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Le pessimisme

Il existe des expressions anciennes de pessimisme (Théognis (Philosophie gnomique), Hégésias (Ecole cyrénaïque)), mais le pessimisme en tant que système philosophique ne date guère, en Occident, que du XIXe siècle. Jusque-là, pour réfuter l'argumentation de l'optimisme théologique ou philosophique, on insistait bien sur l'existence du mal, mais on ne songeait guère à intervertir la thèse providentielle et à faire de la souffrance la loi la plus générale de l'univers. En revanche, à toutes les époques et dans toutes les civilisations, en peut discerner comme un pessimisme latent, qui, à l'état de tendance plus ou moins générale, de tour d'esprit habituel on d'attitude sentimentale, découvre et exprime à l'avance presque tous les arguments que reprendront Schopenhauer et son école (notamment Bahnsen). Sous cette forme, on peut même dire qu'il semble très voisin et souvent presque inséparable du sentiment religieux et du sentiment lyrique, et que l'aspiration des humains vers un au-delà mystérieux ou vers une beauté idéale ne va jamais sans quelque mécontentement ou quelque dédain des choses terrestres

Nous rechercherons quels sont les thèmes ou les sentiments caractéristiques du pessimisme tant qu'il garde ainsi la forme de méditation religieuse ou poétique et exprime simplement l'expérience individuelle ou collective de l'humanité; puis, dans quelles circonstances on l'a vu surtout se manifester; enfin, ce qu'il devient sous sa forme proprement philosophique, et ce qu'il vaut.

Les formes du pessimisme
Les grandes catastrophes, dans ce qu'elles ont de plus frappant pour l'imagination, surtout la douleur physique, furent les premières inspiratrices du pessimisme. Mais elles nous atteignent souvent par l'intermédiaire des autres hommes : le spectacle de l'égoïsme, de la cruauté, de la violence, des passions humaines ne se satisfaisant que par la souffrance d'autrui, l'injustice triomphante et la vertu maltraitée ou honnie, par suite le mépris on la haine des humains et de la société, ce sont là des expériences et des sentiments très simples et très généraux, qui constituent souvent, selon les philosophes classiques, tout le pessimisme primitif. Mais la douleur vient de plus haut aussi : ce qu'il y a d'imprévisible et d'illogique dans ses atteintes, d'injuste dans sa répartition, l'instabilité des biens de ce monde et la crainte de tous les maux extérieurs; la crainte aussi, par suite, des dieux, du destin, de la Némésis, qui frappent au hasard le bon et le méchant, le riche et le pauvre, et dont la volonté est sans appel, les décisions incompréhensibles et les coups sans remèdes; la révolte dès lors et la malédiction lancée à ce pouvoir tyrannique et cruel, ou la résignation craintive et sombre à l'inévitable, voilà comme au premier groupe d'impressions et de lieux communs pessimistes, les plus accessibles à la grande masse de l'humanité. Et tel est le sentiment qui inspirait à la sagesse antique tant de maximes découragées : que nul ne peut être heureux ou malheureux avant sa mort, que les dieux sont jaloux du bonheur humain, qu'il vaudrait mieux n'être pas né ou au moins mourir jeune; et c'est ce qui semble animer parfois, chez les tragiques, les plaintes d'Oedipe on de Philoctète, et, dans une autre civilisation, ce qu'expriment, avec une puissance et une profondeur qui n'ont pas été dépassées, les imprécations de Job.

Mais la réflexion découvre à l'homme une source de douleurs plus amère encore, et surtout plus intime : non seulement tous nos plaisirs sont instables, mais encore ils se paient toujours, et bien cher; il y a tout un cortège de maux qu'ils traînent après soi, inquiétudes, besoins, passions, regrets, remords; c'est le surgit amari aliquid de Lucrèce; plus ils sont intenses et vifs, plus ils laissent de douleurs après eux, si bien que la simple prudence amène le sage à se priver, à tendre avant tout à l'absence de trouble, à l'indifférence, à l'apathie, et, pour vivre moins malheureux, à vivre moins. Ainsi l'hédonisme ancien et moderne se perd bien souvent dans le pessimisme. 

