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La philosophie
que l'on désigne sous le nom de stoïcisme prit naissance
dans les dernières années du IVe
siècle avant notre ère; elle tint bien vite en balance les
doctrines les plus fameuses. Ces principaux représentants
furent Zénon, Cléanthe,
Chrysippe,
Panaetius,
Posidonius,
Sénèque
, Épictète,
Arrien
et l'empereur Marc-Aurèle. Ce fut,
dès son commencement, une philosophie
morale et pratique; un caractère qui se prononça, lorsqu'elle
passa au IIe siècle av. J. -C. de
la Grèce
à Rome.
Également en lutte avec les hédonistes-épicuriens
et les intellectualistes de l'Académie,
elle poursuit sa marche conquérante et, forte de toute une suite
de grands penseurs qui l'ont de mieux en mieux affermie, elle résiste
aux attaques contraires; enfin elle éclipse ses rivales, grâce
à l'heureuse fortune qui lui assura la conquête morale de
l'élite du monde romain. Elle sera le plus solide des adversaires
que rencontrera le christianisme .
Quand la religion
chrétienne se constituera une dogmatique,
il y a deux doctrines auxquelles elle fera de
larges emprunts, que les critiques modernes ont établis de façon
indiscutable : le platonisme, dont elle s'appropriera,
pour une part, considérable, la métaphysique;
le stoïcisme, dont elle utilisera, sauf à en adoucir l'âpreté,
les leçons morales. De ces leçons la mieux entendue, la plus
féconde, aura été celle qui, par delà les patries,
enseigne à embrasser le bien de tous nos semblables et propose aux
coeurs la caritas generis humani. Le développement et l'emprise
du christianisme devait rejeter pour de longs siècles la doctrine
stoïcienne dans l'ombre. Cette éclipse du moins a eu son lendemain.
Si, pendant la Renaissance, nous ne la voyons pas officiellement reprendre
vie, il est incontestable que quelque chose de son inspiration passera
dans les sectes de la Réforme. Mais surtout l'empreinte du stoïcisme
sera profonde, incontestée, sur la philosophie éthique du
maître moderne dont l'enseignement aujourd'hui encore exerce une
influence presque souveraine: je veux dire cette "métaphysique des
mœurs" que Kant a instituée et qui demeure
la forme la plus achevée, en tout cas la plus vigoureuse, de la
morale de la volonté pure, en opposition avec les types si variés
des doctrines, soit de l'intérêt, soit du sentiment.
L'histoire du stoïcisme se trouve donc indissolublement liée
à l'histoire elle-même de la philosophie
morale.
Résumé
des doctrines stoïciennes - Remarquons pour commencer que la métaphysique
des Stoïciens est loin d'être exempte de contradictions : d'abord,
considérée dans son ensemble, elle est plutôt une physique
qu'une métaphysique, et elle en porte
le nom. Hors de l'esprit, tout est corps;
dans l'esprit, tout est perception sensible;
tel est le double principe de l'ontologie
et de la logique des Stoïciens. On parle
souvent du caractère idéaliste de leurs doctrines,
et il est bien vrai que l'idéalisme
y domine à certains égards. A côté de ce principe,
voilà une de ces contradictions dont nous parlions tout à
l'heure : tout est corporel; toute connaissance
est connaissance sensible. Cela ne veut pas dise que toute connaissance
reste à l'état de sensation particulière,
et que nous ne puissions connaître que les corps
limités et périssables avec lesquels nous sommes habituellement
en rapport. L'esprit généralise
ses sensations; en cela consiste l'anticipation ou prolepse; et,
en les généralisant, il arrive à concevoir un principe
(unique peut-être, peut être multiple, la question se présentera
plus loin), l'infini, qu'il serait plus exact
de nommer l'indéfini, nulle sensation, nulle expérience
particulière ou généralisée ne pouvant donner
l'infini, principe qui est, comme tout le reste, corporel; de sorte que
le corps est partout, remplit tout, et que le vide, contrairement à
l'opinion des Épicuriens,
n'est nulle part; principe enfin qui, en se déterminant, devient
tout ce qui est, le monde, Dieu et l'humain tout
à la fois.
Présenté
sous ce jour, le Stoïcisme a tout l'air d'une philosophie panthéiste;
mais en arrivant au monde et à Dieu, on retrouve
le Dualisme. Toute existence
présente plus ou moins clairement un caractère de dualité
: dans la pierre, il y a autre chose que les molécules matérielles;
il y a la force de cohésion qui les maintient agrégées;
de même les éléments constitutifs de la plante ne se
ressemblent et ne se conservent que sous l'influence de je ne sais quelle
force végétative; dans les animaux, dans l'humain, la dualité
est encore plus marquée. On peut hésiter et se méprendre
sur la question de savoir si la vie elle-même est double; mais on
ne peut méconnaître la distinction de la matière
et de la vie. Ces faits étaient frappants, et d'ailleurs une philosophie
antérieure, celle d'Aristote, avait profondément
tracé la distinction universelle de la matière et de la force.
Cette distinction, les Stoïciens se l'approprièrent et en tirèrent
parti conformément à leurs idées.
Le monde tout entier résulte, suivant eux, de l'union de la substance
ou de la matière (hylè) avec la force on raison
génératrice (logos spermatikos) qui s'appelle aussi
la nature (physis).
