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Le risque

Un risque est une situation ou un événement qui peut avoir des conséquences négatives ou indésirables, souvent associées à une incertitude ou à une probabilité de survenance et la gravité. C'est une incertitude quantifiée, un domaine où les outils statistiques et probabilistes peuvent être utilisés pour évaluer et gérer les dangers. Par exemple, l'assurance d'un bien repose sur des calculs de risque, basés sur des données historiques. 

L'incertitude va au-delà du risque. Elle se caractérise par une situation où les conséquences ou leurs probabilités sont inconnues. Elle est qualitative, imprévisible et généralement liée à des phénomènes complexes ou inédits. Par exemple, les effets à long terme des biotechnologies sur l'écosystème.

Types de risques :

• Risque pur. - Un risque qui ne peut pas être évité ou réduit, tel que la mortalité.

• Risque spécifique. - Un risque lié à une activité ou à une situation spécifique, tel que le risque de blessure lors d'une activité sportive.

• Risque systémique. - Un risque qui affecte un système entier, tel que le risque de crise financière.

• Risque résiduel. - Un risque qui subsiste après avoir pris des mesures pour le réduire.

Dans son ouvrage Risk, Uncertainty, and Profit (1921), Frank Knight considère que le risque est gérable grâce aux outils statistiques, tandis que l'incertitude exige des jugements intuitifs et créatifs. Il envisage le risque comme domaine de la rationalité : celui-ci relève de la science et de la gestion technique. En revanche, l'incertitude lui apparaît comme du domaine de l'imagination : face à l'inconnu, il faut de l'innovation et une éthique de l'humilité.

La gestion du risque vise à identifier, évaluer, analyser, contrôler et traiter les risques pour minimiser leur impact négatif. Parmi les stratégies courantes, on mentionnera l'évitement du risque (prendre des mesures pour éliminer complètement la source du risque), le transfert du risque (par exemple, en achetant une assurance), sa réduction (en mettant en place des mesures pour minimiser la probabilité ou l'impact d'un risque) ou encore son acceptation (en reconnaissant que certains risques sont inévitables et en les acceptant). 

Dimension philosohique du risque

L'évalutation du risque.
L'évaluation du risque ne repose pas uniquement sur des mesures objectives (statistiques, probabilités); elle implique des perceptions subjectives influencées par des valeurs, des croyances et des expériences. Selon Paul Slovic, les perceptions du risque varient selon les individus et les cultures. Certains risques, comme les catastrophes naturelles, suscitent une peur disproportionnée par rapport à leur probabilité réelle, tandis que d'autres, comme les maladies chroniques, sont sous-évalués. Une évaluation éthique du risque doit prendre en compte cette subjectivité et reconnaître la pluralité des perspectives. La philosophie éthique interroge les choix impliqués dans l'évaluation du risque : quels risques sont acceptables, et pour qui? Ces questions soulignent la tension entre responsabilité individuelle et collective. Les sociétés doivent arbitrer entre différents types de risques : économiques, sociaux, écologiques, etc. Ces arbitrages impliquent des jugements de valeur souvent conflictuels. Quelles sont les valeurs prioritaires d'une société? Doit-on privilégier la sécurité, la liberté, le progrès ou la durabilité? Ces choix reflètent des préférences culturelles et philosophiques. En dernière analyse, la manière dont une société gère ses risques révèle ses priorités, ses valeurs et son rapport au temps : protéger le présent, anticiper l'avenir et assumer les conséquences de ses choix.

Les outils philosophiques pour évaluer le risque.

• Les approches utilitaristes. - L'évaluation du risque dans une perspective utilitariste consiste à calculer les coûts et les bénéfices pour maximiser le bien-être global. Cette approche, bien qu’efficace dans certains contextes (économie, santé publique), réduit les valeurs humaines à des chiffres, et ignore des dimensions qualitatives comme la dignité ou l'éthique. Et de toutes façons, certains risques, comme ceux liés à la vie humaine ou à l'environnement, sont difficilement mesurables.
• Les approches déontologiques. - La philosophie déontologique, à l'instar de celle de Kant, insiste sur le respect des principes moraux, indépendamment des conséquences. Appliquée au risque, elle prône une évaluation basée sur des impératifs éthiques : ne pas exposer volontairement autrui à un risque injustifiable, même si cela maximise les bénéfices globaux. Mais cette approche peut être trop rigide face à des situations où certains compromis sont inévitables.

