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Un
risque
est une situation ou un événement qui peut avoir des conséquences négatives
ou indésirables, souvent associées à une incertitude
ou à une probabilité de survenance et la gravité. C'est une incertitude
quantifiée, un domaine où les outils statistiques et probabilistes peuvent
être utilisés pour évaluer et gérer les dangers. Par exemple, l'assurance
d'un bien repose sur des calculs de risque, basés sur des données historiques.
L'incertitude va
au-delà du risque. Elle se caractérise par une situation où les conséquences
ou leurs probabilités sont inconnues. Elle est qualitative, imprévisible
et généralement liée à des phénomènes complexes ou inédits. Par
exemple, les effets à long terme des biotechnologies sur l'écosystème.
Types de risques
:
• Risque
pur. - Un risque qui ne peut pas être évité ou réduit, tel que
la mortalité.
• Risque spécifique.
- Un risque lié à une activité ou à une situation spécifique, tel
que le risque de blessure lors d'une activité sportive.
• Risque systémique.
- Un risque qui affecte un système entier, tel que le risque de crise
financière.
• Risque résiduel.
- Un risque qui subsiste après avoir pris des mesures pour le réduire.
Dans son ouvrage
Risk,
Uncertainty, and Profit (1921), Frank Knight considère que le risque
est gérable grâce aux outils statistiques, tandis que l'incertitude exige
des jugements intuitifs et créatifs. Il envisage le risque comme domaine
de la rationalité : celui-ci relève de la science et de la gestion technique.
En revanche, l'incertitude lui apparaît comme du domaine de l'imagination
: face à l'inconnu, il faut de l'innovation et une éthique de l'humilité.
La gestion du risque
vise à identifier, évaluer, analyser, contrôler et traiter les risques
pour minimiser leur impact négatif. Parmi les stratégies courantes, on
mentionnera l'évitement du risque (prendre des mesures pour éliminer
complètement la source du risque), le transfert du risque (par exemple,
en achetant une assurance), sa réduction (en mettant en place des mesures
pour minimiser la probabilité ou l'impact d'un risque) ou encore son acceptation
(en reconnaissant que certains risques sont inévitables et en les acceptant).
Dimension philosohique
du risque
L'évalutation du
risque.
L'évaluation du
risque ne repose pas uniquement sur des mesures objectives (statistiques,
probabilités); elle implique des perceptions subjectives influencées
par des valeurs, des croyances et des expériences. Selon Paul Slovic,
les perceptions du risque varient selon les individus et les cultures.
Certains risques, comme les catastrophes naturelles, suscitent une peur
disproportionnée par rapport à leur probabilité réelle, tandis que
d'autres, comme les maladies chroniques, sont sous-évalués. Une évaluation
éthique du risque doit prendre en compte cette subjectivité et reconnaître
la pluralité des perspectives. La philosophie éthique interroge les choix
impliqués dans l'évaluation du risque : quels risques sont acceptables,
et pour qui? Ces questions soulignent la tension entre responsabilité
individuelle et collective. Les sociétés doivent arbitrer entre différents
types de risques : économiques, sociaux, écologiques, etc. Ces arbitrages
impliquent des jugements de valeur souvent conflictuels. Quelles sont les
valeurs prioritaires d'une société? Doit-on privilégier la sécurité,
la liberté, le progrès ou la durabilité? Ces choix reflètent des préférences
culturelles et philosophiques. En dernière analyse, la manière dont une
société gère ses risques révèle ses priorités, ses valeurs et son
rapport au temps : protéger le présent, anticiper l'avenir et assumer
les conséquences de ses choix.
Les
outils philosophiques pour évaluer le risque.
•
Les
approches utilitaristes. - L'évaluation du risque dans une perspective
utilitariste
consiste à calculer les coûts et les bénéfices pour maximiser le bien-être
global. Cette approche, bien qu’efficace dans certains contextes (économie,
santé publique), réduit les valeurs humaines à des chiffres, et ignore
des dimensions qualitatives comme la dignité ou l'éthique. Et de toutes
façons, certains risques, comme ceux liés à la vie humaine ou à l'environnement,
sont difficilement mesurables.