Comment
se fait cette union, et qu'est-ce au juste que cette force génératrice
qui s'unit à la matière? C'est ici le lieu de dire quelques
mots d'un nouveau principe qui reparaîtra à tous les degrés
de l'existence, de la tension, qui est,
suivant les Stoïciens, le principe de tout bien, comme son contraire,
le relâchement, est le principe de tout mal. Or, c'est précisément
par la tension de la force dans la matière que tout est produit.
Il ne faut pas s'y tromper : la substance est
corporelle; mais la force l'est aussi. C'est ce corps plus subtil que l'air,
plus subtil que le feu, qu'on voit si souvent figurer dans la physique
des Anciens; l'éther qui échange et pénètre
toutes choses, qui porte partout la vie, et qui, combiné dans des
proportions diverses avec Ia matière, devient force de cohésion
dans le minéral, force végétative dans la plante,
âme
raisonnable dans l'humain, âme du monde dans le grand Tout.
Rien
n'est plus bizarre et plus curieux que les idées des Stoïciens
sur la formation, la conservation et la destruction du Monde : il est,
à leurs yeux, un grand être animé (Zoôn)
qui vit et respire comme les autres animaux. Il y a, dans le Monde comme
dans les animaux, un véritable mouvement respiratoire, dont les
alternations forment les phases de son histoire. Ainsi, au commencement
l'éther, la raison ou l'âme
(c'est tout un) commence à se tendre, c'est-à-dire à
se condenser. De là résulte, dans son sein, la formation
d'un milieu plus dense, d'une sorte de noyau; c'est l'air. Puis la contraction
se prolongeant, la sphère de l'eau se forme dans la sphère
de l'air; puis, dans celle-ci, la sphère solide; ce qui n'empêche
pas les combinaisons partielles d'où naissent les plantes, les animaux,
etc. C'est là la période du développement. Quand le
Monde est arrivé sa terme de cette période, le relâchement,
c'est-à-dire la dilatation, succède à la contraction,
et, par un mouvement
rétrograde, tout s'absorbe dans l'éther après en être
sorti, jusqu'à ce que, les choses étant revenues à
leur état primitif, une nouvelle contraction recommence qui ramène
les mêmes phénomènes, non seulement dans leur ensemble,
mais jusque dans leurs moindres détails, et ainsi de suite pendant
toute l'infinité de la durée, où chacune de ces périodes
occupe plusieurs milliers d'années.
Les
Stoïciens qui aimaient à rattacher leurs idées aux croyances
populaires et mythologiques ,
trouvaient, dans la fable du Phénix ,
le symbole de cette cosmogonie. Le Monde, comme l'oiseau, recommence indéfiniment
son existence; comme lui, il périt dans
le feu (aether; aethô, brûler) et renaît de ses
cendres.
Ainsi
l'éther est à proprement parler l'esprit
qui anime le grand Tout, l'Ame du monde : mens agitat molem... Dans
la théorie stoïcienne, il n'y a pas d'autre cause,
pas d'autre Dieu, à moins qu'en ne veuille
donner ce nom à l'inexorable fatalité,
dont le dogme, par une contradiction non moins étrange que les précédentes,
y subsiste à côté du dogme de la providence.
Les Épicuriens avaient nié la
Providence, et étaient arrivés au fatalisme
par la doctrine du hasard; les Stoïciens
y arrivèrent par la voie contraire, celle de l'universelle détermination
( Déterminisme)
des causes. En réalité, la providence
est la sagesse et la puissance de Dieu librement
appliquée au gouvernement du monde. Bien de pareil chez les Stoïciens;
et, bien qu'ils attribuent à Dieu l'intelligence
et la puissance, bien qu'ils le représentent comme s'occupant des
affaires de ce monde, il est clair que c'est là un soin stérile,
qui ne peut rien changer à l'ordre immuable
des choses, qu'une nécessitéaveugle
(fatum stoïcum) avait fatalement déterminé de
toute éternité. C'est donc, pour
ainsi dire, d'une manière subreptice, que ces idées de providence
et d'attributs moraux ont pénétré
dans la théorie des Stoïciens.
Nous
avons annoncé que ces spéculations
métaphysiques des Stoïciens, toutes chimériques qu'elles
soient, étaient propres à éclairer quelques points
de leur morale. II s'agit surtout de la Tension, qui est, comme
on l'a dit, le principe de tout bien, et non seulement de tout bien, mais
de toute science car, en ceci du moins, conséquents avec eux-mêmes,
les Stoïciens ont toujours eu cette idée
présente à l'esprit, dans leur logique
et dans leur morale, aussi bien que dans leur
physique. Partout la force et l'effort. Héraclès
/ Hercule
est le rénovateur de la philosophie,
et la stoïcien Cléanthe est le second
Hercule. Donc, au lieu de se laisser aller au courant de l'opinion, dont
les incertitudes troublent le sage, il faut tendre la raison, d'abord pour
passer des images sensibles aux représentations
compréhensives, qui les rapportent à leurs objets et à
leurs causes, puis aux Prolepses qui expriment les rapports naturels et
invariables des choses. De là à la science il n'y a plus
qu'un pas, et c'est encore l'effet d'une tension nouvelle et supérieure.
A la
réception passive des images, et aux trois degrés de tension
qui lui succèdent, correspondent différents états
de l'âme, la représentation,
l'assentiment, la compréhension,
la science, respectivement exprimés par les emblèmes de la
main ouverte, demi-fermée, fermée, fermée et serrée
fortement avec l'autre main.