• Les approches existentialistes. - Les existentialistes (V. plus bas), valorisent la liberté individuelle dans l'évaluation des risques. Chaque individu, en tant qu’être libre, est responsable de ses choix et des risques qu’il accepte ou refuse de prendre. L'évaluation du risque devient une question d'engagement moral et d'authenticité face à soi-même et aux autres.

L'incertitude et la connaissance.
La connaissance représente la capacité humaine à comprendre, interpréter et expliquer le monde. Elle est à la fois un outil pour réduire l'incertitude et maîtriser le risque et un facteur qui révèle les limites de nos capacités à tout prévoir.

La connaissance permet d'identifier les dangers et d'évaluer leurs probabilités, réduisant ainsi le domaine de l'inconnu au profit du connu. Par exemple, les progrès scientifiques en météorologie permettent de prédire des événements climatiques extrêmes, transformant une incertitude absolue en un risque mesurable. Les approches probabilistes reposent sur des données et des modèles pour évaluer des scénarios, comme les calculs d'actuariat ou les prévisions économiques. Mais, même avec des connaissances avancées, les modèles restent imparfaits et ne peuvent prévoir des événements rares ou inconnus, tels que les « cygnes noirs » (concept de Nassim Nicholas Taleb).

Certaines formes d'incertitude ne peuvent être éliminées, même avec une connaissance approfondie, en raison de la complexité ou du caractère émergent des phénomènes. Certaines incertitudes sont épistémiques et sont iées à des lacunes dans nos connaissances. D'autres sont ontologiques et concernent des phénomènes intrinsèquement imprévisibles, comme l'émergence de nouvelles technologies ou l'évolution sociale, ou, en physique, avec l'incertitude  associée au principe d'indétermination d'Heisenberg et qui reflète la nature fondamentale des phénomènes quantiques

Paradoxalement, le risque peut aussi être source de connaissance. En prenant des risques calculés, nous pouvons apprendre de nos erreurs et améliorer notre compréhension du monde. Autre paradoxe, l'accroissement de la connaissance peut également générer de nouveaux risques. Les avancées scientifiques et technologiques, en résolvant certains problèmes, en créent de nouveaux. Le nucléaire, par exemple, en tant que source d'énergie, a réduit la dépendance aux combustibles fossiles, mais a introduit des risques comme les accidents majeurs ou la gestion des déchets radioactifs. Pour Hans Jonas (Le Principe responsabilité) , l'éthique de la modernité doit intégrer cette amplification des risques liés à la connaissance, en exigeant une prudence accrue.

Edgar Morin soutient que l'incertitude est un aspect irréductible de la condition humaine. Une approche réductionniste, qui tente de simplifier la complexité, ignore des variables essentielles et peut aggraver les risques. Il convient, explique-t-il, de penser en systèmes, de comprendre les interconnexions et les rétroactions entre les phénomènes. La transdisciplinarité est également nécessaire : réduire les incertitudes exige une collaboration entre disciplines, intégrant sciences, philosophie et éthique.

Responsabilité et gestion du risque.
Qui est responsable des risques que nous prenons et subissons? Une question qui interroge autant la notion de responsabilité individuelle que la responsabilité collective dans la gestion des risques, notamment face aux menaces globales comme le changement climatique. Face à des risques potentiels graves et irréversibles, le principe de précaution suggère d'éviter les actions susceptibles potentiellement de causer des dommages irréversibles. Ce principe controversé  peut être vu comme un guide éthique  qui reflète une priorité accordée à la protection de certaines valeurs (l'environnement, la santé), mais il aussi est critiqué pour son conservatisme. Sans risque il n'y a pas d'innovation. Il soulève ainsi des questions philosophiques importantes sur le fardeau de la preuve et l'équilibre entre innovation et prudence.

La prise de risque est indissociable de la responsabilité. Toute action qui comporte un risque oblige l'acteur à en assumer les conséquences. Par exemple, un ingénieur concevant un pont est responsable des risques liés à son échec structurel. Selon Hans Jonas, la modernité, en créant des risques globaux et durables (comme les crises écologiques), impose une responsabilité élargie envers les générations futures. La gestion des risques devient alors une obligation morale. Dans les sociétés contemporaines, les risques sont souvent diffus et partagés (par exemple, le changement climatique). Cela soulève des questions sur la répartition des responsabilités entre les individus, les entreprises, les gouvernements et les institutions internationales.

