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Sénèque
(Lucius Annæus Seneca), est un philosophe
romain né en Espagne, à Cordoue,
dans les premières années (2, 3 ou 4) de l'ère chrétienne. Son père
était le rhéteur M. Annaeus Seneca (ci-dessus); sa mère, Helvia, était
une femme intelligente et d'un grand coeur. Son frère, Novatus, devenu
Gallion par l'adoption, remplit de hautes fonctions; son autre frère,
Méla, fut le père du poète Lucain.
Venu de bonne heure Ă Rome avec sa famille,
Lucius Annaeus Seneca fut sénateur sous Caligula;
son talent oratoire ayant donné de l'ombrage à l'empereur, il quitta
cette carrière pour s'adonner à la philosophie.
Il embrassa la secte du Portique et ouvrit lui-mĂŞme une Ă©cole qui fut
bientôt très fréquentée. Cependant, après la mort de Caligula, il
courut la carrière des honneurs et arriva à la questure.
Sous Claude, il
fut accusé par Messaline d'intrigues criminelles avec Julie, fille de
Germanicus et nièce de l'empereur, et fut
exilé en Corse (41 de J.-C.); c'est en vain que pour obtenir son rappel
il adressa les plus humbles supplications Ă l'affranchi Polybe,
favori de Claude : il resta huit ans dans cet exil, et ne fut rappelé
qu'à la mort de Messaline (48). La nouvelle impératrice, Agrippine,
obtint son rappel, le fit élever à la préture et lui confia l'éducation
de son fils Néron ( de 49 à 54) : il réussit
mieux à orner l'esprit de son élève qu'à former son coeur. Quand Néron
fut monté sur le trône, Sénèque resta auprès de lui comme un de ses
principaux ministres, et réussit quelque temps, avec le concours de Burrhus,
Ă contenir ce naturel fĂ©roce; mais bientĂ´t l'empereur, se livrant Ă
toutes sortes de crimes et de désordres, ne vit plus en lui qu'un censeur
incommode.
Sénèque voulut alors se retirer et rendre
Ă l'empereur tous ses dons : NĂ©ron s'y opposa par hypocrisie et le combla
de caresses; mais il ne tarda pas à se défaire de lui (62) en l'enveloppant
dans la conspiration de Pison : il lui envoya l'ordre de se donner la mort
(65); le philosophe se fit ouvrir les veines et subit son sort avec une
fermeté stoïque.
On a reproché à Sénèque d'avoir amassé
des richesses immenses pendant qu'il était en crédit, et d'avoir écrit
en faveur de la pauvreté au milieu des jouissances du luxe. Tacite
et surtout Dion Cassius ont rapporté plusieurs
imputations peu honorables pour sa mémoire : c'est ainsi qu'on l'accuse
d'avoir approuvé l'empoisonnement de Britannicus,
et d'avoir fait l'apologie du meurtre d'Agrippine; mais ces accusations
ne paraissent pas suffisamment fondées.
-
Les oeuvres de
Sénèque
Ouvrages
perdus
On
n'a plus les Discours qu'il avait composés, les lettres à Novatus,
Ă Casonius, le De situ Indiae, le De motu terrarum,
le De situ et sacris Aegyptiorum, l'Eloge de Messaline, les
Exhortationes, le De natura lapidum, le De natura piscium,
le De forma mundi, le De officiis, le De immatura morte,
le De matrimonio, le De amicitia, le De remediis fortuitorum,
le De superstitione, la Philosophia moralis, le De vita
patris, etc.
Ouvrages
conservés
On
a conservé la Consolation à Marcia, écrite sous Caligula, les
Consolations Ă Helvia et Ă Polybe, qui datent de son exil
en Corse, le De traquillitate animi, le De ira, le De
brevitate vitae, postérieurs à la mort de Caligula; le De Clementia,
le De beneficiis, le De constantia sapientis, le De vita
beata, le De otio sapientis, le De Providentia, les Lettres
à Lucilius, les Questions naturelles composées sous le règne
de Néron, pendant que Sénèque était en faveur ou quand il fut en disgrâce.
Le Ludus de morte Claudii, intitulé d'ordinaire l'Apocolokyntose,
quoiqu'il n'y soit pas question d'une métamorphose en citrouille, est
un pamphlet écrit, comme les Ménippées, en prose et en vers.
Les
tragédies, en dehors d'Octavie qu'on ne lui attribue plus, ne sauraient,
sous la seule autorité de Sidoine Apollinaire, être revendiquées pour
un Sénèque le Tragique, distinct du philosophe. Toutes d'ailleurs, Hercule
furieux, Thyeste, Phèdre, OEdipe, les Troyennes,
Médée, Agamemnon, Hercule sur l'Oeta, la Thébaïde
en deux parties, OEdipe à Colone et les Phéniciennes, rappellent,
par le fond comme par la forme, les autres oeuvres de Sénèque. Ces pièces,
faites plutôt pour être lues que pour être représentées, n'ont aucune
valeur dramatique; elles ne sont remarquables que par l'éclat et l'élégance
du style; l'auteur y tombe souvent dans l'affectation. On peut les rapprocher
des satires de Perse et de la Pharsale de Lucain, pour Ă©tudier
la morale stoïcienne, adaptée à la poésie et aux habitudes romaines.
On y a signalé la dureté de moeurs et la jactance ordinaires au théâtre
espagnol, mais aussi des situations fortes qui ont inspiré Racine et Corneille,
des sentences brillantes et concises, des arguments serrés qui rappellent
l'auteur piquant, spirituel et intelligemment moral des Lettres le Lucilius.
Quant
à la correspondance de Sénèque et de saint Paul, qui eut un succès
si grand au Moyen âge, il n'y a plus personne, depuis le Sénèque
et saint Paul de Aubertin, pour la considérer comme authentique.
Principaux
traités de morale et de philosophie
•
De la vie heureuse (de Vita beata). Le bonheur consiste dans
le souverain bien; c'est la vertu qui nous le donne; il faut, pour y parvenir,
obéir toujours à la raison, en dominant les affections et les désirs.