«
Zénon,
dit Montaigne, peignoit de geste son imagination
sur cette partition des facultez de l'âme : la main espandue et ouverte,
c'estoit Apparence; la main à demy serrée et les doigts un
peu crochés, Consentement; le poing fermé, Compréhension;
quand de la main gauche il venoit encores a clorre ce poing plus estroict,
Science ».
La même
préoccupation se fera sentir dans toutes les parties de la morale
: L'humain, constitué, comme tous les autres êtres,
par l'union de la matière et de la force, qui est en lui raison,
a conscience de celle-ci et de sa supériorité
sur la matière. Assujetti, comme les autres animaux, aux fonctions
de nutrition et de reproduction, il sait bien que ce sont là des
fonctions inférieures, et que ce qui le fait humain, c'est, avec
la raison elle-même, l'amour de la science et de la vérité,
les soins de la famille et de la société, l'exercice de la
tempérance, du courage, de la grandeur d'âme, de la bienfaisance,
qui ne sont autre chose que le développement de la raison. Telle
est la nature propre de l'humain, dans laquelle les derniers Stoïciens
donnent surtout une grande place aux vertus sociales,
à tout ce qui tend au salut et au bien des autres humains. L'humain,
dit Marc-Aurèle, est naturellement
sociable et ami des autres humains (philanthrôpos kaï koïnônikos).
Or, pour tout être, le bien, c'est de vivre conformément à
sa nature, et de maintenir sa constitution par
des actes convenables. Ce sera là aussi le bien de l'humain, et
par suite sa loi : vivre conformément à la nature,
formule célèbre, qui se traduira pour lui en celle-ci : vivre
conformément à la raison. Mais la raison, c'est le principe
de l'effort et de la tension. II faut donc, ici encore, que l'homme tende
à la raison, et qu'au lieu de céder à l'instinct,
comme les animaux, il agisse par raison, même quand il s'agit de
donner satisfaction aux besoins
inférieurs de sa nature. A ce prix seulement, les fonctions naturelles
(officia) deviennent actions droites et vertueuses. La vertu est
un art, c'est l'art de la vie, ou l'art de devenir bon; et l'on devient
bon en rendant la raison maîtresse des passions,
qui sont un relâchement, une maladie de l'âme, produite, comme
les maladies du corps, par l'atonie (a privatif,
tonos, tension,
défaut de tension ); et l'on arrive à la perfection, en étendant
aussi loin que possible cet empire de la raison.
Jusqu'à
présent cette morale n'offre que de vigoureux
préceptes; mais voici le moment où elle va dégénérer
en paradoxes, par l'excès même d'élévation où
elle s'efforce de monter. Comme rien n'est bon, suivant les Stoïciens,
de ce qui n'est encore qu'un moyen d'être appliqué à
de mauvaises fins, et comme on peut faire un mauvais usage des richesses,
du pouvoir, de la santé, de la vie même, au lieu de nous montrer
le sage gouvernant par la raison les penchants qui portent l'homme à
rechercher ces biens inférieurs, le Stoïcisme placera l'idéal
de la sagesse dans je ne sais quelle vertu ascétique
et hautaine, plus négative que positive, s'isolant du monde et de
la vie active, et toute prête à rejeter l'existence même,
pour peu qu'elle sente un embarras et une cause de trouble. Il serait ajuste,
toutefois, de faire peser sur la secte entière la responsabilité
de ces maximes, aussi bien que de quelques autres paradoxes bien connus,
dont déjà, de son temps, Horace
se moquait à bon droit. Le Stoïcisme, en descendant de ces
hauteurs chimériques pour se mettre à la portée de
l'humain, non tel que le veut et le conçoit l'esprit de système,
mais tel qu'il est réellement, loin de rien perdre de sa puissance
et de son autorité, a conquis, au contraire, par là les titres
qui en font, malgré ses imperfections, une philosophie destinée
à ne point périr. (B-E.).
En traçant au préalable cette
esquisse de la fortune du système, nous nous sommes prêté
en quelque mesure à une mutilation pour ainsi dire consacrée.
Nous avons paru prendre exclusivement le stoïcisme au sens de philosophie
du devoir, philosophie dont les contreforts, soit physiques,
soit logiques, pourraient être sans inconvénient
négligés. Une telle réduction aurait assurément
bien surpris les premiers maîtres stoïciens. Ce qui est sûr,
c'est que ce semble avoir été la destinée
de ce système de subir une sorte de démembrement graduel.
Chez ses interprètes grecs, la partie logique occupe la première
place; elle est tenue pour inséparable du reste; bien plus, selon
une comparaison en faveur parmi eux, elle est la coquille qui tout à
la fois contient l'oeuf et le protège. Chez ses partisans latins,
on ne voit plus qu'il soit tenu grand compte de cette logique trop savante
dont l'épineuse complexité n'offrait guère d'attrait
à ces esprits peu subtils. Par contre, nous les voyons grands admirateurs
de la cosmologie panthéistique de l'école;
ils en aimaient la grandeur, l'ordonnance, l'ascension vers l'impersonnelle
unité.
Quant aux modernes, seuls les érudits connaissent ce que fut la
logique de cette école; si la physique leur en fut moins étrangère,
encore n'ont-ils garde de s'y arrêter. Le stoïcisme demeure
avant tout pour eux l'une des grandes directions morales que la pensée
philosophique ait tracées.
Pour résumer le système
avec fidélité, c'est donc à son âge de primitive
"floraison" que nous devrons nous reporter, alors que logique,
physique
et morale composaient un tout organique indivisible.