Il y a plus encore : l'humain est condamné à mourir, et la pensée de la mort suffit à changer toutes ses joies en tristesse : comment se prendre sans amertume à ce qui nous échappe un peu chaque jour, à ce qui tôt ou tard nous manquera? Ainsi précaires et fugitifs, les biens humains sont impuissants à nous satisfaire; nous croyons en eux tant que nous ne les possédons pas ; à peine les voyons-nous de près, nous en sentons le vide; tous les désirs humains meurent dans la lassitude, le dégoût et l'ennui; si bien que, sans fin, nous aspirons à «autre chose» et qu'exaspérés par la monotonie universelle, Eadem sunt omnia semper, eadem omnia restant, nous avons la nostalgie de l'ignoré, nous voulons aller au fond de l'inconnu y trouver du nouveau.

Mais rien ne paie l'effort qu'il nous coûte, tout se résout en désillusion et en regret, la vie ne vaut pas la peine d'être vécue; et c'est, chez l'Ecclésiaste, la conviction que «tout est vanité», et le sentiment, chez Léopardi, de «l'infinie vanité de tout».

L'intelligence enfin augmente encore les maux de l'homme, parce qu'elle lui en donne une conscience plus entière, et qu'à son tour elle les multiplie par ses propres aspirations inassouvies, ses questions sans réponses, ses incertitudes et ses contradictions. Les humains ne savent ni d'où ils viennent ni où ils vont, leurs philosophies ou leurs religions sont branlantes et illusoires; leurs sciences, cherchant partout la vérité, mettent partout le doute; elles détruisent et n'édifient pas; elles deviennent ainsi l'instrument le plus raffiné de leur supplice. «L'homme est le rêve d'une ombre», disait déjà le vieux Pindare, et nos poètes, après trente siècles, dénoncent encore la vanité de notre savoir et «l'illusion suprême». Il semble, à reconnaître ainsi qu'il nous est également impossible de rencontrer le bonheur et de cesser de le chercher ou de l'espérer, qu'une puissance mauvaise se joue de nous et se plaît, pour des fins inconnues, à nous duper. Le seul désir légitime de l'humain ne peut plus être que d'épargner à ses descendants possibles le mal de vivre, et pour lui même de

Rentrer dans le néant que la vie a troublé.

Le pessimisme au fil des âges
Ces sentiments divers, qui se mêlent, d'ailleurs le plus souvent et s'entraînent l'un l'autre, ne semblent pas apparaître au hasard dans l'histoire, et certaines conditions semblent nécessaires à leur éclosion et à leur progrès. La première c'est, sans doute, le caractère ou les malheurs individuels de qui les exprime. Mais, quoi qu'on en ait dit, ceci n'explique pas tout. Le pessimisme implique en effet la réflexion. Puisqu'il consiste à désespérer du succès des désirs humains, à se défier de tous les instincts vitaux, il suppose une longue expérience, l'habitude de l'analyse et de la prévision, il ne saurait jamais être la conception primitive et spontanée que l'homme se forme des choses. D'autre part, il ne saurait naître ou se développer, semble-t-il, dans les périodes organisées et stables de l'histoire, mais là, au contraire, où s'accomplit quelque profond bouleversement politique, social ou moral, là où les idées traditionnelles sont ruinées sans que des idées nouvelles s'y soient substituées encore.

Le pessimisme, historiquement, apparaît donc comme le produit naturel des temps de crise et des civilisations vieillissantes, et s'il pouvait devenir parfois la philosophie permanente et durable d'un temps ou d'un pays, ce ne serait sans doute qu'en s'accommodant aux faiblesses humaines, en devenant en pratique une simple morale du renoncement et de l'ascétisme. Nous connaissons assez mal, il est vrai, les causes qui ont préparé le bouddhisme ou inspiré le livre de Job; mais ce sont des périodes de confuses et laborieuses transformations politiques et morales que celles où paraissent l'Ecclésiaste ou Héraclite; et les deux grandes périodes pessimistes sont celles aussi que l'histoire nous présente, par excellence, comme des périodes de crise morale : les six siècles que le monde antique a mis à mourir, d'une part, la période qui démarre au début du XIXe siècle, d'autre part.