Sénèque, après avoir développé ces pensées, répond aux objections
que peuvent lui susciter ses immenses richesses; il les a acquises légitimement,
en use mieux que bien d'autres... |
«
Je ne suis pas encore un sage, dit-il, et mĂŞme, pour laisser toujours
quelque aliment Ă votre satire, je ne le serai jamais. Je ne me propose
pas d'égaler les plus vertueux, mais de surpasser les méchants. Il me
suffit de retrancher chaque jour quelque chose de mes défauts et de faire
la guerre à mes erreurs. »
Cette
ingĂ©nieuse apologie n'a pas arrĂŞtĂ© le reproche, justement adressĂ© Ă
Sénèque, d'avoir écrit sur un pupitre d'or l'éloge de la pauvreté.
•
De la Providence (de Providentia). Les Ă©preuves des justes
ne sont point opposées au dogme de la Providence; la vertu ne brille jamais
d'un plus vif éclat qu'au sein de la douleur. Sénèque tolère le suicide
comme remède au désespoir.
•
Les traités De la tranquillité de l'âme (De traquillitate
animi), De la colère (De ira), De la clémence
(De Clementia), sont remplis de préceptes, donnés sous la forme
d'entretiens familiers; le dernier a fourni â Corneille les traits les
plus intéressants de sa tragédie de Cinna.
•
Les consolations. Sénèque a laissé trois Livres de consolations;
d'abord à Helvia, sa mère : il lui écrit, de son exil en Corse, pour
la consoler de son absence et de plusieurs deuils récents; puis à Marcia,
noble Romaine qui pleurait la perte de son fils; enfin Ă Polybe, affranchi
de Claude; Sénèque, tout en lui exprimant ses regrets au sujet de la
mort de son frère, sollicite la fin de son bannissement.
•
Lettres Ă Lucilius (Ep. ad Luc.). Les Lettres Ă Lucilius,
au nombre de cent vingt-quatre, sont comme autant de traités de morale;
c'est dire qu'elles n'offrent pas toute la simplicité et le naturel du
genre épistolaire; elles forment néanmoins la partie la plus estimée
des oeuvres de Sénèque. Il y exprime de hautes pensées sur le divin,
sur la charité à l'égard de tous les humains, même des esclaves, qu'il
cherche à réhabiliter :
«
Celui que vous appelez votre esclave, oubliez-vous qu'il est formé des
mêmes éléments que vous? qu'il jouit du même ciel, qu'il respire le
mĂŞme air, qu'il vit et meurt comme vous? Il peut un jour vous voir esclave,
comme vous le voir libre. »
•
Les sept livres des Questions naturelles (Q. N). L'ouvrage
est adressé à Lucilius et dédié à Néron. Cet ouvrage est curieux
en ce que, seul, il nous renseigne sur l'Ă©tat des sciences, et notamment
des sciences physiques, chez les Romains. Les sept livres traitent : du
feu et des météores célestes, des éclairs et du tonnerre, de l'eau,
des vents, des tremblements de terre et des comètes.
L'ouvrage
a été consulté, durant tout le Moyen âge, autant au moins que celui
d'Aristote; mais, à la différence du savant écrivain grec, Sénèque
y songe plus Ă la morale qu'Ă la science. L'auteur atteint parfois Ă
la véritable éloquence, comme lorsqu'il décrit le cataclysme final qui
doit, selon lui, engloutir le monde. |
Sénèque est un des hommes les plus considérables
de la période impériale, un de ceux dont les écrits, le style et les
idées ont exercé la plus grande influence. C'est aussi un de ceux dont
la vie et les oeuvres ont suscité les discussions les plus vives. Admirateur
de la Rome antique, de tous les grands hommes
de la RĂ©publique, de RĂ©gulus,
de Cincinnatus et de Scipion,
de Cicéron et surtout de Caton;
d'un autre côté, partisan d'une vie cachée et soustraite au contact
de la multitude, il a fait l'éloge du pouvoir absolu et il a été le
ministre de Néron, il a même pu être considéré
comme son successeur Ă©ventuel, sans qu'on puisse affirmer qu'il n'ait
rien fait pour le devenir ou qu'il eût été fâché de l'être. Moraliste
souvent austère, vantant la constance du sage, recommandant la sobriété,
même l'abstinence des viandes et la pauvreté, il a été accusé d'adultère
et de cupidité, il a possédé de grandes richesses, il a loué, d'une
façon hyperbolique, Polybe et son maître Claude;
il a préparé pour Néron l'éloge funèbre de son prédécesseur, et
il a écrit cette satire virulente et grossière que constitue l'Apocolokyntose ;
il a vu, peut-être justifié le meurtre de Britannicus
et d'Agrippine, le renvoi d'Octavie,
la faveur d'Acté et de Poppée.
Le Moyen âge
en a fait un saint, C. Martha l'a appelé un directeur de conscience et
l'a rapproché de saint François de Sales
comme de FĂ©nelon, tandis que Diderot
et La Harpe voyaient en lui, le premier, pour
l'en louer, le second pour l'en condamner, le type du philosophe tel qu'on
le concevait au XVIIIe siècle. Que Sénèque
n'ait été ni voulu être un sage, c'est ce qu'il dit et répète sans
cesse :
«
Je montre, dit-il, aux autres le droit chemin que j'ai connu trop tard,
et après m'être lassé en courant de côté et d'autre (rectum iter,
quod sero cognovi et lassus errando, aliis monstro, Ep. ad. Luc, VIII)
».
Que, d'un autre côté, des accusations de
Messaline ou du délateur Suilius manquent
tout à fait d'autorité, c'est ce qu'on ne saurait contester. Enfin les
documents nous manquent pour juger et apprécier sûrement dans son ensemble
la vie privée et publique de Sénèque. Ce que nous pouvons, par contre,
entreprendre et mener Ă bonne fin, c'est de montrer comment, par suite
de la double éducation qui lui fut donnée, il se trouva lancé dans deux
directions différentes, comment il « courut de côté et d'autre »,
avant de s'engager résolument dans la voie qui en fit un philosophe en
spéculation et en pratique, comment, par conséquent, on se trompe lourdement
quand on puise indifféremment dans toutes ses oeuvres, comme l'ont fait
beaucoup d'historiens avant et après Eduard Zeller,
pour déterminer ses pensées maîtresses et reconstruire ses doctrines.
-
Sénèque
(Tableau du XVe
s.).