Nous exposerons donc ces trois grands chapitres de la doctrine en leurs
idées essentielles, après avoir rapidement rappelé
l'histoire extérieure de l'école jusqu'au temps où
le principal théâtre de son enseignement et de son influence
fut devenu le monde romain. Il y aurait bien lieu, au préalable,
de rechercher quelle part revint aux écoles antérieures dans
la constitution des théories stoïciennes. Nous nous bornerons
aux indications suivantes : l'école fut, à n'en pas douter,
redevable : à Socrate, de sa foi en l'identité
des sciences et des vertus;
à Platon, de son aversion
pour toutes les formes de l'hédonisme;
à Aristote, de sa discipline logique;
à Héraclite, de sa physique,
de sa théologie ,
de son culte moral du Logos; à Antisthènes
enfin, des principes de son éthique.
De tant d'emprunts, le stoïcisme, loin d'éprouver de la confusion,
se faisait au contraire un titre de gloire. Il le pouvait impunément.
Il avait conscience - quelle que fût l'origine des matériaux
dont il usa - de la puissante originalité qu'il avait mise à
en composer un tout rationnel unique, une philosophie.
Les
Stoïciens grecs.
Le fondateur de l'école fut Zénon
de Cittium en Chypre .
Diogène
Laërce lui a consacré l'un des chapitres les plus
considérables de sa compilation. Il dut naître vers le milieu
du IVe siècle avant notre ère.
A trente ans, il vint à Athènes, où, après
une longue initiation aux doctrines en honneur, il se mit lui-même
à enseigner; il discourait en se promenant sous le portique appelé
Poecile:
d'où le nom de Portique couramment employé à désigner
la secte philosophique dont il fut l'initiateur. Selon Diogène,
il serait mort à quatre-vingt-dix-huit ans. Il est difficile de
déterminer la part exacte qui lui revint dans la constitution du
système,
et la liste de ses écrits est trop elliptique pour donner lieu à
des arguments décisifs. Neanmoins, il y a toutes raisons de croire
que non seulement il jeta les bases de la doctrine, mais qu'elle tint de
lui cette compréhensivité, ce dogmatisme
un peu éclectique, cette harmonie qui
lui permettaient d'accorder, semblait-il, à la
volonté
et à la raison du disciple également
satisfaction. Parmi ses disciples de renom, nous citerons Hérille
de Carthage ,
Persée
de Cittium, Sphaerus du Bosphore .
Mais de tous ses continuateurs immédiats, celui sur lequel Zénon
avait porté ses préférences fut, semble-t-il, Cléanthe
d'Assos
qui fut, dans sa vie, le zénonien parfait, non pas un fanfaron d'indigence
et de mendicité, à la façon des
Cyniques,
mais le rude travailleur, qui gagnait sa vie à puiser, même
de nuit, de l'eau dans les jardins; sur son salaire, il prélevait
une part qu'il remettait à Zénon.
Le génie philosophique en Cléanthe
fut-il à la hauteur de son coeur et de son caractère moral?
Les avis ont été partagés à cet égard.
Selon de nombreux témoignages, il aurait été surtout
un laborieux qui ne triompha jamais entièrement de sa lourdeur naturelle,
et ce docile, mais peu profond continuateur n'aurait pas été
de taille à donner à l'école une impulsion nouvelle.
D'autres historiens (Hirzel, Stein, Brochard) ont mieux jugé de
ses facultés spéculatives et ont admis qu'il ne fut pas seulement
le poète inspiré que révèle son Hymne à
Jupiter, mais qu'il unifia, enrichit la doctrine zénonienne,
dont il aurait notamment repris, pour les mieux adapter à la partie
théorique, les données morales. Mais dans la lignée
des stoïciens qui succédèrent à Zénon,
tous les noms s'effacent devant celui de Chrysippe.
Elève de Cléanthe, peut-être avait-il entendu Zénon.
Doué d'une considérable puissance de travail, célèbre
par son érudition et par son extrême subtilité d'esprit,
il fut l'un des plus consommés dialecticiens de l'Antiquité.
Tous les auteurs s'accordent à reconnaître que son rôle
fut capital dans l'histoire du stoïcisme. Il avait de son propre génie
une haute opinion que partageaient ses contemporains.
«
Quelqu'un lui demandait à qui confier son fils; lui de répondre
: à moi, car, si je savais quelqu'un qui me fût supérieur,
je me mettrais à philosopher sous lui. Aussi disait-on : lui seul
est sensé; les autres voltigent comme des ombres; et encore : si
Chrysippe n'avait pas existé, il n'y aurait pas eu de Portique (Diog.,
VII, 183) ».
Cicéron l'appelle
: la colonne du Portique. Dans la lutte infatigable qu'il mena contre le
stoïcisme, Carnéade se choisit Chrysippe
pour son adversaire de tous les instants, et plus d'une fois entre les
deux ennemis la victoire dut balancer. Chrysippe écrivait sans cesse
; il est un des maîtres les plus féconds que le monde ait
connus. De Zénon et de Cléanthe il reçut la plupart
des principes, et ce qu'il renouvela ce fut bien plutôt l'appareil
des démonstrations et le développement
des conséquences. La logique, cette partie
de la philosophie dont le Portique tirera vanité, fut le grand domaine
de ses triomphes. Très certainement le système lui dut la
plus considérable partie de ces complications, de ces thèses
antinomiques qui en firent, comme on a dit, une sorte de scolastique
païenne. Ce fut un jeu pour lui d'y accumuler les contradictions apparentes,
qu'il se plaisait ensuite à résoudre savamment. Mais à
ce jeu il ne gagna pas toujours, et la doctrine lui dut de garder une assiette
un peu incertaine, alors que ceux qui la professeront ne posséderont
plus les infinies ressources de dialectique dont il disposait.