C'est vers le IIIe siècle av. J.-C. qu'apparaît, à Alexandrie, la doctrine de cet Hégésias peisithanatos, l'apôtre de la mort, dont le roi Ptolémée dut faire fermer l'école; c'est au Ier siècle av. J.-C. que se fonde, à Alexandrie encore, cette académie des «comourants» dont firent partie Antoine et Cléopâtre; c'est au temps de l'Empire que se manifeste le pessimisme si accusé d'un Pline l'Ancien, et cette «acedia», faite d'aspirations infinies et d'infini découragement, que s'efforçaient de guérir les premiers pères de l'Église. Enfin, le christianisme naissant, dans son attitude à l'égard du monde, est lui-même bien voisin du pessimisme: les adopte, en les transformant, presque tous les sentiments caractéristiques, dédain de la nature humaine et défiance de la raison, il affirme comme lui l'impossibilité du bonheur terrestre, et en reprend certaines conséquences pratiques, l'ascétisme, la mortification, la sainteté du célibat. Seulement, pour lui, la douleur même devient un bien, la vie une épreuve, la vanité un l'injustice des choses, la marque d'une réalité et d'une justice supérieures; du désespoir sort une nouvelle raison d'espérer. Le pessimisme de l'Antiquité finissante se convertit en son contraire.

Durant tout le Moyen âge, les sentiments proprement pessimistes ne reparaissent que bien exceptionnellement: la profondeur et l'unité de la foi leur font obstacle. Bien plus, la douleur sombre du christianisme primitif s'efface avec le temps, il devient, surtout chez les Jésuites, une doctrine de sens commun et de juste milieu, presque un optimisme terrestre

Mais à partir du début du début du XIXe siècle, l'Occident subit sa seconde grande crise de tristesse; elle provient manifestement de l'incertitude politique et morale, de l'affaiblissement des idées religieuses, de la critique négative du XVIIIe siècle, et si les encyclopédistes en furent garantis par l'ardeur même de la lutte qui les animait, l'influence de leurs doctrines se manifeste directement et très nettement : en France, chez Chamfort, qui exerça une si profonde influence sur Schopenhauer; en Italie, avec un éclat poétique incomparable, chez Leopardi. La mélancolie romantique ne peut être considérée encore que comme une variété du pessimisme. Sans doute c'est un sentiment complexe, où l'orgueil d'une souffrance extraordinaire, et par suite non commune à l'humanité tout entière, où le désir très positif et très peu désabusé de jouissances de toutes sortes, où l'effort pour légitimer ses passions, plus que le découragement, tiennent une large place : mais il faut bien y reconnaître aussi la persuasion qu'aucun bien d'ici-bas ne saurait nous satisfaire, que plus l'âme est noble et haute, mieux elle est vouée au malheur, et qu'enfin la souffrance d'un Byron on d'un Chateaubriand intéresse tout l'univers, et par suite l'exprime : ce sont des incarnations plus ou moins raffinées ou profondes du pessimisme que tous ces héros poursuivis par une fatalité extérieure et intérieure à la fois, Werther, Childe-Harold, René, Obermann, Antony ou Rolla

Enfin, dans la seconde moitié du XIXe siècle, c 'est le véritable pessimisme qui se manifeste, sans contradiction ni inconséquence, après Heine, Lenau ou Baudelaire, encore à demi romantiques, chez Flaubert, chez Vigny, chez Leconte de Lisle : la plainte n'est plus ici personnelle, mais collective; elle ne s'en prend plus aux hommes ou à la société, mais à la nature, à l'essence même des choses; elle n'aboutit plus aux violences de la passion, qui n'étaient encore que l'affirmation de l'instinct vital, mais au découragement inerte et à la soif du néant. Ici, les sentiments pessimistes semblent déjà faire corps et constituer comme un système ; les poètes sont presque aussi cohérents et logiques que les philosophes. Ils sont bien les contemporains de Schopenhauer.