La gestion du risque repose sur une anticipation des dangers potentiels. Dans une perspective proactive, la gestion des risques ne se limite pas à réagir aux événements, mais consiste à développer des stratégies pour éviter que ces événements ne se produisent. Assumer une responsabilité, c'est agir en amont pour prévenir ou atténuer les risques, par exemple en adoptant des politiques de sécurité ou en investissant dans des technologies moins polluantes.  L'un des défis majeurs de la gestion du risque est que certains risques sont imprévisibles ou mal compris. Comment être responsable face à des conséquences imprévues? Cette question est cruciale dans des domaines comme les biotechnologies ou l'intelligence artificielle. Certains choix impliquent de gérer des risques qui affectent différemment les parties prenantes. Par exemple, réduire un risque environnemental peut entraîner des coûts économiques élevés pour certaines populations. Dans les sociétés modernes, la gestion des risques est souvent déléguée à des experts, des institutions ou des technologies. Cette délégation pose des questions sur la dilution de la responsabilité et la perte de contrôle démocratique.

Des penseurs du risque

Kierkegaard, Heidegger et Jankélévich.
Pour les Pour Søren Kierkegaard, Marin Heidegger et Vladimir Jankélévitch - des philosophes existentialistes - le risque est un élément central de l'existence humaine, inhérent à la liberté, à l'éthique et à l'engagement. Loin de chercher à éviter le risque, ils invitent à l'accepter comme une condition nécessaire à une vie authentique. En cela, le risque est sans doute une source d'angoisse, mais aussi une opportunité de dépassement et de réalisation de soi. C'est un un concept dynamique et fécond, qui renvoie à la fois à la vulnérabilité de lnotre existence et à notre capacité de transcender cette vulnérabilité dans l'action ou dans l'ouverture aux autres. 

Le risque inhérent à la liberté.
Pour Kierkegaard, l'existence humaine se caractérise par la liberté de choisir et par l'angoisse qui accompagne cette liberté. Le risque est une conséquence inévitable de cette condition, car chaque choix implique une incertitude quant à ses conséquences. Kierkegaard considère que la vie est ponctuée par des décisions où l'individu ne peut jamais être totalement sûr de ce qui est « correct ».  L'engagement éthique est souvent accompagné par une conscience aiguë de sa propre faillibilité, ce qui expose l'individu au risque de l'erreur, de l'échec ou du regret. Cette incertitude place chaque personne face à un risque inhérent à la liberté. L'angoisse, chez Kierkegaard, est un sentiment existentiel qui émerge face à la possibilité infinie de choisir. Le risque naît dans cet espace où l'on doit agir sans garantie absolue. 

L'angoisse (Angst) est aussi une notion clé chez Heidegger qui met en lumière la confrontation du Dasein ( = l'être-là) avec sa propre liberté et ses possibilités. L'angoisse ne concerne pas un danger spécifique, mais plutôt l'expérience de l'indétermination et de la possibilité radicale d'exister ou de ne pas exister. Dans l'angoisse, le Dasein se rend compte qu’il est abandonné à ses propres choix et qu’il doit constamment risquer de se perdre ou de se réaliser dans ses possibilités. La liberté du Dasein n'est pas une liberté sans conséquences; elle implique de s'exposer à l'incertitude de ses choix et à l'échec potentiel de son existence.

Pour Jankélévitch aussi, la liberté humaine est inséparable du risque. L'acte libre implique une prise de décision qui ne peut jamais être entièrement garantie dans ses résultats. Chaque choix éthique ou existentiel comporte une dimension de pari : en décidant d'agir, l'individu s'engage dans l'inconnu, sans certitude absolue sur les conséquences de son action. 

La responsabilité et l'authenticité.
Agir librement, ajoute Jankélévitch, c'est accepter d'assumer la responsabilité d'un acte qui ne peut jamais être totalement prévu ou calculé à l'avance. Il ne préconise pas d'éviter le risque, mais de l'accepter pleinement, avec lucidité et responsabilité. Cela suppose une forme de courage existentiel, où l'individu agit en dépit de ses doutes.
Une fois l'action entreprise, il est impossible de revenir en arrière. Cette irréversibilité ajoute une dimension tragique au risque, mais c'est aussi ce qui confère à l'action humaine son authenticité. 