• Les
approches déontologiques. - La philosophie déontologique, à l'instar
de celle de Kant, insiste sur le respect des principes
moraux, indépendamment des conséquences. Appliquée au risque, elle prône
une évaluation basée sur des impératifs éthiques : ne pas exposer
volontairement autrui à un risque injustifiable, même si cela maximise
les bénéfices globaux. Mais cette approche peut être trop rigide face
à des situations où certains compromis sont inévitables.
• Les approches
existentialistes. - Les existentialistes
(V. plus bas), valorisent la liberté individuelle dans l'évaluation des
risques. Chaque individu, en tant qu’être libre, est responsable de
ses choix et des risques qu’il accepte ou refuse de prendre. L'évaluation
du risque devient une question d'engagement moral et d'authenticité face
à soi-même et aux autres.
L'incertitude et
la connaissance.
La connaissance
représente la capacité humaine à comprendre, interpréter et expliquer
le monde. Elle est à la fois un outil pour réduire l'incertitude et maîtriser
le risque et un facteur qui révèle les limites de nos capacités à tout
prévoir.
La connaissance
permet d'identifier les dangers et d'évaluer leurs probabilités,
réduisant ainsi le domaine de l'inconnu au profit du connu. Par exemple,
les progrès scientifiques en météorologie permettent de prédire des
événements climatiques extrêmes, transformant une incertitude absolue
en un risque mesurable. Les approches probabilistes reposent sur des données
et des modèles pour évaluer des scénarios, comme les calculs d'actuariat
ou les prévisions économiques. Mais, même avec des connaissances avancées,
les modèles restent imparfaits et ne peuvent prévoir des événements
rares ou inconnus, tels que les « cygnes noirs » (concept de Nassim Nicholas
Taleb).
Certaines formes
d'incertitude ne peuvent être éliminées, même avec une connaissance
approfondie, en raison de la complexité ou du caractère émergent des
phénomènes. Certaines incertitudes sont épistémiques
et sont iées à des lacunes dans nos connaissances. D'autres sont ontologiques
et concernent des phénomènes intrinsèquement imprévisibles, comme l'émergence
de nouvelles technologies ou l'évolution sociale, ou, en physique, avec
l'incertitude associée au principe
d'indétermination d'Heisenberg et qui
reflète la nature fondamentale des phénomènes quantiques
Paradoxalement, le
risque peut aussi être source de connaissance. En prenant des risques
calculés, nous pouvons apprendre de nos erreurs et améliorer notre compréhension
du monde. Autre paradoxe, l'accroissement de la connaissance peut également
générer de nouveaux risques. Les avancées scientifiques et technologiques,
en résolvant certains problèmes, en créent de nouveaux. Le nucléaire,
par exemple, en tant que source d'énergie, a réduit la dépendance aux
combustibles fossiles, mais a introduit des risques comme les accidents
majeurs ou la gestion des déchets radioactifs. Pour Hans
Jonas (Le Principe responsabilité) , l'éthique de la modernité
doit intégrer cette amplification des risques liés à la connaissance,
en exigeant une prudence accrue.
Edgar
Morin soutient que l'incertitude est un aspect irréductible de la
condition humaine. Une approche réductionniste, qui tente de simplifier
la complexité, ignore des variables essentielles et peut aggraver les
risques. Il convient, explique-t-il, de penser en systèmes, de comprendre
les interconnexions et les rétroactions entre les phénomènes. La transdisciplinarité
est également nécessaire : réduire les incertitudes exige une collaboration
entre disciplines, intégrant sciences, philosophie et éthique.
Responsabilité
et gestion du risque.