Sénèque reçut une éducation de rhéteur
et de sophiste, une éducation de philosophe. Rhéteur et sophiste, il
le fut surtout à l'imitation de son père. Sévère, attaché aux usages
des ancêtres pour qui l'autorité paternelle devait être incontestée,
Sénèque le rhéteur semble avoir commandé en maître à sa femme et
Ă ses enfants (Cons. ad. Helv.). Le plus illustre de ses fils avait
une affection très vive pour sa mère, pour la tante qui l'avait soigné
et aidé à obtenir la questure, pour ses frères,
pour ses enfants et les leurs (Cons. ad Helv.); il pleurait si immodérément
son ami Annaeus Serenus, qu'on le citait comme exemple parmi ceux dont
la douleur a été le maître (quos dolor vicit. Ep. ad. Luc., LXIII);
il trouvait que rien ne soulage et relève tant un malade que l'affection
de ses amis (Ep. ad Lucil., LXIII); il quittait Rome
pour se guérir de la fièvre, parce que le salut de sa femme Pauline était
attaché au sien (Ep. ad Luc., CIV). Pour son père, l'affection
et le respect sont plus grands encore. Ainsi, après avoir pris « la douce
et facile habitude » de s'abstenir de nourriture animale, il y renonce
parce que son père craint qu'on n'y voie une marque de superstition
et une sorte d'affiliation aux religions étrangères (Ep. ad Luc.,
CVIII). Plus tard, malade et souffrant, réduit à la dernière maigreur,
et disposé à se donner la mort, il s'en abstient, parce que son père,
très âgé et qui l'aime beaucoup, aurait autant de raison de le regretter
que lui de vouloir mourir (Ep. ad Luc., LXXVIII). Ce père, qui
l'amenait si aisément à abandonner une règle de vie qu'il jugeait excellente,
et à conserver une vie qu'il aurait voulu abandonner, exerça comme maître
une influence très profonde et très durable.
-
Extraits des
Lettres à Lucillius, de Sénèque
I. - L'âme du
sage est divine
«
Les rayons du soleil touchent la terre, mais tiennent encore au foyer d'oĂą
ils émanent; de même l'âme sublime et sainte du sage, envoyée sur la
terre pour nous montrer la Divinité de plus près, tout en vivant au milieu
de nous, reste encore attachée à la céleste patrie. Elle y tient, elle
la regarde, elle y aspire; c'est un génie supérieur descendu parmi nous.
Quelle est cette âme? - Celle qui ne se repose que sur ses propres biens.
» (Lettre XLI).
II. - Ce qui nous
est propre et ce qui nous est Ă©tranger
«
Quelle folie d'admirer dans un homme ce qui lui est Ă©tran ger! de s'extasier
devant ce qui peut en un moment passer Ă un autre! Le frein d'or ne rend
point un cheval meilleur. On ne doit se glorifier que de ce qui est sien.
On aime une vigne dont les sarments sont chargés de grappes, dont les
appuis suc combent sous le faix. Ira-t-on lui préférer une vigne au raisin,
au feuillage d'or? Non, le mérite de la vigne est dans sa fertilité;
chez l'homme, il faut louer ce qui est de l'homme. Il a de beaux esclaves,
un palais magnifique, des moissons abondantes, un revenu; tout cela n'est
pas lui, mais bien son entourage. Admirez en lui ce qu'on ne peut ni lui
donner ni lui ravir, ce qui est propre à l'homme ; c'est-à -dire son âme,
et, dans son âme, la sagesse. » (Lettre LXIII).
III. - Le sage
et Jupiter
«
Sextius avait coutume de dire que " Jupiter n'est pas supérieur à l'homme
de bien". Sans doute, Jupiter a plus de choses Ă donner aux hommes;
mais, à mérite égal, on n'est pas meilleur pour être plus riche; pas
plus qu'entre deux marins qui entendent Ă©galement bien la navigation vous
ne direz que celui qui a le plus beau vaisseau soit le plus habile. Qu'a
Jupiter qui le mette au-dessus de l'homme de bien? C'est d'ĂŞtre bon plus
longtemps. De même qu'entre deux sages, celui qui est mort plus âgé
n'est pas plus heureux que celui dont la vertu fut limitée à un plus
petit nombre d'années, de même Dieu ne surpasse pas le sage en félicité,
quoiqu'il le surpasse en âge. Ce n'est pas la durée de la vertu qui en
fait la grandeur. Jupiter possède tous les biens, mais pour en abandonner
la jouissance aux autres : le seul usage qu'il en fasse, c'est de les faire
servir au bonheur de tous; le sage voit avec tout autant de tranquillité
et de dédain que Jupiter les richesses concentrées dans les mains des
autres; il a mĂŞme cet avantage sur Jupiter, que ce dieu ne peut pas en
user; tandis que lui, sage, ne le veut pas. Suivons donc Sextius qui, en
nous montrant la bonne route, nous crie :
«
C'est par là qu'on arrive au ciel; c'est la frugalité, c'est la tempérance,
c'est le courage qui y conduisent. »
Les dieux
ne sont pas dédaigneux, non plus que jaloux; ils admettent ceux qui veulent
monter avec eux, et leur tendent volontiers la main. Vous paraissez surpris
que l'homme puisse pénétrer chez les dieux. Mais la Divinité elle-même
descend chez les hommes, et, bien plus, dans les hommes. Il n'y a point
d'âme vertueuse là où Dieu n'est pas.» (Lettre LXXIII).
IV. - Notre mal
n'est pas au dehors, il est au dedans de nous
«
Pourquoi nous faire illusion ? Notre mal n'est pas au dehors, il est au
dedans de nous-mêmes : il a son siège dans nos entrailles. Si nous recouvrons
difficilement la santé, c'est que nous ne nous savons pas malades. »
(Lettre XII).
V. - La mort volontaire
«
Quoi de plus beau que cette maxime que je confie Ă ma lettre pour vous
la soumettre?
"
Il est dur de vivre sous le joug de la nécessité; mais je ne vois pas
la nécessité d'y vivre assujetti. "
Eh! pourquoi
le subir en effet? partout des routes nous mènent à la liberté, nombreuses,
courtes, faciles. Rendons grâces à la Divinité; elle n'a enchaîné
personne à la vie; on peut fouler aux pieds jusqu'à la nécessité. »
(Lettre XII).