Dans l'oeuvre de Kierkegaard, l'éthique est une étape de l'existence où l'individu assume la responsabilité de ses actions et accepte les risques liés à ses choix. L'engagement éthique nécessite de dépasser le stade esthétique, où l'on cherche à éviter la souffrance et le conflit, pour affronter pleinement les conséquences de ses décisions. Pour Kierkegaard, l'authenticité consiste à vivre en accord avec soi-même, ce qui suppose d'accepter les risques liés à ses choix, sans chercher à se réfugier dans des distractions ou des excuses.

L'authenticité (Eigentlichkeit) est un concept central chez Heidegger, qui désigne la capacité du Dasein à vivre en accord avec son propre potentiel d'être, plutôt que de se conformer aux attentes des autres ou aux conventions sociales. Être authentique nécessite de rompre avec le confort des certitudes imposées par la société et d'assumer la responsabilité de ses choix. Cela implique un risque constant, car il n'existe pas de garantie que ces choix soient « corrects » ou « réussis ».

Le dépassemnent de soi.
Dans la pensée de Kierkegaard, le risque n'est pas simplement une condition de l'existence ; il est aussi une voie de transcendance, permettant à l'individu de dépasser ses limites et d'atteindre une relation authentique avec lui-même, les autres et Dieu. Dans La maladie à la mort, Kierkegaard décrit le désespoir comme une forme d'enfermement dans une fausse identité. Prendre le risque d'agir ou de croire permet de surmonter ce désespoir et de se réaliser pleinement. Le risque résulte de la condition humaine, qui oscille entre les limites de la finitude (la mortalité, l'incertitude) et l'ouverture vers l'infinitude (le désir de sens et d'éternité). Accepter cette tension, c'est accepter le risque comme constitutif de l'existence. Kierkegaard insiste sur l'importance pour chaque individu de découvrir et de suivre sa propre vocation. Ce processus implique un risque, car il s'agit de se confronter à soi-même, de résister aux pressions sociales et de s'engager pleinement dans une voie qui n'est jamais totalement sécurisée. Il valorise l'individu contre les tendances à la massification. Être soi-même est un acte de courage qui expose à l'isolement ou à l'incompréhension, mais qui est essentiel pour mener une vie authentique.

Jankélévitch voit dans le risque une occasion de dépassement. En affrontant le risque, l'individu s'élève au-delà de ses peurs et de son confort. Cela rejoint sa conception d'une vie authentique, marquée par le courage et l'engagement. Plutôt que de fuir l'incertitude, Jankélévitch invite à embrasser pleinement la contingence de l'existence. Le risque devient alors une manière de vivre intensément et de se réaliser comme être libre.

Autrui comme risque.
Pour Kierkegaard, le risque est aussi présent dans la relation avec autrui. S'ouvrir à l'autre, aimer ou se sacrifier pour autrui implique une exposition à la vulnérabilité, au rejet ou à l'incompréhension. Dans Les oeuvres de l'amour, Kierkegaard décrit l'amour comme un engagement qui ne garantit ni réciprocité ni reconnaissance. Aimer, c'est risquer de ne pas être aimé en retour. Être responsable de l'autre, que ce soit dans l'amour ou dans l'éthique, demande de prendre des décisions incertaines et de vivre avec les conséquences.

Pour Jankélévitch, le risque est également lié à l'ouverture à autrui. S'engager dans une relation, aider ou aimer implique toujours une forme de vulnérabilité. Cette exposition à l'altérité est une source d'incertitude, mais aussi une condition essentielle pour une vie authentiquement humaine. Aimer, c'est s'ouvrir à l'autre sans garantie de réciprocité, sans certitude sur l'avenir de la relation. Cela fait de l'amour une expérience à la fois fragile et précieuse. Enfin, dit Jankélévich, pardonner à autrui est un acte qui ne repose pas sur une assurance, mais sur une décision libre, impliquant un saut dans l'inconnu.

La foi comme saut dans l'incertain, selon Kierkegaard. 
L'un des aspects les plus marquants de la pensée de Kierkegaard sur le risque est sa conception de la foi. Il oppose la foi à la raison ou à la certitude objective, affirmant que la foi est un saut dans l'incertain, un acte de confiance totale en Dieu sans preuve rationnelle. La foi implique de risquer tout ce qui est rationnellement assuré et de s'abandonner à une relation avec Dieu. Ce saut est un risque, car il repose sur une confiance radicale, sans garanties ou certitudes. 