Qui est responsable
des risques que nous prenons et subissons? Une question qui interroge autant
la notion de responsabilité individuelle que la responsabilité collective
dans la gestion des risques, notamment face aux menaces globales comme
le changement
climatique. Face à des risques potentiels
graves et irréversibles, le principe de précaution suggère d'éviter
les actions susceptibles potentiellement de causer des dommages irréversibles.
Ce principe controversé peut être vu comme un guide éthique
qui reflète une priorité accordée à la protection de certaines valeurs
(l'environnement, la santé), mais il aussi est critiqué pour son conservatisme.
Sans risque il n'y a pas d'innovation. Il soulève ainsi des questions
philosophiques importantes sur le fardeau de la preuve et l'équilibre
entre innovation et prudence.
La prise de risque
est indissociable de la responsabilité. Toute action qui comporte un risque
oblige l'acteur à en assumer les conséquences. Par exemple, un ingénieur
concevant un pont est responsable des risques liés à son échec structurel.
Selon Hans Jonas, la modernité, en créant des risques globaux et durables
(comme les crises écologiques), impose une responsabilité élargie envers
les générations futures. La gestion des risques devient alors une obligation
morale. Dans les sociétés contemporaines, les risques sont souvent diffus
et partagés (par exemple, le changement climatique). Cela soulève des
questions sur la répartition des responsabilités entre les individus,
les entreprises, les gouvernements et les institutions internationales.
La gestion du risque
repose sur une anticipation des dangers potentiels. Dans une perspective
proactive, la gestion des risques ne se limite pas à réagir aux événements,
mais consiste à développer des stratégies pour éviter que ces événements
ne se produisent. Assumer une responsabilité, c'est agir en amont pour
prévenir ou atténuer les risques, par exemple en adoptant des politiques
de sécurité ou en investissant dans des technologies moins polluantes.
L'un des défis majeurs de la gestion du risque est que certains risques
sont imprévisibles ou mal compris. Comment être responsable face à des
conséquences imprévues? Cette question est cruciale dans des domaines
comme les biotechnologies ou l'intelligence artificielle. Certains choix
impliquent de gérer des risques qui affectent différemment les parties
prenantes. Par exemple, réduire un risque environnemental peut entraîner
des coûts économiques élevés pour certaines populations. Dans les sociétés
modernes, la gestion des risques est souvent déléguée à des experts,
des institutions ou des technologies. Cette délégation pose des questions
sur la dilution de la responsabilité et la perte de contrôle démocratique.
Des penseurs du risque
Kierkegaard, Heidegger
et Jankélévich.
Pour les Pour Søren
Kierkegaard, Marin Heidegger et Vladimir Jankélévitch - des philosophes
existentialistes - le risque est un élément central de l'existence humaine,
inhérent à la liberté, à l'éthique et à l'engagement. Loin de chercher
à éviter le risque, ils invitent à l'accepter comme une condition nécessaire
à une vie authentique. En cela, le risque est sans doute une source d'angoisse,
mais aussi une opportunité de dépassement et de réalisation de soi.
C'est un un concept dynamique et fécond, qui renvoie à la fois à la
vulnérabilité de lnotre existence et à notre capacité de transcender
cette vulnérabilité dans l'action ou dans l'ouverture aux autres.
Le
risque inhérent à la liberté.
Pour Kierkegaard,
l'existence humaine se caractérise par la liberté
de choisir et par l'angoisse qui accompagne cette liberté. Le risque est
une conséquence inévitable de cette condition, car chaque choix implique
une incertitude quant à ses conséquences. Kierkegaard considère que
la vie est ponctuée par des décisions où l'individu ne peut jamais être
totalement sûr de ce qui est « correct ». L'engagement éthique
est souvent accompagné par une conscience aiguë de sa propre faillibilité,
ce qui expose l'individu au risque de l'erreur, de l'échec ou du regret.
Cette incertitude place chaque personne face à un risque inhérent Ã
la liberté. L'angoisse, chez Kierkegaard, est
un sentiment existentiel qui émerge face à la possibilité infinie de
choisir. Le risque naît dans cet espace où l'on doit agir sans garantie
absolue.