Les disciples de Chrysippe lui-même
jouèrent un rôle effacé; nous citerons seulement Zénon
de Tarse, Diogène de Séleucie
: ce dernier obtint après lui le scholarchat et eut à son
tour pour successeur Antipater, connu surtout
pour la sévérité de ses idées morales, Après
Chrysippe, l'école stoïcienne paraît avoir été
animée de tendances de plus en plus éclectiques, tendances
qui, chez Chrysippe lui-même, n'avaient pas laissé de se manifester
et qui agiront si remarquablement sur l'enseignement de celui des maîtres
du Portique - Panétius de Rhodes
- par l'intermédiaire duquel s'accomplira le grand événement
qui devait renouveler la fortune de l'école : je veux dire l'introduction
du stoïcisme chez les Latins.
Le
stoïcisme à Rome.
Le stoïcisme s'est introduit et développé
à Rome en devenant une doctrine essentiellement pratique, et c'est
ainsi qu'il a agi sur la civilisation romaine et sur celles qui en furent
les héritières. En 272, Rome achève la conquête
de la Grande Grèce ;
en 242, celle de la Sicile; en 168, mille Achéens, parmi lesquels
Polybe,
sont envoyés en Italie. Vers 174, elle bannit les épicuriens
Alcée et Philisque; en 162, tous les philosophes; et les rhéteurs.
En 135 se place l'ambassade de Carnéade,
de Critolaüs et de Diogène
qui déjà modère le principe stoïcien, en faisant
de l'utile une conséquence du bien et un moyen d'y atteindre. Panétius
de Rhodes, disciple de Diogène
et de son successeur Antipater de Tarse, vit
plusieurs années à Rome dans la société de
Polybe, de Scipion, de Lélius, de Q.-M.
Scévola, de Sextus Pompée, des Balbus
et des plus illustres Romains. Il introduit à Rome un stoïcisme
pratique, peu orthodoxe, mais élargi par des emprunts aux péripatéticiens
et à Platon ( Platonisme).
Son condisciple, Blossius de Cume, est l'ami de Tibérius Gracchus
et on a pu soutenir que les Gracques avaient voulu réaliser, en
partie, par leurs lois, les théories sociales des stoïciens
grecs. De bonne heure, les doctrines de l'école sont mises à
profit par les jurisconsultes, qui ne cesseront de s'en inspirer en les
adaptant au milieu romain. Posidonius, disciple
de Panétius, se lie à Rome avec
des personnages importants. Pompée
et Cicéron vont l'entendre à Rhodes.
Eclectique,
il suit parfois Platon et Aristote
; il répond aux objections, des pyrrhoniens
et à celles des adversaires de toute philosophie,
en mettant en lumière les affirmations acceptées de tous
ses représentants.
Au temps de César
et de Cicéron, l'influence de l'hellénisme
grandit de jour en jour. Les jeunes gens vont compléter leur éducation
à Athènes, où ils trouvent des maîtres stoïciens,
Mnésarque,
Dardanus, Antipater de Tyr .
D'autres, en continuant à se dire académiciens comme Philon
de Larisse et surtout
Antiochus, de
qui Sextus dira qu'il fit entrer le Portique dans
l'Académie, leur enseignent des doctrines dont le stoïcisme
constitue le fond et l'essence. Aussi les théories morales et sociales,
à base stoïcienne, font-elles de grands progrès. Caton
d'Utique ,
qui relit le Phédon
avant de se donner la mort, a pour maître
Antipater
de Tyr, pour amis les Stoïciens Athénodore de Tarse et
Apollonide.
Il conforme sa politique à un idéal de justice et de vertu
que lui fournit le stoïcisme. Cicéron le prend pour type du
stoïcien,
perfectissimus stoïcus;
Sénèque
et ses successeurs verront en lui le modèle de l'humain et du citoyen.
Varron
et Brutus suivent les leçons d'Antiochus. Si le premier se proclame
académicien, c'est à la façon stoïcienne d'Antiochus
: il a veillé, dit-il, d'ailleurs, à la lampe de Cléanthe
autant qu'à celle d'Aristophane. Sa
conception de la religion ,
qu'il ramène à une allégorie métaphysique
et morale, sa bonté, sa charité,
même pour les ouvriers et les esclaves,
rappellent le stoïcisme. Brutus, neveu et gendre de Caton, écrit
sur les devoirs, sur la vertu, en éclectique stoïcien, et pratique,
dans sa vie publique et privée, les principes de l'école.
Auguste a pour maître le stoïcien
Athénodore, peut-être disciple de Posidonius.