Le futur comme horizon du risque.
Chez Heidegger, le temps joue un rôle fondamental dans l'existence humaine. Le Dasein est toujours orienté vers l'avenir (Zukünftigkeit), ce qui signifie qu’il vit dans une ouverture vers des possibilités incertaines. Le Dasein est appelé à projeter ses propres possibilités dans l'avenir, mais cet avenir est toujours indéterminé et risqué. Vivre authentiquement, c'est embrasser cette ouverture vers l'inconnu.  L'instant décisif (Augenblick)  est le moment où le Dasein choisit de s'approprier ses propres possibilités, un acte qui comporte toujours une part de risque et d'incertitude. Jankélévitch s'intéresse aussi aulien entre le risque et la temporalité humaine. L'homme est un être temporel, situé dans le « maintenant » (entre le « déjà » et le « pas encore »). Dans cet espace, le futur est toujours incertain, et c'est dans cette indétermination que réside le risque. L'instant est le lieu du risque. Chaque moment présent est une opportunité de choix, mais aussi une confrontation avec l'incertain. Cette temporalité rend l'existence humaine fondamentalement ouverte, mais lui impose aussi sa vulnérabilité. 

La finitude humaine.
Enfin, le risque est profondément lié à la finitude humaine. Heidegger insiste sur le fait que le Dasein est un être pour la mort (Sein-zum-Tode), et cette condition finie donne à la vie humaine une gravité et une urgence spéciales. La mort est horizon ultime du risque. La reconnaissance de sa propre mortalité pousse le Dasein à accepter le risque inhérent à chaque instant de son existence. C'est précisément cette confrontation avec la mort qui rend possible une vie authentique. 

De son côté, Jankélévitch, explique que, parce que l'homme est limité et mortel, il ne peut jamais contrôler pleinement son destin, ce qui l'oblige à s'affronter au risque comme une dimension inhérente à sa condition.

Ulrich Beck.
Le concept de risque occupe une place centrale dans la pensée du sociologue Ulrich Beck (1944-2015), notamment à travers son ouvrage majeur, La Société du risque (1986). Beck y analyse comment les sociétés modernes produisent et gèrent des risques à grande échelle, en soulignant le rôle de ces risques dans la transformation des structures sociales, économiques et politiques. Pour lui, la modernité tardive se caractérise par l'émergence d'une nouvelle forme de société : la société du risque, qui se caractérise par une conscience accrue des risques et des menaces potentiels. Il a également souligné l'importance de la prise de conscience des risques et de la gestion des risques dans la société contemporaine.

Beck introduit l'idée que les sociétés modernes ne sont plus seulement des sociétés industrielles axées sur la production de richesses, mais des sociétés confrontées aux risques qu'elles génèrent elles-mêmes. Cette transformation est liée à l'évolution de la modernité, qu’il qualifie de modernité réflexive. Les risques ne sont plus uniquement naturels; ils sont largement issus des décisions humaines, en particulier dans les domaines de l'industrie, de la science et de la technologie. De plus, les risques modernes (par exemple, le changement climatique, les accidents nucléaires ou les pandémies) transcendent les frontières géographiques, culturelles et sociales, affectant potentiellement l'ensemble de l'humanité.

Les risques modernes.
Beck distingue les risques traditionnels des risques modernes et reconnaît dans ces derniers les caractères suivants :

• Invisibilité. - Les risques modernes, comme les radiations nucléaires ou les particules polluantes, sont souvent invisibles et nécessitent des instruments scientifiques pour être détectés.

• Globalisation des risques. - Les risques modernes ne se limitent pas à un espace ou à une population locale; ils affectent toute la planète. Par exemple, un accident nucléaire dans un pays peut avoir des répercussions mondiales.

• Irréversibilité. - Les conséquences des risques modernes peuvent être irréversibles, comme la perte de biodiversité ou les dommages causés à l'atmosphère.

• Indétermination temporelle. - Les risques modernes s'étendent souvent sur des périodes longues et leurs effets ne se manifestent qu’à terme, comme dans le cas des déchets nucléaires ou du réchauffement climatique.