L'angoisse (Angst)
est aussi une notion clé chez Heidegger qui
met en lumière la confrontation du Dasein ( = l'être-là ) avec sa propre
liberté et ses possibilités. L'angoisse ne concerne pas un danger spécifique,
mais plutôt l'expérience de l'indétermination et de la possibilité
radicale d'exister ou de ne pas exister. Dans l'angoisse, le Dasein se
rend compte qu’il est abandonné à ses propres choix et qu’il doit
constamment risquer de se perdre ou de se réaliser dans ses possibilités.
La liberté du Dasein n'est pas une liberté sans conséquences; elle implique
de s'exposer à l'incertitude de ses choix et à l'échec potentiel de
son existence.
Pour Jankélévitch
aussi, la liberté humaine est inséparable du risque. L'acte libre implique
une prise de décision qui ne peut jamais être entièrement garantie dans
ses résultats. Chaque choix éthique ou existentiel comporte une dimension
de pari : en décidant d'agir, l'individu s'engage dans l'inconnu, sans
certitude absolue sur les conséquences de son action.
La
responsabilité et l'authenticité.
Agir librement,
ajoute Jankélévitch, c'est accepter d'assumer la responsabilité
d'un acte qui ne peut jamais être totalement prévu ou calculé à l'avance.
Il ne préconise pas d'éviter le risque, mais de l'accepter pleinement,
avec lucidité et responsabilité. Cela suppose une forme de courage existentiel,
où l'individu agit en dépit de ses doutes.
Une fois l'action
entreprise, il est impossible de revenir en arrière. Cette irréversibilité
ajoute une dimension tragique au risque, mais c'est aussi ce qui confère
à l'action humaine son authenticité.
Dans l'oeuvre de
Kierkegaard, l'éthique est une étape de l'existence où l'individu assume
la responsabilité de ses actions et accepte les risques liés à ses choix.
L'engagement éthique nécessite de dépasser le stade esthétique, où
l'on cherche à éviter la souffrance et le conflit, pour affronter pleinement
les conséquences de ses décisions. Pour Kierkegaard, l'authenticité
consiste à vivre en accord avec soi-même, ce qui suppose d'accepter les
risques liés à ses choix, sans chercher à se réfugier dans des distractions
ou des excuses.
L'authenticité (Eigentlichkeit)
est un concept central chez Heidegger, qui désigne la capacité du Dasein
à vivre en accord avec son propre potentiel d'être, plutôt que de se
conformer aux attentes des autres ou aux conventions sociales. Être authentique
nécessite de rompre avec le confort des certitudes imposées par la société
et d'assumer la responsabilité de ses choix. Cela implique un risque constant,
car il n'existe pas de garantie que ces choix soient « corrects »
ou « réussis ».
Le
dépassemnent de soi.
Dans la pensée
de Kierkegaard, le risque n'est pas simplement une condition de l'existence ;
il est aussi une voie de transcendance, permettant à l'individu de dépasser
ses limites et d'atteindre une relation authentique avec lui-même, les
autres et Dieu. Dans La maladie à la mort, Kierkegaard décrit le désespoir
comme une forme d'enfermement dans une fausse identité. Prendre le risque
d'agir ou de croire permet de surmonter ce désespoir et de se réaliser
pleinement. Le risque résulte de la condition humaine, qui oscille entre
les limites de la finitude (la mortalité, l'incertitude) et l'ouverture
vers l'infinitude (le désir de sens et d'éternité). Accepter cette tension,
c'est accepter le risque comme constitutif de l'existence. Kierkegaard
insiste sur l'importance pour chaque individu de découvrir et de suivre
sa propre vocation. Ce processus implique un risque, car il s'agit de se
confronter à soi-même, de résister aux pressions sociales et de s'engager
pleinement dans une voie qui n'est jamais totalement sécurisée. Il valorise
l'individu contre les tendances à la massification. Être soi-même est
un acte de courage qui expose à l'isolement ou à l'incompréhension,
mais qui est essentiel pour mener une vie authentique.