Les racines du pessimisme
Le pessimisme ne semble, en effet, avoir eu un caractère nettement systématique que dans le bouddhisme et dans l'Allemagne moderne. Ici et là les doctrines sont d'ailleurs très voisines. «Le mal, c'est l'existence; ce qui produit l'existence, c'est le désir ; le désir naît de la perception des formes illusoires de l'être. Tout cela, autant d'effets de l'ignorance [ ...] Connaître cette ignorance, c'est en même temps en détruire les effets», c'est tendre à l'anéantissement, à la paix du Nirvâna ; voilà en quels termes Max Muller résume l'enseignement du Triptaka ou du Lotus de la bonne loi. Schopenhauer prétend tirer des conclusions analogues, à la fois de la démonstration métaphysique, de l'analyse psychologique et de l'observation de la nature.

Kant a montré que toute notre connaissance est représentative et phénoménale; mais la réalité dernière, la chose en soi qui soutient et produit les phénomènes n'est pas quelque chose de moral ni de logique; c'est le vouloir pur; partout et toujours la fond des choses est force, tendance, désir, volonté, c.-à-d. un vouloir-vivre insatiable, sans fin et sans but. Cet effort obscur se réalise on des idées ou des types spécifiques, et encore en des existences individuelles et phénoménales qui tendent à reproduire ces types, enfin, chez l'homme, en une volonté consciente d'elle-même. Au fond de nos désirs pour tels ou tels objets, c'est, en somme, la volonté du type spécifique qui se manifeste, et, plus profondément encore, le vouloir aveugle de la réalité dernière. De là, ce que l'on appelle communément l'instinct sexuel, en qui s'exprime directement l'idée de l'espèce, de là nos passions et l'éternité de nos tendances sans cesse renaissantes, et notre incapacité à les satisfaire jamais, et la vanité de tous nos intérêts. Les humains ne cherchent pas à vivre parce qua la vie est un bien, mois ils déclarent que la vie est un bien parce qu'ils sont irrésistiblement poussés à vivre.

Aussi l'observation et l'étude des choses humaines  ne sauraient nous révéler que l'impossibilité de tout bonheur : 

1° parce que vivre c'est vouloir, et que d'une volonté à peine satisfaite en naît une autre, et toujours ainsi;

2° parce que tout vouloir est effort, et tout effort est peine;

3° parce que tout plaisir est négatif, qu'il ne consiste que dans l'apaisement d'un désir, qu'il suppose donc avant lui le besoin, le manque, la souffrance, et n'est que la suppression plus ou moins passagère d'une douleur préexistante;

4° enfin, parce que, tandis que le désir, le besoin, c.-à-d. la douleur, sont des états, quelque chose de psychologiquement positif, réel et durable, le plaisir n'est qu'une illusion instantanée, un jeu de lumière, résultant du contraste et du passage d'une plus grande à une moindre douleur ou de la douleur à l'indifférence; la soif est un état réel, le plaisir de boire n'est que l'apparence d'un moment.

Aussi les trois grands biens de la vie, santé, jeunesse, liberté, ne sont réellement sentis qu'un instant, au moment où nous les acquérons, ou que, sous forme de longs regrets, dès que nous les avons perdus. Veut-on supposer que nos désirs soient tous satisfaits aussitôt qu'éprouvés? Nous n'y gagnerons qu'une forme nouvelle de souffrance, l'ennui, qui devient, dans les hautes classes sociales, un mal plus intolérable encore que la peine positive. Et à cette loi universelle il n'y a qu'une seule exception : elle est constituée par les plaisirs scientifiques ou artistiques, où l'homme, se dégageant un instant da vouloir-vivre, s'absorbe dans la contemplation paisible. Mais combien précaires encore, et réservés à quelle maigre élite, et achetés à quel prix!

L'observation des humain ou l'expérience de la vie nous amène aux mêmes conclusions. Le spectacle de la souffrance est partout. Veut-on mettre en balance nos plaisirs et nos maux : pour peu qu'on se dégage de l'illusion vitale, on s'aperçoit qu'au point de vue quantitatif, nous avons toujours deux douleurs pour une joie, besoin et privation avant, dégoût et ennui ensuite; et au point de vue de la qualité, qui ne renoncerait à tous les plaisirs pour éviter une douleur certaine? Quels plaisirs rachèteraient certaines tortures? Qu'on compare seulement la "sensation de la bête qui en dévore une autre aux sensations de celle qui est dévorée !"

