est manifeste. Mais Proudhon est hostile à la centralisation saint-simonienne; sa doctrine est une doctrine de liberté et de fédéralisme, au point de vue économique comme au point de vue politique; par là il est le maître de Bakounine et des anarchistes contemporains. Sa critique de la propriété actuelle repose sur les mêmes principes que celle des saint-simoniens et surtout que celle des socialistes ricardiens il ne connaissait cependant pas; elle repose sur l'idée du droit de chacun au produit total de son travail; quand il dit : «la propriété, c'est le vol», cette formule n'a pas chez lui le même sens que chez Babeuf et avant lui chez Brissot (Sur la propriété et le vol, 1780); chez Babeuf et Brissot, la critique de la propriété reposait sur l'idée du droit à la vie. Quant à la réorganisation du crédit, la doctrine positive de Proudhon, elle fait penser aux Labour Exchanges d'Owen ; mais elle procède probablement du saint-simonisme auquel Proudhon aurait emprunté l'idée d'une réorganisation du crédit, en la transformant et en rejetant le reste de leur théorie collectiviste. Louis Blanc, n'accepte pas le principe saint-simonien de répartition et conserve le vieux principe communiste : A chacun suivant ses besoins ; et s'il pense, à la différence de Proudhon, que « l'organisation du travail » (c'est une expression saint-simonienne) ne peut être opérée que par l'Etat créant des «ateliers sociaux», des coopératives de production, Louis Blanc s'écarte des saint-simoniens en réclamant le suffrage universel et en déclarant, comme Pierre Leroux, que, pour devenir le serviteur de tous, au lieu de rester le maître de tous, l'État doit devenir républicain. Chez Blanqui enfin, on peut reconnaître l'influence de Pierre Leroux, c.-à-d. du saint-simonisme républicain, et celle du babouvisme; c'est un conspirateur; il croit avant tout à la vertu de la force révolutionnaire pour détruire les survivances du passé, les injustices du présent; il en viendra même, après 1848, à croire plus à l'action d'une minorité révolutionnaire qu'à celle du suffrage universel; mais d'autre part, c'est aussi un évolutionniste ; il conçoit le rôle de la révolution comme tout négatif : il n'admet pas, comme Louis Blanc, que la Révolution doive avoir pour but de réaliser un programme précis de réformes conçu à l'avance; il rejette comme utopique toute description de la société future, celles des saints-simoniens et de Pierre Leroux comme les autres; son Communisme n'est qu'une tendance et se définit surtout par la négation de la propriété individuelle d'aujourd'hui; il finira par écrire dans la dernière partie de sa vie : «L'organisme social ne saurait être l'ouvrage d'un seul, ni de quelques-uns» ; il se forme « par le temps, les tàtonnements, l'expérience progressive, par un courant spontané...» ; il comparera la société à un fleuve. « Abaissez les obstacles, créez-lui une pente, mais n' ayez pas la prétention de créer le fleuve ». Le vague de son Communisme tient sans doute en grande partie à ce qu'il fut un homme d'action plus qu'un théoricien.

Le socialisme français de la monarchie de Juillet aboutit à la Révolution de 1848, où il fut écrasé, et qui éclaira d'une tragique, lumière la force supérieure de la bourgeoisie possédante et l'antagonisme entre ses intérêts et ceux du prolétariat. En France, en Angleterre, dans l'Europe entière, le socialisme parut à ce moment définitivement vaincu. Deux systèmes socialistes cependant venaient d'être constitués par des Allemands, qui devaient fournir des théories au mouvement socialiste quand celui-ci recommença une quinzaine d'années plus tard. Marx et Robertus ont travaillé jusqu'à la fin de leur vie à compléter leur doctrine ; mais les traits essentiels en étaient fixés dès l'époque à laquelle nous sommes arrivés, et c'est ici le lieu de montrer ce qu'ils doivent d'un côté à la philosophie allemande du droit et à la tradition administrative de la Prusse, d'un autre côté aux premiers socialistes français et anglais. La conception prussienne de l'État et la conception française révolutionnaire d'un droit idéal ont agi l'une et l'autre sur l'esprit de Fichte et sur celui de Hegel.

Fichte
Fichte, dans sa philosophie du droit (État commercial fermé, 1800), soutient que l'État ne doit pas se borner à protéger les droits acquis, et qu'il doit garantir le droit de tous à l'existence, en fixant tous les prix et en réglementant la vie économique ; peut-être faut-il voir dans cette théorie de Fichte un ressouvenir des plans de Babeuf et du régime établi en France par la Convention; mais Fichte n'est ni communiste, ni collectiviste, il laisse subsister la propriété privée, et ses projets économiques ne répondent pas au radicalisme de ses principes juridiques.

Hegel
La philosophie du droit de Hegel a exercé une influence beaucoup plus profonde sur le socialisme allemand, par sa conception de l'évolution et sa théorie de l'État. Pour Hegel, la suite des périodes de l'histoire représente les moments logiquement nécessaires d'une évolution qui réalise graduellement le droit, la raison et la liberté ; il ne faut pas critiquer le résultat de l'histoire, la société actuelle, au nom de nos sentiments individuels et d'une logique abstraite, il faut nous efforcer de comprendre la nécessité logique, inconsciente, qui dirige le mouvement historique; la tendance de l'évolution sociale, c'est la réalisation progressive de la liberté; la liberté n'est pas donnée primitivement à l'homme, elle est l'oeuvre progressive de l'histoire, de l'organisation sociale, de l'État. Hegel n'a pas tiré lui-même toutes les conséquences de sa notion de l'État, et il subsiste, chez lui comme chez Fichte, un désaccord entre la forme juridique et le contenu économique de la doctrine. C'est la connaissance des socialistes étrangers qui a conduit un certain nombre des hégéliens à développer dans un sens socialiste la doctrine hégélienne de l'État

Le seul socialiste allemand notable de cette époque, qui n'ait pas subi l'influence de Hegel, est le tailleur Weitling, chez lequel on retrouve des formules de Rousseau et un Communisme inspiré de Fourier et de Cabet (Die Menschheit, wie sie ist und sein Solle, 1835; Garantien und Harmonien der Freiheit, 1842). Chez les autres socialistes allemands de cette époque, il y a un effort pour combiner les idées de Hegel avec celle des socialistes français et, en particulier, avec le collectivisme saint-simonien; Hegel, Sismondi, le saint-simonisme, voilà trois des influences les plus fortes qui se soient exercées sur Marx et Rodbertus, les plus illustres parmi ces socialistes. (René Berthelot, 1900).

.


[Histoire culturelle][Biographies][Sociétés et cultures]
[Aide][Recherche sur Internet]

© Serge Jodra, 2008. - Reproduction interdite.