| Claude Adrien Helvétius, fils du précédent, est un philosophe et écrivain français, né à Paris en 1715, et mort le le 26 décembre 1771. Jouissant d'une grande fortune, qui lui permit d'acheter, à vingt-trois ans, une charge de fermier général, il fut, comme d'Holbach, et avec plus d'autorité que lui, un des protecteurs attitrés de la philosophie au XVIIIe siècle. Les 300,000 livres que lui rapportait sa ferme y passaient en majeure partie. Commensal de Montesquieu à La Brède, de Voltaire à Cirey, de Buffon à Montbard, il réunissait à sa table, dont sa femme, la spirituelle Mlle de Ligniville, faisait si noblement les honneurs, d'Alembert, Diderot, l'abbé Galiani, Grimm, etc. II devint bien vite un des adeptes de la philosophie courante, au point de quitter sa ferme, en 1750, pour pouvoir s'y livrer tout entier. Il s'était essayé d'abord, sans grand succès, aux mathématiques et à la poésie. En 1758, enfin, il publia son oeuvre capitale De l'Esprit (in-4), où en quatre discours il établit, d'après les conversations et les opinions courantes, la nécessité d'appuyer la morale sur l'amour de soi et de faire reposer sur le matérialisme la conception de l'univers. Selon lui, dit Alfred Fouillée, « l'égoïsme transformé produit le monde moral, comme la sensation transformée produit le monde matériel. Au fond, il n'y a pas de morale proprement dite, mais simplement une branche supérieure des sciences naturelles, qui enseigne les moyens de procurer le plus grand bonheur possible, soit à l'individu, soit à la société. Tout l'art de la législation est de faire que l'individu trouve plus d'intérêt à suivre la loi qu'à la violer [...]. La vraie morale s'absorbe dans la législation, qui s'absorbe elle-même dans la science de la nature. » Aussi Helvétius, par cet ardent désir du progrès dans la législation, est-il amené à réclamer une refonte de la société. Tandis que Montesquieu cherche à faire la logique des moeurs et des lois. Helvétius en veut faire la physique. Le livre De l'Esprit fit scandale. Condamné par le pape, le parlement et la Sorbonne, il fut brûlé par la main du bourreau. Il n'obtint même pas grace devant Voltaire, qui l'appela « un fatras ». Helvétius dut subir l'humiliation d'une rétractation publique. Il voyagea pour se consoler, visita l'Angleterre et l'Allemagne, et écrivit son poème du Bonheur (ouvrage froid et médiocre, qui n'est guère qu'un abrégé du livre de l'Esprit et auquel il n'a pu d'ailleurs mettre la dernière main), et un nouveau traité De l'Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation (il y soutient que toutes les intelligences sont égales, et que la différence entre elles ne provient que de l'éducation), qui furent publiés l'année qui suivit sa mort. Ecrivain élégant et correct, mais froid, esprit plus logique qu'original, il ne laisse pas cependant que d'avoir contribué dans une assez large mesure au progrès des idées. Sur certains points, en effet, la réforme exécutée dans notre législation par les hommes de la Convention et du Consulat donna satisfaction aux voeux qu'avait formulés Helvétius dans son livre De l'Esprit. Ses oeuvres complètes ont été publiées en 14 vol. in-18, Paris, 1796 (par les soins de Laroche, légataire des manuscrits de l'auteur). Son style est agréable et fleuri, mais plein d'afféterie; son livre de l'Esprit est chargé de digressions. En dépit de ses doctrines arides et égoïstes, Helvétius avait un caractère noble et même généreux.. (Ch. Le Goffic). - Extraits de l'Esprit d'Helvétius L'intérêt personnel, principe des vertus et des vices « Quel homme, s'il sacrifie l'orgueil de se dire plus vertueux que les autres à l'orgueil d'être plus vrai, et s'il sonde avec une attention scrupuleuse tous les replis de son âme, ne s'apercevra pas que c'est uniquement à la manière différente dont l'intérêt personnel se modifie que l'on doit ses vices et ses vertus? que tous les hommes sont mus par la même force? que tous tendent également à leur bonheur? que c'est la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l'intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices? Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d'un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l'infortune d'autrui. Car enfin on obéit toujours à son intérêt; et de là l'injustice de nos jugements, et ces noms de juste et d'injuste prodigués à la même action, relativement à l'avantage ou au désavantage que chacun en reçoit. Si l'univers physique est soumis aux lois du mouvement, univers moral ne l'est pas moins à celles de l'intérêt. L'intérêt est sur la terre le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets. Ce mouton paisible qui pâture dans nos plantes n'est-il pas un objet d'épouvante et d'horreur pour ces insectes imperceptibles qui vivent dans l'épaisseur de la pampe des herbes? Fuyons, disent-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos abris. Que ne prend-il exemple sur le lion et le tigre? Ces animaux bienfaisants ne détruisent point nos habitations; ils ne se repaissent