Jankélévitch voit
dans le risque une occasion de dépassement. En affrontant le risque, l'individu
s'élève au-delà de ses peurs et de son confort. Cela rejoint sa conception
d'une vie authentique, marquée par le courage et l'engagement. Plutôt
que de fuir l'incertitude, Jankélévitch invite à embrasser pleinement
la contingence de l'existence. Le risque devient alors une manière de
vivre intensément et de se réaliser comme être libre.
Autrui
comme risque.
Pour Kierkegaard,
le risque est aussi présent dans la relation avec autrui. S'ouvrir Ã
l'autre, aimer ou se sacrifier pour autrui implique une exposition à la
vulnérabilité, au rejet ou à l'incompréhension. Dans Les oeuvres
de l'amour, Kierkegaard décrit l'amour comme un engagement qui ne
garantit ni réciprocité ni reconnaissance. Aimer, c'est risquer de ne
pas être aimé en retour. Être responsable de l'autre, que ce soit dans
l'amour ou dans l'éthique, demande de prendre des décisions incertaines
et de vivre avec les conséquences.
Pour Jankélévitch,
le risque est également lié à l'ouverture à autrui. S'engager dans
une relation, aider ou aimer implique toujours une forme de vulnérabilité.
Cette exposition à l'altérité est une source d'incertitude, mais aussi
une condition essentielle pour une vie authentiquement humaine. Aimer,
c'est s'ouvrir à l'autre sans garantie de réciprocité, sans certitude
sur l'avenir de la relation. Cela fait de l'amour une expérience à la
fois fragile et précieuse. Enfin, dit Jankélévich, pardonner à autrui
est un acte qui ne repose pas sur une assurance, mais sur une décision
libre, impliquant un saut dans l'inconnu.
La
foi comme saut dans l'incertain, selon Kierkegaard.
L'un des aspects
les plus marquants de la pensée de Kierkegaard sur le risque est sa conception
de la foi. Il oppose la foi à la raison ou à la certitude objective,
affirmant que la foi est un saut dans l'incertain, un acte de confiance
totale en Dieu sans preuve rationnelle. La foi implique de risquer tout
ce qui est rationnellement assuré et de s'abandonner à une relation avec
Dieu. Ce saut est un risque, car il repose sur une confiance radicale,
sans garanties ou certitudes.
Le
futur comme horizon du risque.
Chez Heidegger,
le temps joue un rôle fondamental dans l'existence humaine. Le Dasein
est toujours orienté vers l'avenir (Zukünftigkeit), ce qui signifie
qu’il vit dans une ouverture vers des possibilités incertaines. Le Dasein
est appelé à projeter ses propres possibilités dans l'avenir, mais cet
avenir est toujours indéterminé et risqué. Vivre authentiquement, c'est
embrasser cette ouverture vers l'inconnu. L'instant décisif (Augenblick) 
est le moment où le Dasein choisit de s'approprier ses propres possibilités,
un acte qui comporte toujours une part de risque et d'incertitude. Jankélévitch
s'intéresse aussi aulien entre le risque et la temporalité humaine. L'homme
est un être temporel, situé dans le « maintenant » (entre le «
déjà » et le « pas encore »). Dans cet espace, le futur est toujours
incertain, et c'est dans cette indétermination que réside le risque.
L'instant est le lieu du risque. Chaque moment présent est une opportunité
de choix, mais aussi une confrontation avec l'incertain. Cette temporalité
rend l'existence humaine fondamentalement ouverte, mais lui impose aussi
sa vulnérabilité.
La
finitude humaine.
Enfin, le risque
est profondément lié à la finitude humaine. Heidegger insiste sur le
fait que le Dasein est un être pour la mort (Sein-zum-Tode), et
cette condition finie donne à la vie humaine une gravité et une urgence
spéciales. La mort est horizon ultime du risque. La reconnaissance de
sa propre mortalité pousse le Dasein à accepter le risque inhérent Ã
chaque instant de son existence. C'est précisément cette confrontation
avec la mort qui rend possible une vie authentique.