Enfin, cet état de choses va sans cesse s'aggravant avec les progrès de l'intelligence : en affinant la sensibilité et en aiguisant l'esprit, en augmentant et en diversifiant nos besoins, celle-ci rend la douleur toujours plus fréquente et toujours plus intense, et la multiplie par la crainte et par le regret, par la prévision et par le souvenir; c'est une loi que l'humain est malheureux à proportion de son intelligence, et ainsi toute espérance en un progrès positif est contradictoire et absurde. Ce tableau du peintre Tischbein symbolisait bien le condition humaine, qui représentait dans la partie supérieure un groupe de femmes auxquelles on a volé leurs enfants, et au-dessous un groupe de brebis auxquelles on a retiré leurs agneaux de quel côté est la plus grande douleur?

Pourtant, selon Schopenhauer, la raison, en nous rendant conscients de notre propre infortune, peut nous en faire trouver le remède. Ce ne saurait être le suicidé, affirmation encore du vouloir-vivre, qui exprime à sa manière la recherche et l'espérance du bonheur, et est encore en fin de compte une duperie dernière, puisque, en supprimant une vie individuelle, il ne diminue ni le vouloir-vivre universel, ni la somme totale des douleurs. Le vrai pessimiste sait, au contraire, que tous les êtres ne font qu'un en substance, et que l'individualité est la forme sous laquelle s'affirme la volonté. Il combattra donc avant tout l'égoïsme, et cherchera à détruire cette illusion de l'individualité, à ralentir, à atténuer, à exténuer en soi le vouloir-vivre. Par le célibat, par l'ascétisme, il amènera, en soi et autour de soi, la volonté à se reconnaître elle-même comme mauvaise, et, dès lors, à se nier et à se renoncer elle-même, à s'éteindre par «inanition», et il approchera ainsi de la seule forme de bonheur concevable, qui réside dans l'indifférence, le repos, l'inertie, l'imitation du néant.

Ce système, même les disciples les plus fidèles de Schopenhauer ne tardent pas à le transformer ou à l'altérer. Le plus intransigeant, Bahnsen, le trouve incomplet encore : il n'admet pas la réalité des plaisirs esthétiques, il conteste que le vouloir-vivre puisse d'aucune façon se nier ou cesser de souffrir; la volonté étant essentiellement aveugle ne peut se soumettre à l'idée, et nulle perspective de délivrance n'est donc laissée aux humains. Mais par là même il devient impossible de leur proposer une règle, une morale, pas même un conseil. Aussi les autres disciples, Frauenstadt, Taubert, de Hartmann, au contraire de Banhsen, adoucissent, au moins théoriquement, la doctrine du maître, et, par une sorte de conciliation entre le vouloir-vivre et l'idée hégélienne (Hegel), reconnaissent une évolution rationnelle dans l'univers.

Pour Hartmann, l'inconscient n'est pas volonté pure, mais en même temps idée, et que l'idée vienne enfin, au cours des âges, à dominer, que le vouloir-vivre, au lieu de s'efforcer aveuglément, se soumette à la logique, et il se renoncera nécessairement lui-même. Car la vie est mauvaise. Non pas que, comme le disait Schopenhauer, tout plaisir soit négatif: Hartmann admet, même en dehors de l'esthétique, des plaisirs qui n'ont pas été précédés par la douleur; pour lui, plaisir et peine sont comme les deux pôles inséparables d'une même réalité, qu'on peut indifféremment nommer, l'un ou l'autre, positif ou négatif. Mais, si l'on fait la balance des biens et des maux, l'expérience nous montre qu'elle penche toute du côté de ceux-ci. Longtemps l'humanité l'a méconnu, séduite par l'illusion vitale sous sa triple forme : croyance au bonheur terrestre et immédiat d'abord, mais il suffit de vivre pour s'en détromper; croyance ensuite à un bonheur d'outre-tombe, mais elle ne résiste pas à la réflexion philosophique; croyance, enfin, au bonheur futur de l'humanité, au progrès; mais si ce progrès n'est que le progrès des sciences et de l'intelligence, il se chiffrera par un accroissement indéfini de la somme des maux. A moins que pourtant il ne prépare indirectement la délivrance pourquoi, dans un avenir plus ou moins lointain, la volonté tout entière n'arriverait-elle pas à prendre conscience du mal d'exister et à vouloir se supprimer elle-même? Ce serait la négation totale du vouloir-vivre, le "suicide cosmique", après lequel pourrait régner peut-être la paix heureuse du néant.