Cicéron
fait l'apprentissage de la vie publique et du barreau avec Q.-M. Scévola,
le jurisconsulte stoïcien. Disciple de Philon, après avoir
entendu l'épicurien Phèdre, il connaît le stoïcien
Diodore
qui meurt dans sa maison en 59. A Athènes, il écoute Antiochus
d'Ascalon ,
en même temps que les épicuriens Phèdre et Zénon;
à Rhodes, il se lie avec
Posidonius
dont il restera l'ami toute sa vie. Ses discours témoignent d'une
connaissance approfondie du stoïcisme, tel que le présentent
aux Romains ses amis et ses adversaires. Le
De legibus, l'Eloge
de Caton, les Paradoxes, les Académiques, le De
Natura Deorum, où il proclame que la vraisemblance est pour
Balbus
en ce qui concerne l'existence des dieux
et la Providence, le De Officiis, où il s'inspire surtout
de Panétius et où il montre excellemment
de quelle manière les Romains transformaient les théories
grecques pour les rendre plus pratiques et plus humaines, presque tous
ses ouvrages prouvent qu'il a contribué, dans une large mesure,
à faire connaître le stoïcisme et que, s'il a fait une
grande place au probabilisme de Carnéade,
tout à fait propre selon lui à former l'orateur, il a souvent
conservé du stoïcisme, en le dépouillant de ses paradoxes
et en le ,joignant à d'autres doctrines, ce qui en était
une partie importante au point de vue pratique et même spéculatif.
Sous l'empire, ce stoïcisme, éclectique
et positif, s'adresse d'abord à une aristocratie. Virgile,
épicurien
et alexandrin, accepte la conception
stoïcienne de l'âme du monde et quelques-unes
de ses conséquences.
Horace, après
avoir vécu «
en pourceau du troupeau d'Epicure
»,donne,
dans ses Épîtres ,
une direction morale à l'usage des gens du monde : il convient,
sinon d'imiter le sage stoïcien, dont le portrait lui semble paradoxal,
au moins d'attendre tranquillement la mort et de se détacher de
tous les objets matériels (nil admirari). Mais de bonne heure,
comme le dira Tigellinus à Néron,
le stoïcisme est une philosophie d'opposition. Sous Auguste,
A. Labeo, fils d'un meurtrier de César,
fonde une école de jurisconsultes, les Proculéiens, du nom
de son continuateur Proculélios, qui reste attachée aux idées
républicaines et stoïciennes. Quintus Sextius, que César
n'avait pu décider à entrer au Sénat, établit
une école où il mêle le pythagorisme
au stoïcisme. Il écrit en grec, dit Sénèque,
mais sa morale est romaine (graecis verbis,
romanis moribus) et recommande l'examen de conscience,
l'abstinence de toute nourriture animale, la tempérance, la lutte
contre la fortune. Ses disciples furent son fils Sextius et Sotion d'Alexandrie,
qui contribuèrent à la formation de Sénèque;
Cornélius Celsus, qui écrivit beaucoup, non sans soin et
sans éclat; Fabianus Papirius et bien d'autres. L'école eut
un grand succès au début (cum magno impetu); elle
était éteinte quand Sénèque écrivait
les Questions naturelles. Sous Tibère,
en 26, Crémutins Cordus est mis à mort pour avoir appelé
Brutus
et Cassius les derniers des Romains.
Dans l'école d'Attale,
que fréquente
Sénèque, on
discourt contre les désordres, les erreurs et les maux de la vie,
on vante la continence et la pauvreté. En 42, sous Claude,
Poetus est obligé de se tuer et sa femme Arria lui tend le poignard,
avec lequel elle s'est frappée la première, en lui disant
ces mots : "Poetus, cela n'est pas douloureux " (Poete, non dolet)
qui rappellent le paradoxe stoïcien et les paroles célèbres
de Posidonius, pris d'une attaque de goutte,
en présence de Pompée.
Sénèque, exilé en Corse, mais, rappelé par
Agrippine,
chargé d'élever
Néron et devenu
son ministre, peut espérer que son stoïcisme, où l'épicurisme
même a une place, deviendra la règle suprême des institutions
et des moeurs. La mort de Britannicus, d'Octavie,
d'Agrippine lui apprend qu'il s'est trompé. Les Questions naturelles,
les Lettres à Lucilius, écrites
pendant ses dernières années le montrent tout préoccupé
de diriger les consciences, de chercher le souverain bien dans la contemplation
de Dieu et de ses oeuvres, d'où il fait sortir
une morale ascétique et mystique. La
conspiration de Pison, qui avait peut-être pour but ultime de remplacer
Néron par Sénèque, amène la mort de Sénèque,
de son neveu Lucain, de Soranus, de Thraséas,
dont la femme Arria, fille de Poetus, ne consentit à lui survivre
que pour prendre soin de ses enfants, l'exil de Musonius Rufus et d'Helvidius
Priscus, le gendre de Thraséas.
De nouvelles écoles se forment sous
Claude
et sous Néron. L.
Annaeus Cornutus a pour disciples Lucain,
et
Perse qui nous en a tracé un élogieux
portrait. Lucain, favori, puis ennemi de Néron, célèbre,
dans la Pharsale ,
le courage et la pauvreté, la résignation à la misère;
et à la mort. Le tyran, chez lui comme chez Sénèque
le Tragique, est un homme atroce dont les honnêtes gens doivent
s'éloigner. Son idéal, c'est Caton,
républicain et stoïcien. Perse s'attaque dans ses satires à
Néron, sous le nom d'Alcibiade,
aux centurions, aux patriciens, aux superstitions de la foule, aux déclamations
et aux lectures publiques, comme aux vices de l'humanité. Pour lui
la vie intérieure produit la vertu, les vrais biens sont la justice
et la sagesse; les vraies maladies, les passions.