La modernité réflexive.
Beck considère que nous vivons dans une période qu’il appelle la « modernité réflexive », où les sociétés prennent conscience des conséquences imprévues de leur propre développement. Cette prise de conscience des risques change la manière dont les sociétés se perçoivent et s'organisent. La modernité industrielle était fondée sur une foi dans le progrès et la maîtrise technique. Cependant, cette rationalité a produit des risques globaux que les institutions peinent à gérer. La société contemporaine se retourne sur elle-même pour analyser et critiquer ses propres mécanismes de production de risques.

Le risque comme enjeu politique.
Dans la société du risque, la gestion des risques devient un enjeu central des débats politiques et sociaux. Alors que la société industrielle était marquée par une redistribution des richesses, la société du risque est caractérisée par une redistribution des risques. Ces risques sont  inégalement répartis : les groupes les plus vulnérables (pays pauvres, classes défavorisées) sont les plus exposés. Les risques modernes, comme le nucléaire ou les technologies génétiques, deviennent des sujets de débat public, impliquant des gouvernements, des entreprises, des ONG et des citoyens.

Les institutions face au risque.
Beck critique les institutions modernes, qu’il accuse d'être mal adaptées à la gestion des risques globaux. Les risques modernes nécessitent une expertise scientifique pour être identifiés et mesurés. Cependant, Beck met en question la légitimité des experts, car leurs analyses sont peuvent être contradictoires ou influencées par des intérêts politiques et économiques. Les institutions (États, entreprises, organisations internationales) perdent la confiance des citoyens, car elles ne parviennent pas à gérer efficacement les risques ou à prévenir les catastrophes.

La perception sociale des risques.
Beck insiste sur le fait que les risques ne sont pas seulement des réalités objectives : ils sont aussi des constructions sociales. Les médias jouent un rôle important dans la diffusion des informations sur les risques, mais ils contribuent également à amplifier les perceptions de danger, parfois de manière disproportionnée. La perception des risques varie selon les cultures, les contextes sociaux et les expériences individuelles. Par exemple, un risque technologique peut être perçu différemment dans un pays développé et dans un pays en développement.

Les risques et la solidarité involontaire.
Beck note que les risques modernes créent une forme de solidarité involontaire : ils concernent l'ensemble de l'humanité, indépendamment des frontières sociales, économiques ou géographiques. Les catastrophes globales (changement climatique, crises sanitaires) révèlent une interdépendance entre les nations et les individus. Bien que les risques soient globaux, les capacités à les affronter restent inégales, ce qui renforce les inégalités sociales et géographiques.

La transition vers une société mondiale du risque.
Beck élargit son analyse au niveau global et introduit l'idée de société mondiale du risque. Les problèmes globaux (pollution, crise climatique, terrorisme) nécessitent une coopération internationale, car aucun État ne peut les résoudre seul. Beck appelle à une gouvernance mondiale capable de gérer les risques à l'échelle planétaire. Cependant, il reconnaît que cette gouvernance reste difficile à mettre en place.

Le risque comme opportunité.
Beck souligne que, malgré leurs effets négatifs, les risques peuvent aussi représenter des opportunités de transformation sociale. Les crises liées aux risques peuvent encourager des changements sociaux et politiques positifs, comme le développement de nouvelles régulations environnementales ou de nouvelles technologies. La reconnaissance des risques peut stimuler une solidarité mondiale et une prise de conscience écologique.

Niklas Luhmann.
Le sociologue Niklas Luhmann (1927-1998) a abordé le risque principalement dans son ouvrage Soziologie des Risikos (Sociologie du risque, 1991), où il analyse comment les sociétés contemporaines perçoivent, gèrent et communiquent le risque dans un monde complexe et incertain. Il a également introduit le concept de risque reflexif, qui se réfère à la prise de conscience des risques potentiels et à la réflexivité sur nos propres décisions.

Définition du risque selon Luhmann
Luhmann distingue clairement le risque du danger. Le danger provient de l'extérieur et n'est pas directement lié aux actions humaines. Il représente une menace objective ou une incertitude externe. Par exemple, un tremblement de terre est un danger. Le risque  quant à lui découle des décisions humaines. Il est donc lié aux choix, aux actions et aux stratégies des acteurs dans un système social. Par exemple, la décision de construire une centrale nucléaire implique un risque. Le risque est ainsi une construction sociale : il dépend de la manière dont une société interprète et attribue la responsabilité des événements potentiellement négatifs.