De son côté, Jankélévitch,
explique que, parce que l'homme est limité et mortel, il ne peut jamais
contrôler pleinement son destin, ce qui l'oblige à s'affronter au risque
comme une dimension inhérente à sa condition.
Ulrich Beck.
Le concept de risque
occupe une place centrale dans la pensée du sociologue Ulrich Beck (1944-2015),
notamment à travers son ouvrage majeur, La Société du risque
(1986). Beck y analyse comment les sociétés modernes produisent et gèrent
des risques à grande échelle, en soulignant le rôle de ces risques dans
la transformation des structures sociales, économiques et politiques.
Pour lui, la modernité tardive se caractérise par l'émergence d'une
nouvelle forme de société :
la société du risque, qui se caractérise
par une conscience accrue des risques et des menaces potentiels. Il a également
souligné l'importance de la prise de conscience des risques et de la gestion
des risques dans la société contemporaine.
Beck introduit l'idée
que les sociétés modernes ne sont plus seulement des sociétés industrielles
axées sur la production de richesses, mais des sociétés confrontées
aux risques qu'elles génèrent elles-mêmes. Cette transformation est
liée à l'évolution de la modernité, qu’il qualifie de modernité
réflexive. Les risques ne sont plus uniquement naturels; ils sont
largement issus des décisions humaines, en particulier dans les domaines
de l'industrie, de la science et de la technologie. De plus, les risques
modernes (par exemple, le changement climatique, les accidents nucléaires
ou les pandémies) transcendent les frontières géographiques, culturelles
et sociales, affectant potentiellement l'ensemble de l'humanité.
Les
risques modernes.
Beck distingue les
risques traditionnels des risques modernes et reconnaît dans ces derniers
les caractères suivants :
• Invisibilité.
- Les risques modernes, comme les radiations nucléaires ou les particules
polluantes, sont souvent invisibles et nécessitent des instruments scientifiques
pour être détectés.
• Globalisation
des risques. - Les risques modernes ne se limitent pas à un espace
ou à une population locale; ils affectent toute la planète. Par exemple,
un accident nucléaire dans un pays peut avoir des répercussions mondiales.
• Irréversibilité.
- Les conséquences des risques modernes peuvent être irréversibles,
comme la perte de biodiversité
ou les dommages causés à l'atmosphère.
• Indétermination
temporelle. - Les risques modernes s'étendent souvent sur des périodes
longues et leurs effets ne se manifestent qu’à terme, comme dans le
cas des déchets nucléaires ou du réchauffement climatique.
La
modernité réflexive.
Beck considère
que nous vivons dans une période qu’il appelle la « modernité réflexive »,
où les sociétés prennent conscience des conséquences imprévues de
leur propre développement. Cette prise de conscience des risques change
la manière dont les sociétés se perçoivent et s'organisent. La modernité
industrielle était fondée sur une foi dans le progrès et la maîtrise
technique. Cependant, cette rationalité a produit des risques globaux
que les institutions peinent à gérer. La société contemporaine se retourne
sur elle-même pour analyser et critiquer ses propres mécanismes de production
de risques.
Le
risque comme enjeu politique.
Dans la société
du risque, la gestion des risques devient un enjeu central des débats
politiques et sociaux. Alors que la société industrielle était marquée
par une redistribution des richesses, la société du risque est caractérisée
par une redistribution des risques. Ces risques sont inégalement
répartis : les groupes les plus vulnérables (pays pauvres, classes
défavorisées) sont les plus exposés. Les risques modernes, comme le
nucléaire ou les technologies génétiques, deviennent des sujets de débat
public, impliquant des gouvernements, des entreprises, des ONG et des citoyens.
Les
institutions face au risque.