VI. - L'égalité
entre les hommes
«
Songez un peu que cet homme que vous appelez votre esclave est né de la
mĂŞme semence que vous, qu'il jouit du mĂŞme ciel, respire le mĂŞme air,
et, comme vous, vit et meurt. Il peut vous voir esclave, comme vous pouvez
le voir libre. A la défaite de Varus, que de Romains d'une illustre naissance,
à qui leurs exploits allaient ouvrir le sénat, se sont vus rabaissés
par la fortune! De l'un elle a fait un berger, de l'autre un gardien de
chaumière. Méprisez donc un homme pour sa condition, qui, toute vile
qu'elle vous paraît, peut devenir la vôtre! Je ne veux point entreprendre
une tâche immense, discuter l'emploi que l'on doit faire de ces esclaves,
victimes de notre orgueil, de notre cruauté, de nos mépris; je réduis
mes préceptes à un seul :
"
Traitez votre inférieur comme vous voudriez être traité par votre supérieur.
»
Ne pensez
jamais Ă votre pouvoir sur votre esclave, sans songer en mĂŞme temps Ă
celui qu'un maître aurait sur vous. » (Lettre XLVII).
VII. - Les esclaves
«
J'ai appris avec plaisir de ceux qui viennent d'auprès de vous que vous
vivez en famille avec vos esclaves! je reconnais lĂ votre prudence et
vos principes. Ce sont des esclaves; dites plutĂ´t des hommes. Des esclaves!
dites des hommes logeant sous le mĂŞme toit. Des esclaves! dites plutĂ´t
des amis dans l'abaissement. Des esclaves! eh! oui, des compagnons d'esclavage,
si nous considérons que la fortune a un égal pouvoir sur eux et sur nous.
[...]
Aussi
je ris, quand je vois des hommes tenir à déshonneur de souper avec leur
esclave; et pourquoi? parce qu'un usage insolent entoure le maĂ®tre, Ă
son souper, d'une foule d'esclaves debout autour de lui, Il prend, ce maître,
plus de nourriture qu'il n'en peut contenir; il surcharge avec une effrayante
avidité son estomac déjà plein et déshabitué de ses fonctions; il
avale avec peine, pour rejeter avec plus de peine encore; cependant ses
malheureux esclaves ne peuvent ouvrir la bouche, pas mĂŞme pour lui parler.
Le fouet est lĂ pour Ă©touffer tout murmure; le hasard lui-mĂŞme n'est
pas pour eux une excuse; une toux, un éternument, un hoquet, le plus léger
bruit, sont autant de crimes suivis du châtiment. Toute la nuit ils restent
debout, à jeun, en silence. Qu'en arrive-t-il? on se tait devant le maître,
on parle de lui en arrière. Mais les esclaves dont les lèvres n'étaient
pas cousues, ceux qui pouvaient converser devant le maître et avec lui,
ceux-là étaient prêts à mourir pour lui, à détourner sur leur tête
le péril qui le menaçait. Ils parlaient à table, mais ils se taisaient
à la torture. C'est encore notre arrogance qui a créé ce proverbe :
"Autant
d'esclaves, autant d'ennemis ".
Nos ennemis!
ils ne le sont pas; c'est nous qui les faisons tels. Je me tais sur d'autres
preuves de notre barbarie et de notre inhumanité à leur égard; je ne
vous les montre pas assimilés aux bêtes de somme, et comme tels, encore
trop accablés; tandis que nous sommes mollement étendus pour souper,
l'un essuie les crachats, l'autre, penché, recueille ce que rejette l'estomac
des convives pleins de vin; un troisième découpe les oiseaux les plus
rares, et, promenant avec aisance sa main savante de l'estomac au croupion,
les partage en aiguillettes. Il ne vit, le malheureux, que pour dépecer
proprement des volailles; heureux encore de faire ce métier par besoin,
au lieu de l'enseigner par plaisir! Cet autre, chargé de la censure du
repas, reste sans cesse debout, et note ceux des convives dont les flatteries,
dont les excès de gourmandise ou de langue mériteront une invitation
pour le lendemain. Ajoutez ces pourvoyeurs habiles, initiés à tous les
goûts du maître, qui savent quel mets le réveille par sa faveur, le
réjouit par son aspect.
Celui-lĂ
est un fou, qui, faisant marché pour un cheval, n'en regarde que la housse
et le frein, sans songer Ă la bĂŞte; mais plus fou encore est celui qui
juge un homme sur son habit, ou bien sur sa condition, qui est encore pour
nous une espèce d'habit. Il est esclave; mais peut-être son âme est
libre. Il est esclave; doit-on lui en faire un crime? Eh! qui ne l'est
pas? esclave de la débauche, esclave de l'avarice, esclave de l'ambition
: tous du moins esclaves de la peur! Je vois ce consulaire asservi Ă une
vieille femme, ce riche à une servante, des jeunes gens de la première
qualité à des comédiennes. Il n'est pas de servitude plus honteuse que
la servitude volontaire. Que les dédains de ces hommes ne vous empêchent
donc pas de vous dérider avec vos esclaves, et d'exercer votre autorité
sans orgueil. Faites-vous respecter plutĂ´t que craindre.
On
va m'accuser d'arborer pour les esclaves le bonnet de la liberté, d'attaquer
l'autorité des maîtres; eh bien! je le répète, mieux vaut de leur part
le respect que la crainte. - Ainsi donc les voilĂ sur le pied de nos clients
et de protégés! - Et vous-même, voulez-vous donc que les maîtres soient
plus difficiles que Dieu? il se contente de respect et d'amour. »
(Lettre XLVII).
VIII. - Il faut
s'Ă©loigner de la foule. - Les jeux du cirque
«
Que dois-je le plus Ă©viter? me dites-vous. - La foule... Le hasard m'a
conduit au spectacle de midi; je m'attendais à des jeux, à des facéties,
à quelque divertissement fait pour délasser de la vue du sang humain.
Je me trompais : la pitié présidait aux combats précédents; maintenant
plus de bagatelles : on veut l'homicide pur. Rien ne couvre le gladiateur,
tout son corps est exposé aux dangers; chaque coup fait sa blessure. Aussi
préfère-t-on ce spectacle aux combats ordinaires ou de faveur. Eh! que
de raisons de le préférer! Point de casque, point de bouclier, point
d'obstacle au fer. A quoi bon ces armures? cet art de l'escrime? Ă rien,
qu'à retarder la mort. Le matin, l'homme est exposé aux lions et aux
ours; Ă midi, aux spectateurs. Il vient de tuer, il va l'ĂŞtre; et le
vainqueur est réservé pour un autre massacre. Le sort de tous les combattants
est la mort; le fer et le feu en sont l'instrument. Tels sont les intermèdes
de l'arène.