La liberté véritable, c'est d'échapper à la
tyrannie de l'amour ou de l'ambition, de lutter contre les vices et surtout
contre l'hypocrisie, d'être énergique et résigné,
de se rendre sensible à l'amitié. Perse est un des plus purs
représentants du stoïcisme. Son contemporain Pétrone,
qui met les belles formules de l'école dans la bouche de personnages
ignobles ou grotesques, nous apprend qu'elles devenaient d'un usage courant
puisqu'elles étaient employées par ceux même qui songeaient
le moins à les mettre en pratique.
Manilius, peut-être
antérieur à Sénèque,
fait songer dans les Astronomiques, à Epicure,
à
Lucrèce, à Pythagore
et à Platon, mais bon nombre de développements
astrologiques ou moraux sont en accord avec le stoïcisme. On pourrait
faire une remarque analogue pour l'Histoire naturelle de Pline
l'Ancien. Musonius Rufus, dont l'enseignement donné en grec,
par des conversations et des conférences, réunissait tout
ce qui, à Rome, se rattachait au stoïcisme, fut banni par Néron
en 65. Le stoïcisme et le cynisme se
rapprochent, de manière à donner à la propagande morale
une forme plus populaire : ainsi le cynique Démétrius, ami
de Thraséas et de Sénèque, enseigne avec l'approbation
de ce dernier ,qui l'appelle «nôtre» (De Prov.,
III, 3), qu'il est plus profitable de connaître un petit nombre de
préceptes à sa portée et à son usage, que d'en
apprendre beaucoup qu'on n'a pas sous la main (Sen., De Ben., VII,
1).
Avec Vespasien,
l'union semble rompue entre les philosophes. Helvidius, qui avait vainement
tenté sous Galba, d'obtenir la condamnation
du délateur de Thraséas, est mis à mort par ordre
de Vespasien, qui exile les philosophes. Musonius, qui fait condamner le
délateur de Soranus, malgré le cynique Démétrius,
demeure à Rome et continue à y enseigner. D'une vie exemplaire,
d'un bon sens remarquable, il estime que philosopher, c'est bien vivre,
que toute science qui n'a pas rapport aux moeurs est inutile. Puisant chez
les pythagoriciens, chez Platon
et Aristote comme chez les stoïciens, il
s'occupe de la nourriture, de l'habitation et des vêtements, du mariage,
de la femme à laquelle il donne une grande place au foyer, des droits
des parents, des peines de la vie et de la vieillesse. Pline
le Jeune témoigne d'une grande vénération pour
lui et son gendre Artémidore.
Epictète
l'écoute, Pollion écrit des Souvenirs,
apomnèmonenmata
de Musonius, dont Arrien,
Aulu-Gelle
et Stobée conservent des mots et des formules.
Sous Domitien,
les stoïciens sont tous traités comme des opposants. Les philosophes
sont encore chassés de Rome et de l'Italie; Epictète,
Arria,
Dion Chrysostome s'en éloignent. Arulenus
Rusticus et Herennius Senecio sont mis à mort, pour avoir écrit
avec trop d'éloges la vie de Thraséas et d'Helvidius. Au
temps des Antonins,
le stoïcisme devient, sous sa forme éclectique et pratique,
le guide des empereurs comme de leurs sujets. Les édits d'Hadrien
et d'Antonin, les oeuvres des grands professeurs
Gaius et Papinien introduisent dans la législation plus de douceur
et d'humanité, proclament l'esclavage un droit contre nature, font
place aux droits de la femme, de l'esclave, du pauvre et créent,
avant le Digeste, cette raison écrite, ce code universel qui aura
une influence si grande au Moyen âge et dans les temps modernes.
Euphrate, qui avait cherché à vivre en stoïcien, «pour
lui et pour Dieu», avant de se dire philosophe ou d'en prendre
le costume, ne se tue, parvenu à un âge avancé et souffrant
d'une maladie incurable, qu'après en avoir demandé la permission
à Hadrien. Pline le Jeune, son disciple et son admirateur (Ep.,
I, 10) vit avec les stoïciennes Arria, Faunia, les deux Helvidia et
acquitte les dettes d'Artémidore.
Son ami Tacite
a un idéal politique, qui le rapproche des stoïciens et qui
explique ses jugements sur les empereurs comme sur Sénèque,
Thraséas, Burrhus, Helvidius. Juvénal,
dit C. Martha, complète Tacite sans trop renchérir sur lui.
Dion de Pruse, surnommé Chrysostome, d'abord rhéteur, exilé
de Rome en 82, erra en Grèce et chez les Gètes, n'ayant pour
livres que le Phédon de Platon et
le Discours sur l'ambassade de Démosthène. Vivant
avec les gens du peuple, il devient philosophe et, sous le nom de Diogène
exilé et errant, il fait, à propos de Domitien,
une vive critique de la tyrannie. Ami de Nerva,
Dion reste philosophe. Ses vingt dernières années sont consacrées
à la prédication populaire, à des « missions
». A Apamée ,
à Tarse, à Alexandrie, à
Rome, en beaucoup d'autres villes, dans les théâtres ou dans
les forums et les agoras, Dion parle en homme d'État, en bon citoyen,
fait la critique de ceux qui l'écoutent et leur indique les moyens
de détruire leurs défauts et de donner satisfaction à
leurs besoins moraux. A Trajan comme aux Alexandrins,
il montre que la raison mène et doit mener le monde. Sachant se
faire écouter comme Socrate, réalisant
la conception d'Epictète, qui voit dans
le cynique idéal un envoyé de Dieu, il mêle à
son stoïcisme du platonisme et du péripatétisme,
du pythagorisme et du cynisme,
pour dégager les hummes de l'égoïsme,
de la frivolité, des passions sensuelles
et grandir leur moralité on leur dignité.