point de notre sang; justes vengeurs du crime, ils punissent sur le mouton les cruautés que le mouton exerce sur nous. C'est ainsi que des intérêts différents métamorphosent les objets : le lion est à nos yeux l'animal cruel; aux yeux de l'insecte, c'est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l'univers moral ce que Leibniz disait de l'univers physique : que ce monde toujours en mouvement offrait à chaque instant un phénomène nouveau et différent à chacun de ses habitants. » [ Voici la réponse de Rousseau : « Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. Chacun, dira-t-on, concourt au bien public par son intérêt; mais d'où vient donc que le juste y concourt à son préjudice? Qu'est-ce qu'aller à la mort pour son intérêt? » « Il est faux, écrivait aussi Turgot, que les hommes, même les plus corrompus, se conduisent toujours par ce principe. Il est faux que les sentiments moraux n'influent pas sur leurs jugements, sur leurs actions, sur leurs affections. La preuve en est qu'ils ont besoin d'effort pour vaincre leur sentiment, lorsqu'il est en opposition avec leur intérêt; la preuve en est qu'ils ont des remords; la preuve en est que cet intérêt qu'ils poursuivent aux dépens de l'honnêteté est souvent fondé sur un sentiment honnête en lui-même et seulement mal réglé; la preuve en est qu'ils sont touchés des romans et des tragédies, et qu'un roman dont le héros agirait conformément aux principes d'Helvétius leur déplairait beaucoup.] L'homme humain « L'homme humain est celui pour qui la vue du malheur d'autrui est une vue insupportable, et qui, pour s'arracher à ce spectacle, est, pour ainsi dire, forcé de secourir le malheureux. L'homme inhumain, au contraire, est celui pour qui le spectacle de la misère d'autrui est un spectacle agréable; c'est pour prolonger ses plaisirs qu'il refuse tout secours aux malheureux. Or ces deux hommes si différents tendent tous deux à leur plaisir, et sont mus par le même ressort, Mais, dira-t-on, si l'on fait tout pour soi, l'on ne doit donc point de reconnaissance à ses bienfaiteurs? Du moins, répondrai-je, le bienfaiteur n'est-il pas en droit d'en exiger [...]. C'est en faveur des malheureux et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs que le public impose avec raison aux obligés le devoir de la reconnaissance. Brutus ne sacrifia son fils au salut de Rome que parce que l'amour paternel avait sur lui moins de puissance que l'amour de la patrie. Il ne fit alors que céder à sa plus forte passion Il est aussi impossible d'aimer le bien pour le bien que le mal pour le mal. » Le salut public « L'humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu'un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d'une voix impétueuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l'égorge sans remords; le vaisseau est l'emblème de chaque nation : tout devient légitime et même vertueux pour le salut public. » [ Jean-Jacques Rousseau, dans ses notes sur le livre De l'Esprit, écrivit, en regard de cette phrase : « Le salut public n'est rien si tous les particuliers ne sont en sûreté. » L'article Economie politique (publié par Rousseau dans l'Encyclopédie en 1755) contient cette réponse à Helvetius : « Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote qui se consacre volontairement et par devoir à la mort pour le salut de son pays; mais si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventées, la plus fausse qu'on puisse avancer, la plus dangereuse qu'on puisse admettre et la plus direc tement opposée aux lois fondamentales de la société. »] L'amitié et l'intérêt « Aimer, c'est avoir besoin [...]. Il n'y a pas d'amitié sans besoin ce serait un effet sans cause. Les hommes n'ont pas tous les mêmes besoins; l'amitié est donc entre eux fondée sur des motifs différents [...]. En conséquence il y a des amis de plaisir, d'argent, d'intrigue, d'esprit et de malheur [...]. La force de l'amitié est toujours proportionnée au besoin que les hommes ont les uns des autres... Le besoin est la mesure du sentiment... Mais, dira-t-on, si l'amitié suppose toujours un besoin, ce n'est pas du moins un besoin physique. - Mais, répondrai-je, à quoi tient le charme de la conversation d'un ami ? Au plaisir d'y parler de soi. La fortune nous a-t-elle placés dans un état honnête, on s'entretient avec son ami des moyens d'accroître ses biens, son honneur, son crédit et sa réputation. Est-on dans la misère, on cherche avec ce même ami les moyens de se soustraire à l'indigence, et sou entretien nous épargne du moins le malheur, l'ennui de conversations indifférentes. C'est donc toujours de ses passions ou de ses plaisirs que l'on parle à son ami. Or, s'il n'est de vrais plaisirs et de vraies peines, comme je l'ai prouvé plus haut, que les plaisirs et les peines physiques [...] il s'ensuit que l'amitié, ainsi que les autres passions, est l'effet immédiat de la sensibilité physique [...]. Les peines et les plaisirs des sens sont le germe productif de tout sentiment. » (Helvétius, De l'Esprit, II). | |