[...]
«
Tue, brûle, frappe. Pourquoi tant hésiter à fondre sur le fer? tant
de circonspection à tuer? tant de mauvaise grâce à mourir? »
Le bâton
les pousse contre le fer; ils se jettent le sein nu au-devant de blessures
réciproques. Le spectacle est interrompu! que, dans l'entracte, des hommes
s'Ă©gorgent; cela fait toujours passer le temps.
Peuple
insensé, ne comprends-tu donc pas que les mauvais exemples retombent sur
celui qui les donne? » (Lettre VII).
(Sénèque,
Lettres Ă Lucilius).
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De lui nous avons, comme on l'a dit plus
haut, des Suasoriae et des Controversiae, c.-Ă -d. des recueils
de causes politiques et de causes judiciaires, débats fictifs où l'on
généralisait une question particulière, où l'on particularisait une
idée générale, où l'on déclamait pour plaire plutôt que pour convaincre,
où l'on préférait les ornements aux arguments, où l'on flattait l'oreille
par des sentences ou des amplifications pour se faire applaudir et non
pour prouver sa cause. Les sujets sont imaginaires, invraisemblables, extravagants;
on invoque des lois inventées à plaisir, les situations sont incroyables,
les sentiments extraordinaires. On n'a plus le sens de la réalité, on
n'a plus le sens de l'effort, on abuse des procédés, on remplace les
arguments par des idées générales, on cache la banalité du fond par
la recherche ou la préciosité de la forme.
Comme Ovide, Pline
le Jeune et Juvénal, Sénèque sera souvent
et longtemps un rhéteur, auquel se joindra un sophiste, d'autant plus
subtil, d'autant plus ingénieux qu'il aura suivi les leçons des philosophes.
Doué d'un goût très vif pour les sciences, dont témoignent toutes ses
oeuvres, perdues ou conservées, pour la philosophie
qui lui semble, comme Ă CicĂ©ron, propre Ă nourrir l'Ă©loquence et Ă
guider l'homme privé et public, il apprend avec Sotion et son maître
Sextius, Ă ĂŞtre tempĂ©rant et Ă s'abstenir de nourriture animale, Ă
« monter au ciel » par la frugalité, la force, la constance, à combattre
la fortune, à concevoir la grandeur du souverain bien sans désespérer
de l'acquérir. A l'école du stoïcien Attale,
oĂą il entrait le premier et dont il sortait le dernier (Ep. ad
Luc., 108), on enseignait , que l'on doit chaque jour remporter quelque
profit, on discourait contre les désordres, les erreurs et les maux de
la vie, on louait la pauvreté et la continence.
Sénèque embrassa tous ces préceptes
avec ardeur et, dans la suite, il lui en demeura quelque chose : ainsi
il renonça, pour toute sa vie, aux champignons et aux huîtres. Son éducation
philosophique fut complétée par la lecture. Il recueille, comme l'abeille,
ce qu'il trouve de meilleur partout (Ep. 84), puis il confond tous
ces sucs différents de manière à en faire une nourriture pour son esprit.
Aussi admire-t-il et utilise-t-il Platon et mĂŞme
Epicure, Carnéade
et les Cyniques comme ZĂ©non,
Cléanthe et Posidonius. Il reste toute sa vie
en communication avec des philosophes, avec Démétrios le Cynique, préoccupé
surtout de morale pratique (Ep., 62, De
benef., VII), avec d'autres, comme cela qu'il écoute discuter dès
la huitième heure du jour, parce qu'il n'est jamais trop tard d'apprendre
Ă devenir homme de bien (Ep. 76).
D'abord c'est le rhéteur, le sophiste,
l'orateur qui dominent, en utilisant toutefois les acquisitions du philosophe.
Un rhéteur qui, pour vaincre les difficultés, et plaire à son auditoire,
compose des Ă©loges analogues Ă ceux du perroquet, de la mouche, de la
goutte, de la fièvre quarte, ne sera-t-il pas tenté, pour échapper au
séjour détesté de l'île de Corse, de louer
Polybe, Claude et Messaline? L'orateur veut agir sur ses contemporains.
C'est un homme que la pauvreté n'effraie pas, mais qui aime une maison
remplie de richesses de toute espèce; qui se contente au besoin de remplir
ses devoirs d'homme, mais qui aspire aux honneurs, qui veut servir ses
concitoyens, mĂŞme rabattre au forum l'orgueil des parvenus insolents (De
tranq. animi). Par là s'expliquent la plupart des oeuvres composées
sous Néron, ainsi s'éclaire la conduite de Sénèque avec l'empereur,
dont il voudrait faire, pour le monde, un maître excellent ou tout au
moins supportable.
Les traités de Sénèque Sur la vie
heureuse, Sur le repos du sage, les Annales de Tacite
nous font saisir le but poursuivi, les moyens employés, enfin l'échec
définitif du précepteur et du ministre dont l'action, mal jugée par
ses amis et par les envieux, contrariée puis annihilée par les courtisans
et par les vices du prince lui-même, aurait pu produire des résultats
analogues Ă ceux que donna plus tard l'administration des Antonins.
Dès lors, sauf quelques exceptions très
rares d'ailleurs (Q. N., I, 16, Ep. ad Luc. 78, 98, 106),
il n'y a plus en Sénèque qu'un philosophe, travaillant pour lui-même,
pour quelques amis et aussi pour la postérité (Ep. 21). A plusieurs
reprises, il condamne les vaines subtilités, les discussions sophistiques,
les arguments captieux, les déclamations des rhéteurs comme des bagatelles
des dialecticiens (Ep. 20, 45, 48, 49, 82, 88, 109).
Les Lettres Ă Lucilius et les Questions
naturelles nous font connaître, dans toute leur ampleur, les doctrines
auxquelles il adhère dans ses dernières années. L'étude de la nature,
comprenant la physique et la théologie, a toujours tenu une grande place
dans sa vie. Il avait Ă©crit sur l'Inde et
sur l'Egypte, sur les poissons et
sur les pierres, sur les tremblements de terre, sur la forme du monde et
sur la providence; il se consolait et voulait consoler les autres par l'admirable
spectacle des choses divines, dont la contemplation fera la grande joie
des âmes bienheureuses.