Si l'on écoute Dion, on va consulter
Épictète,
qui met à contribution les cyniques
et les stoïciens, Héraclite et
Socrate.
Esclave, disciple de Musonius, affranchi et maître à Rome,
puis à Nicopolis, de 91 à 123 environ, il eut des disciples
et des visiteurs nombreux, vécut pauvre et sans famille. Arrien,
dans le Manuel et les Entretiens, fait connaître ses
leçons et ses réponses aux questions qu'on lui posait sur
la morale pratique et la vie quotidienne. Il faut avant tout, selon Épictète,
mettre les théories en pratique, par exemple, ne pas mentir. Savoir
démontrer pourquoi il ne faut pas mentir et s'assurer qu'on a fait
une démonstration vraie ne doit venir qu'en seconde et en troisième
ligne. De même, il faut rendre sa raison saine, plutôt que
de porter le vieux manteau et la longue chevelure; il faut louer la Providence
d'avoir disposé toutes choses avec ordre et convenance, mais non
examiner en détail tout ce qui est du ressort de la physique. Sur
le terrain moral, Epictète distingue les choses qui dépendent
de nous, nos pensées, nos désirs,
nos oeuvres, de celles qui n'en dépendent pas, corps, biens, réputation,
dignités. S'attacher aux premières, s'abstenir de souhaiter
les secondes ou les supporter, en se soumettant volontairement à
la volonté de Dieu, c'est le moyen d'être libre, tranquille,
heureux. Mais refuser ou dédaigner les richesses, les dignités,
la famille et les enfants, comme Héraclite
ou Diogène, c'est se préparer à être le convive
et le collègue des dieux, c'est être déjà divin.
Pour celui qui ne peut être ainsi comme un envoyé de Zeus ,
chargé de montrer quels sont les biens et les maux, et de veiller
sur l'humanité, il doit examiner ce qu'il est, pour savoir ce qu'il
doit faire. Humain, qu'il reste libre; citoyen du monde, qu'il se rende
compte du gouvernement de Dieu; fils, frère, jeune, vieillard, sénateur,
qu'il tienne son rôle, soit juste, conserve son honnêteté,
ne nuise pas même à ceux qui lui auraient nui. Cette distinction
est capitale pour qui veut comprendre Epictète, au philosophe idéal,
il réclame beaucoup; il lui demande même de s'oublier pour
ne penser qu'à sa mission; aux humains enchaînés par
les liens sociaux, aux plus humbles comme aux plus puissants, il indique,
avec bon sens et avec douceur, la règle de vie qui leur donnera
la plus grande perfection fection et un contentement que rien ne saurait
leur ravir.
D'Epictète, l'esclave, il faut rapprocher
l'empereur Marc-Aurèle, pour montrer
quelle fut à Rome la fécondité de ce stoïcisme
éclectique qui passionna et gouverna les humains les meilleurs dans
les conditions les plus diverses. Rien de plus admirable que cette vie
d'un empereur qui ne prend du rang suprême que les devoirs, qui donne
« une meilleure opinion de soi-même, parce qu'il donne une
meilleure opinion des hommes », qui vit en philosophe depuis
son premier jour jusqu'au dernier. Ses Pensées ,
comme sa vie, sont tout imprégnées de stoïcisme. Dans
les pages célèbres où il se rappelle, pour s'exciter
à la reconnaissance, ce qu'il doit aux humains et aux dieux ,
il semble que ses parents et ses amis, les rhéteurs, les platoniciens,
les péripatéticiens et les
dieux eux-mêmes lui aient enseigné comme les stoïciens
Diogénète, Maxime, Rusticus, Apollonius de Chéronée ,
Catulus, Epictète, Thraséas, Helvidius,
Caton,
Dion, Brutus qu'il entendit, lut ou admira, à adorer la raison et
la bonté divines, à mettre sa volonté en accord avec
elles, à vivre selon la nature et à se rendre semblable à
Dieu, à s'interroger chaque jour pour savoir s'il a rempli ses devoirs
d'homme et d'empereur, s'il a fait un pas de plus vers cette perfection
morale qu'il recherche dans ses actes comme dans sa vie intérieure.
Nul n'a mieux montré, avec Epictète, à quelle pureté
et à quelle sainteté le stoïcisme pouvait élever
des âmes romaines.
Dans l'empire, après Marc-Aurèle,
la théologie
elle mysticisme
l'emportent sur les préoccupations pratiques et morales. De ce point
de vue, l'école néo-platonicienne
d'Alexandrie fait la synthèse du
platonisme, du péripatétisme et du stoïcisme ; le christianisme
formule ses dogmes, les lie et les justifie. Mais quand l'Église
romaine accomplira son couvre propre, elle reprendra les théories
morales des stoïciens. Non seulement saint Nil et d'autres feront
du Manuel d'Épictète un
bréviaire à l'usage des moines, mais saint
Ambroise reproduira le De officiis, Sénèque
sera presque un saint et un docteur pour les penseurs du Moyen âge;
les jurisconsultes romains et stoïciens auront une influence qui balancera
celle des canonistes chrétiens, en attendant que la Renaissance
donne aux uns et aux autres une place prépondérante. (François
Picavet). |
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