Valeur philosophique
Ainsi, pour avoir voulu se constituer en système cohérent, le pessimisme en vient, chez Hartmann, à se démentir et à ne plus même mériter son nom, puisqu'il aboutit à l'idée d'une évolution rationnelle dont la fin nécessaire est la suppression de la douleur. C'est qu'il constitue peut-être une position logique intenable. Réduire en effet l'univers à un système, c'est y reconnaître implicitement quelque chose de systématique, quelque ordre, quelque raison, une fin intelligible en un mot; or, une fin intelligible ne peut pas être essentiellement mauvaise, et sans doute aussi elle ne peut pas être le néant. Le seul pessimisme entier, c'est le pessimisme sceptique, celui de Bahnsen, qui nie tout ordre, toute signification dans les choses et fait régner partout le hasard; mais à celui-là, tout dogmatisme est interdit, même celui de la négation; si tout est fortuit, le hasard peut réaliser parfois le plaisir aussi bien que la douleur, ou tout au moins l'illusion du plaisir, et de quel droit condamner celui qui se laisse prendre à l'illusion, comment même lui démontrer qu'il se trompe? Hédonisme grossier et sans règle, qui ne mènera pas plus nécessairement au dégoût, au découragement et au suicide qu'à la sensualité ou à la pleine affirmation de la vitalité animale; hédonisme tellement fatal et complet que tout conseil, toute loi, toute estimation universelle et absolue y devient une contradiction et un non-sens. Mais alors c'est le sentiment pessimiste qui proteste contre le système, et ne trouve plus où se prendre; le pessimiste n'est pas celui qui souffre ou se plaint simplement, mais celui qui juge sa souffrance imméritée et sa plainte légitime.

Dès lors, il semble que tout pessimisme tende à quelque chose qui le dépasse. Si l'on s'indigne contre la vie, la nature, Dieu même, on s'en indigne, bon gré mal gré, au nom de l'ordre, de la bonté, de la justice; tout pessimisme suppose une norme à quoi l'on compare ce qui est, une raison par qui l'on juge, il implique un devoir-être, un idéal. Or, cet idéal, d'où nous viendrait-il? Si c'est du dehors, comme une inspiration ou une émanation surnaturelle, alors l'optimisme théologique et providentiel reprend un sens. On bien, il naît spontanément en nous, il surgit du plus intime de notre raison et de la nature, et la nature alors n'est plus ce jeu de forces brutales et de souffrances vaines, puisqu'elle a en elle-même comme un besoin de se nier, d'aller sans cesse au delà de soi, qu'elle tend à quelque chose; elle devient comme l'humus humble et obscur encore d'où veut germer quelque fleur merveilleuse. Car si ce but où tout aspire est mystérieux, pourquoi le définir par le néant? Ainsi quiconque s'indigne ou se lamente affirme logiquement un absolu, et que, s'il condamne la vie, c'est au nom d'une autre vie qui doit être. Par là, le pessimisme tend à se convertir en un optimisme fondé sur l'idée d'évolution et de progrès, en un « méliorisme ». Et c'est par là aussi qu'il garde presque toujours quelque dignité et quelque noblesse, et que, s'il a été parfois, dans les civilisations vieillies, une doctrine d'apathie et de découragement, il s'est rencontré à quelque degré, au moins à l'état de sentiment, dans beaucoup de grandes âmes, et, autant peut-être qu'un «optimisme béat», a pu leur être un stimulant à l'effort, un principe de réforme et de progrès. (D. Parodi).



En bibliothèque - Leopardi, Schopenhauer, Hartmann, OEuvres, passim. - James Sully, le Pessimisme, trad. franç.
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