-
Épreuves
des justes
«
Les dieux ne laissent tomber la prospérité que sur les âmes abjectes
et vulgaires. L'avantage de vaincre les calamités et les terreurs des
mortels est réservé pour le grand homme; jouir d'un bonheur continuel,
couler ses jours sans aucun revers, c'est méconnaître la seconde moitié
de la nature. Vous ĂŞtes un grand homme; mais comment le saurai-je, si
la fortune ne vous a pas mis à la portée de montrer votre vertu? [...].
Je
le rĂ©pète donc, c'est pour l'intĂ©rĂŞt de ceux qu'il veut Ă©lever Ă
la vertu que Dieu leur envoie des occasions de montrer du courage et de
la fermeté, ce qui ne peut se faire sans quelque adversité. Le bon pilote
se reconnaît dans la tempête, et le soldat sur le champ de bataille.
Ne redoutez donc pas ces aiguillons dont les dieux se servent pour réveiller
votre courage : l'adversité est une épreuve de la vertu.
Les
véritables malheureux sont ceux qu'un bonheur tient engourdis; ils ressemblent
au navigateur que le calme arrĂŞte au milieu d'une mer immobile : le moindre
accident est tout nouveau pour eux; l'adversité leur est plus sensible,
parce qu'ils n'en ont pas l'expérience, de même que le joug est plus
insupportable aux animaux sauvages [...]. Ainsi le divin se plaît à endurcir
et exercer ceux qui lui sont agréables; ceux au contraire qu'il semble
traiter avec plus de douceur et de ménagement, sont faits pour plier sous
les maux qui leur sont destinés [...]. Vous me demandez pourquoi le divin
envoie aux gens de bien des maladies et d'autres accidents; et moi je vous
demande pourquoi, dans les camps, ce sont toujours les plus braves soldats
qu'on charge des commissions les plus dangereuses? Faut-il, pendant la
nuit, dresser une embuscade à l'ennemi, reconnaître les chemins, surprendre
un poste, ce sont des troupes d'Ă©lite qu'on en charge; cependant aucun
d'eux ne se plaint d'avoir été maltraité par son général; au contraire,
il s'applaudit de la bonne idée qu'il a eue de lui.
Ainsi
les hommes Ă qui la Providence ordonne de souffrir des maux insupportables,
doivent dire aux timides et aux lâches :
«
Le divin nous estime assez pour Ă©prouver sur nous jusqu'oĂą peut aller
la constance humaine. »
(Sénèque,le
philosophe, Traité de la Providence).
|
Après de nombreuses années employées
à des études vaines (Q. N., III, préf.) et quand la vieillesse
le presse, il pose le fondement d'un immense Ă©difice et entreprend de
décrire le monde. Il a le goût et le sens de l'observation : il examine
une île flottante à Cutilies (III, 24); il fait envoyer par Néron deux
centurions Ă la recherche des sources du Nil
(VI, 7); il demande à Lucilius de répondre,
après un examen direct, à diverses questions qu'il lui pose sur Charybde
et sur l'Etna (Ep. 79); il utilise le raisonnement par analogie,
comme les Modernes (Q. N., 1, 3); il connaît et discute toutes
les opinions de ses prédécesseurs, mais il pense qu'il vaut mieux rassembler
des causes que des autorités.
Surtout il insiste sur ce point que les
Anciens ont pu et dĂ» se tromper, parce que toutes choses Ă©taient nouvelles
pour eux (VI, 5), parce que nous manquons d'observations anciennes, en
ce qui concerne les comètes, par exemple (VII, 2) et il célèbre avec
un enthousiasme qui ne sera pas dépassé dans les temps modernes, les
progrès et les découvertes des siècles futurs
(VII, 25, 26, 30, 31).
A côté ou au-dessus des phénomènes
qui se produisent dans les cieux, dans les airs ou sur la Terre, il y a
les choses divines et célestes qui soulèvent des questions multiples
sur la formation, l'organisation et le gouvernement, sur la destruction
et la renaissance de l'univers, sur l'âme qui doit tenir dans l'humain
la place que le divin tient dans le monde, sur son origine, sa destinée,
etc. Non seulement l'Ă©tude de la nature, ainsi comprise, nous apprend
comment s'enchaînent les effets et les causes, mais encore elle nous enseigne
à dompter les vices, à développer les vertus, elle nous conduit à la
contemplation du divin et de ses oeuvres, d'où résulte le souverain bonheur.
L'astronomie de
Sénèque.
Sénèque, dans ses Questions naturelles,
émet quelques idées qui sont comme des inspirations d'un véritable génie.
Ainsi, après avoir parlé de la multitude des astres qui décorent les
nuits sereines, il s'Ă©crie :
"Eh
quoi; il n'y en aurait que cinq (Mercure ,
VĂ©nus ,
Mars ,
Jupiter
et Saturne ),
auxquels il fut permis de se mouvoir, tandis que les autres se tiendraient
Ă la mĂŞme place comme un peuple fixe et immobile (caetera stare, fixum
et mobilem populum) [Sénèque : Naturales quaestiones, VII,
24.]?"
Ailleurs il cite une théorie d'Apollonius
le Myndien, que nous croyons devoir reproduire. Il s'agit des comètes .
"Apollonius
dit que beaucoup de comètes se meuvent comme des planètes (multos
cometas erraticos esse)… Seulement leur forme, comme leur orbite
est plus allongée (procerior et in longum producta). La comète nous est
invisible, tant que sa course se prolonge dans les régions les plus éloignées
de l'univers; elle ne nous apparaît que dans sa course la plus rapprochée
de nous (non est illi palam cursus : altiora mundi secat : et tunc demum
apparet, quum in imum cursus venit) [Sénèque : Nat. Quaest. VII, 17].