 Le risque comme produit de la modernité.
Luhmann situe la notion de risque dans le contexte de la modernité. Il affirme que les sociétés modernes sont caractérisées par une dépendance croissante à la prise de décisions dans des conditions d'incertitude. Contrairement aux sociétés traditionnelles, qui s'appuient sur des valeurs ou des croyances fixes, les sociétés modernes sont tournées vers le futur. Elles doivent anticiper les conséquences de leurs actions, ce qui rend le risque omniprésent. Dans la modernité, les conséquences négatives sont de plus en plus attribuées à des choix humains. Cela implique une responsabilité accrue pour les décideurs.

Le rôle de la communication dans le risque.
Luhmann insiste sur le fait que le risque est toujours une question de communication. Les risques ne sont pas des réalités objectives, mais des phénomènes construits à travers les discours et les interprétations. Par exemple, un événement peut être considéré comme risqué dans une culture, mais pas dans une autre. Les risques sont perçus, évalués et discutés à travers des systèmes sociaux, comme les médias, les sciences ou le droit.  La communication sociale oscille constamment entre la reconnaissance des risques et la recherche de solutions pour les minimiser, ce qui reflète une tension permanente entre incertitude et contrôle.

Le risque dans la théorie des systèmes.
Dans sa théorie des systèmes, Luhmann décrit la société comme un ensemble de systèmes autopoïétiques (autonomes), tels que l'économie, le droit, la politique ou la science. Ces systèmes fonctionnent de manière différenciée et communiquent selon leurs propres logiques. Le risque prend différentes formes en fonction de ces systèmes. En économie, le risque est lié aux investissements, aux marchés financiers et aux décisions économiques incertaines. Dans les sciences, la recherche implique toujours un risque, car elle explore l'inconnu et peut produire des résultats inattendus ou controversés. Dans la plitique, le risque  se manifeste dans les décisions stratégiques qui peuvent avoir des conséquences imprévisibles pour la société. Chaque système gère le risque en fonction de ses propres codes et mécanismes internes.

La gestion du risque dans la société moderne.
Luhmann étudie la manière dont les sociétés modernes tentent de gérer les risques, notamment à travers des institutions, des normes et des mécanismes de contrôle. Les systèmes modernes mettent en place des régulations (juridiques, économiques, scientifiques) pour minimiser les risques, mais ces mécanismes ne peuvent jamais éliminer totalement l'incertitude. La gestion des risques elle-même peut générer de nouveaux risques (les « risques de second ordre » ). Par exemple, des réglementations trop complexes peuvent entraîner des effets secondaires imprévus.

 Le paradoxe du risque.
Luhmann met en évidence un paradoxe essentiel : plus une société devient consciente des risques, plus elle en crée. La modernité produit une accumulation d'informations sur les risques, ce qui conduit à une perception accrue de l'incertitude. Cela peut renforcer un sentiment d'insécurité. Les décisions rationnelles, basées sur des calculs de probabilité et des anticipations, ne garantissent pas toujours un résultat sûr. Elles peuvent conduire à des conséquences imprévues.

Le risque et la temporalité.
Le risque est intimement lié à la temporalité dans la pensée de Luhmann, comme dans celle des Existentialistes. Il implique une projection vers le futur et une tentative de contrôler ce qui est incertain. Les sociétés modernes orientent leurs actions vers l'avenir, mais cet avenir est par définition incertain. Le risque naît de cette tension entre anticipation et réalité. Toute décision humaine est un pari sur l'avenir, car elle repose sur des informations limitées et des prévisions souvent incomplètes.

La responsabilité et l'attribution du risque.
Dans les sociétés modernes, le risque est ordinairement associé à la notion de responsabilité. Luhmann analyse comment les acteurs sociaux attribuent la responsabilité des risques. Les conséquences négatives sont généralement imputées à des individus, des organisations ou des systèmes, ce qui reflète une dynamique sociale de recherche de coupables. Les désaccords sur la gestion ou la perception des risques peuvent générer des conflits sociaux, par exemple autour des questions environnementales ou technologiques.

Le risque technologique et écologique.
Luhmann accorde une attention particulière aux risques technologiques et écologiques, qui représentent des défis majeurs pour les sociétés contemporaines. Les technologies modernes, comme le nucléaire ou l'intelligence artificielle, impliquent des risques dont les conséquences sont difficiles à prévoir. Les risques écologiques, comme le changement climatique, transcendent les frontières et nécessitent une coordination mondiale, ce qui complexifie leur gestion.

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