"
Sénèque adopte avec chaleur cette opinion
d'Apollonius de Mynde. Après avoir rejeté le sentiment des philosophes
qui regardaient les comètes comme "des feux passagers", l'auteur
des Questions naturelles ajoute :
"Si,
nous objecte-t-on, les comètes étaient des espèces de planètes, elles
ne sortiraient pas du zodiaque. Mais quel homme oserait assigner aux astres
une route unique?… Les planètes mĂŞmes dĂ©crivent des orbites diffĂ©rentes
les unes des autres; pourquoi n'y aurait-il pas d'autres corps célestes;
qui auraient chacun une route particulière à parcourir, quoique fort
Ă©loignĂ©e des routes que suivent les planètes?… Si l'on me demande pourquoi
on n'a pas observé le cours des comètes, comme celui des cinq planètes,
je répondrai qu'il y a beaucoup de choses dont nous savons qu'elles existent,
sans en connaître la nature. Tout le monde reconnaît l'existence de cette
force intérieure; - qu'on l'appelle âme ou autrement, - qui excite et
dirige nos mouvements; mais personne ne nous dira ce qu'est cette force
directrice, souveraine de notre corps; pas plus que personne ne nous instruira
du lieu qu'elle occupe : l'un de vous dira que c'est un esprit ou souffle
(spiritus), l'autre une harmonie (concentus); celui-ci, un air subtil;
celui-là , une puissance immatérielle. Il y en a qui la placent dans le
sang; d'autres, dans la chaleur. Notre esprit a si peu de lumière sur
les ouvrages de la nature, qu'il en est encore Ă se chercher lui-mĂŞme.
Est-il donc surprenant que ces choses ne soient pas encore, pour nous,
assujetties Ă des lois certaines; qu'on ne connaisse pas le commencement
et la fin de la révolution de ces corps qui ne reparaissent qu'au bout
d'un long intervalle? Il n'y a pas encore mille cinq cents ans que la Grèce
s'est occupée d'astronomie. Il existe encore aujourd'hui beaucoup de nations
qui ne connaissent le ciel que de vue, qui ne savent pas pourquoi la Lune
s'éclipse : la raison de ce phénomène n'est d'ailleurs bien connue chez
nous que d'hier. Il viendra un temps oĂą, Ă force de patientes recherches,
on tirera au clair ce qui nous est caché aujourd'hui. L'âge d'un homme
ne suffit point pour de telles découvertes, lors même qu'il se consacrerait
tout entier à l'étude du ciel. Que peut-on espérer quand on a reçu
en partage une vie, déjà si courte, fort inégalement répartie entre
des occupations frivoles et les études sérieuses! Ce ne sera donc qu'après
une longue suite de générations que l'on parviendra à savoir ce que
nous ignorons. Un temps viendra oĂą nos descendants seront surpris que
nous ayons ignoré des choses si patentes (veniet tempus, quo posteri tam
aperia nos nescisse mirentur)."
Ce beau passage, que nous avons cru devoir
citer en entier, a été pour Montucla presque
un objet de raillerie.
"Sénèque
saisit, l'opinion des retours périodiques des comètes avec une sorte
d'enthousiasme, et, s'élançant pour ainsi dire dans l'avenir; il ose
prédire qu'il viendra un temps où leurs cours sera connu et assujetti
à des règles, comme celui des planètes. A en juger par ce trait, Sénèque
eût eu un peu de peine à adopter les vérités les plus sublimes de l'astronomie
moderne."
Montucla est mort en 1799, sans avoir connu
l'existence des comètes périodiques. S'il avait vécu quelques années
de plus, il aurait pu voir briller, pour employer son langage, parmi "les
vérités les plus sublimes de l'astronomie moderne", précisément
la découverte des comètes dont "le cours est assujetti à des règles,
comme celui des planètes." Qu'on ne se moque donc jamais des jugements
quels qu'ils soient, qui en appellent Ă l'avenir!
Sénèque avait pour ainsi dire le flair
des grandes choses. N'est-ce pas lui qui a prédit la découverte du Nouveau
Monde? On connaît ces vers de la Médée,
tragédie de Sénèque :
"
Venient annis
Saecula
seris quibus Oceanus
Vincula
rerum laxet, et ingens
Pateat
tellus, Thetysque novas
Deteget
orbes."
C'est encore Sénèque qui posa résolument
le grand problème du mouvement de la Terre ,
en ces termes :
"Il
est temps que nous sachions si c'est le monde qui tourne, la Terre restant
immobile, ou si c'est la Terre qui tourne, le monde demeurant fixe (utrum
mundus terra stante circumeat, an mundo stante terra vertatur)… C'est un
problème digne d'exercer l'esprit humain que de s'enquérir de l'état
des choses oĂą nous sommes, que de savoir si la demeure qui nous est Ă©chue
est inerte, ou si elle se meut très rapidement [Sénèque
: Nat. Quaest., VII, 2.]."
L'auteur relégua la solution de ce problème
parmi "les choses si patentes", qu'on sera, pour nous servir de
son langage, un jour "surpris qu'elles aient été ignorées si longtemps."
La morale de Sénèque.
La morale, essentiellement
ascétique et mystique
des Lettres à Lucilius, complète cette philosophie toute théologique.
Le fond en est stoïcien, mais Sénèque choisit,
mĂŞme chez Epicure, vers qui inclinaient Lucilius
et beaucoup de Romains, les maximes qui lui
plaisent et il pense par lui-même. Il a des préceptes admirables, pour
tous les temps, sur la manière de se comporter avec ses serviteurs ou
ses esclaves (Ep. 47), sur la nécessité de régler notre vie et
nos pensées, comme si l'on pouvait pénétrer
au fond de notre coeur (Ep. 83), d'aimer pour être aimé, d'être
constant dans nos volitions (semper idem
velle atque ideas nolle), de bien employer une vie si courte, de se
résigner à ce que l'on ne peut empêcher, de prendre pour modèle quelque
homme de bien, etc.
Mais surtout il recommande de se préparer,
par tous les moyens dont on dispose, à supporter la pauvreté, la souffrance,
la maladie et la mort, de mépriser les opinions
du vulgaire, de travailler à libérer notre âme
de cette prison qui est pour . elle le corps, de faire consister notre
bonheur et notre sagesse dans la vertu, d'obéir au divin, de consentir
à sa volonté, de l'imiter en mettant le calme en soi-même, de s'assurer
ainsi, pour le cas où l'âme survivrait au corps - et c'est manifestement
d'après l'ensemble des textes, la doctrine à laquelle il se rallie -
le contemplation des choses divines, la connaissance de tout ce qui nous
échappe en cette vie, mais qui ne saurait échapper aux âmes bienheureuses.
On comprend que cette morale ait frappé
les chrétiens des premiers temps, auxquels
s'imposaient les mêmes préoccupations et un but qui pouvait paraître
identique. Mais il faut se souvenir que ce n'est pas là tout Sénèque.
Ce n'est qu'un moment dans son existence intellectuelle et sociale. A côté
du penseur pratique, obligé de renoncer aux affaires publiques et réduit
à un prosélytisme individuel, il y eut non seulement le rhéteur et Le
sophiste, mais encore le savant, le philosophe
soucieux de faire triompher le stoĂŻcisme dans ce qu'il pouvait offrir
d'excellent pour les moeurs et les institutions romaines. Cette complexité
fait l'originalité et l'unité de son oeuvre ; elle en explique l'influence
divergente et continue; elle justifie les enthousiasmes les plus vifs et
les critiques les plus passionnées. (François
Picavet).
 |
Editions
anciennes - Les oeuvres philosophiques
ont été éditées et commentées par Erasme,
Bâle, 1515 et 1529, in-f.; Muret, 1593; J. Gruter, 1594; Juste-Lipse,
Anvers, 1605;. Godefroy, Paris, 1607; Gronovius, Leyde, 1649; cum notis
Variorum, 3 vol. in-8, Amsterdam, 1672; aux Deux-Ponts, 1782. Les Ă©ditions
les plus récentes sont celles de Ruhkopf, Leipzig, 1797-1812, 5 vol. in-8;
de M. N. Bouillet, avec un choix des commentaires,
dans la collection des Classiques latins de Lemaire, 5 v. in-8,
1827-32, et de Fickert, 6 v. in-8, Leips., 1842-47. Elles ont été trad.
par Lagrange, 1778, 7 vol. in-12 (sans texte), et 1819, 14 vol. in-12 (avec
le texte en regard et des notes de Naigeon).
Il en a également paru des traductions complètes dans les collections
Panckoucke et Nisard.
Les
tragédies ont eu aussi de nombreux éditeurs : Ascensius, Paris, 1514;
Delrio, Anvers, 1576 et 1593; J. F. Gronovius, Leyde, 1661; Schroeder,
Delft, 1728; enfin Pierrot, dans la collection Lemaire, 3 vol. in-8, 1829-1832.
Elles ont été traduites en franç. par Coupé (1795), Levée (1822),
Greslou (dans la collect. Panckouke), 1834, Savalète et Desforges (dans
la collection Nisard), 1844.
On
peut consulter sur cet auteur l'Essai sur la vie et les ouvrages de
Sénèque, de Diderot écrit enthousiaste, mais déclamatoire; l'Abrégé
analytique de la vie et des oeuvres de Sénèque, de Vernier, 1812,
la Vie de Sénèque, de Rosmini, en italien;
Reinhardt, De L. A. Senecæ vita atque scriptis, Iéna, 1817; Brink,
De L. A. Senecæ ejusque in philosophiam meritis, Groningue, 1829.
On doit Ă M. A. Fleury de curieuses Recherches sur les rapports du
philosophe avec S. Paul, Paris, 1853.
En
librairie - Oeuvres de Sénèque :
De la constance du sage, suivi de la tranquillité de l'âme, Gallimard,
2003; La Tranquillité de l'âme, Mille et une Nuits, 2003; De
la Providence, de la Constance du Sage, Flammarion, 2003; Consolation
à Helvia ma mère, Mille et une Nuits, 2003; Lettres à Lucilus,
Mille et une Nuits, 2002; Mort... sereinement, Nataraj, 2002 (extraits
de lettres à Lucilius); Sur la brièveté de la vie, Mille et une
Nuits, 1998; Médée, Flammarion, 1999; Sentences, divisions
et couleurs des orateurs et des rhéteurs, Aubier, 1993; La vie
Heureuse et les Bienfaits, Gallimard (Tel), 1996; L'Homme
apaisé, Colère et Clémence, Arléa, 1995; Théâtre complet,
Imprimerie nationale, 1991-92, 2 vol. I - Phèdre, Thyeste, Les Troyennes,
Agamemnon, (actuellement indisponible), II - Hercule furieux, Hercule
sur l'Oeta, Les Phéniciennes. Signalons enfin la quinzaine d'Ouvrages
de Sénèque publiés par Les Belles Lettres (Série latine), parmi
lesquels : L'Apocoloquintose du Divin Claude, 1967; Les Questions
naturelles, 2 vol. .
Sur Sénèque et son oeuvre : Janine Fillion, Les lettres de Sénèque,
une philosophie du bonheur, L'Harmattan, 2000; de la mĂŞme, Le De
Ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Méridiens
Klincksieck, 2000; Florence Dupont, Médée de Sénèque, ou comment
sortir de l'humanité, Belin, 2000; de la même, Les monstres de
Sénèque, Belin, 1995; Jean Jacquot, Marcel Oddon, Les tragédies
de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, CNRS, 2000; Joël Schmidt,
L'Apôtre et le Philosophe, Saint Paul et Sénèque,
une amitié spirituelle, Albin Michel, 2000; René Morisset, Thévenot,
Sénèque, Magnard (Manuel scolaire), 2000; Pierre Grimal, Sénèque,
ou la conscience de l'Empire, Fayard, 1991.
Parallèles
et prolongements : Saint Paul, Sénèque, Lettres (prés. Paul Aizpurua),
Gallimard, 2000; François Tristan-L'Hermite, La mort de Sénèque,
Société des textes français modernes, 2003; Sven Delblanc, La Mort
de sénèque, L'Elan Editions, (Théâtre); Julien-Offroy La Mettrie,
De la Volupté, anti-Sénèque, l'Ecole de la volupté, Système d'Epicure,
Desjonquères, 1998.
Paul
Veyne, Sénèque,
une introduction, Tallandier, 2007. - La
vie de Sénèque est un roman des temps néroniens. Né à Cordoue au début
de notre ère, il a mené une triple carrière d'homme d'affaires, de conseiller
du prince et de littérateur. Précepteur puis ami de Néron,
il se donna la mort sur ordre de l'empereur en 65. Il avait vécu en stoïcien,
il disparut en stoĂŻcien, atteignant par le suicide le stade suprĂŞme de
la liberté. Présentant la vie et l'oeuvre de Sénèque, Paul Veyne, met
en évidence l'actualité de sa philosophie et de ses choix, dont témoigne
la Lettre 70 en fin de volume. (couv.).
- Sénèque, Les Halos et l'Arc-en-ciel,
(extrait du Livre I des Questions Naturelles, trad. E.M. Greslou).
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