Beck critique les
institutions modernes, qu’il accuse d'être mal adaptées à la gestion
des risques globaux. Les risques modernes nécessitent une expertise scientifique
pour être identifiés et mesurés. Cependant, Beck met en question la
légitimité des experts, car leurs analyses sont peuvent être contradictoires
ou influencées par des intérêts politiques et économiques. Les institutions
(États, entreprises, organisations internationales) perdent la confiance
des citoyens, car elles ne parviennent pas à gérer efficacement les risques
ou à prévenir les catastrophes.
La
perception sociale des risques.
Beck insiste sur
le fait que les risques ne sont pas seulement des réalités objectives :
ils sont aussi des constructions sociales. Les médias jouent un rôle
important dans la diffusion des informations sur les risques, mais ils
contribuent également à amplifier les perceptions de danger, parfois
de manière disproportionnée. La perception des risques varie selon les
cultures, les contextes sociaux et les expériences individuelles. Par
exemple, un risque technologique peut être perçu différemment dans un
pays développé et dans un pays en développement.
Les
risques et la solidarité involontaire.
Beck note que les
risques modernes créent une forme de solidarité involontaire : ils
concernent l'ensemble de l'humanité, indépendamment des frontières sociales,
économiques ou géographiques. Les catastrophes globales (changement climatique,
crises sanitaires) révèlent une interdépendance entre les nations et
les individus. Bien que les risques soient globaux, les capacités à les
affronter restent inégales, ce qui renforce les inégalités sociales
et géographiques.
La
transition vers une société mondiale du risque.
Beck élargit son
analyse au niveau global et introduit l'idée de société mondiale du
risque. Les problèmes globaux (pollution, crise climatique, terrorisme)
nécessitent une coopération internationale, car aucun État ne peut les
résoudre seul. Beck appelle à une gouvernance mondiale capable de gérer
les risques à l'échelle planétaire. Cependant, il reconnaît que cette
gouvernance reste difficile à mettre en place.
Le
risque comme opportunité.
Beck souligne que,
malgré leurs effets négatifs, les risques peuvent aussi représenter
des opportunités de transformation sociale. Les crises liées aux risques
peuvent encourager des changements sociaux et politiques positifs, comme
le développement de nouvelles régulations environnementales ou de nouvelles
technologies. La reconnaissance des risques peut stimuler une solidarité
mondiale et une prise de conscience écologique.
Niklas Luhmann.
Le sociologue Niklas
Luhmann (1927-1998) a abordé le risque principalement dans son ouvrage
Soziologie
des Risikos (Sociologie du risque, 1991), où il analyse comment
les sociétés contemporaines perçoivent, gèrent et communiquent le risque
dans un monde complexe et incertain. Il a également introduit le concept
de risque reflexif, qui se réfère à la prise de conscience des
risques potentiels et à la réflexivité sur nos propres décisions.
Définition
du risque selon Luhmann
Luhmann distingue
clairement le risque du danger. Le danger provient de l'extérieur et
n'est pas directement lié aux actions humaines. Il représente une menace
objective ou une incertitude externe. Par exemple, un tremblement de terre
est un danger. Le risque  quant à lui découle des décisions humaines.
Il est donc lié aux choix, aux actions et aux stratégies des acteurs
dans un système social. Par exemple, la décision de construire une centrale
nucléaire implique un risque. Le risque est ainsi une construction sociale :
il dépend de la manière dont une société interprète et attribue la
responsabilité des événements potentiellement négatifs.
Le
risque comme produit de la modernité.
Luhmann situe la
notion de risque dans le contexte de la modernité. Il affirme que les
sociétés modernes sont caractérisées par une dépendance croissante
à la prise de décisions dans des conditions d'incertitude. Contrairement
aux sociétés traditionnelles, qui s'appuient sur des valeurs ou des croyances
fixes, les sociétés modernes sont tournées vers le futur. Elles doivent
anticiper les conséquences de leurs actions, ce qui rend le risque omniprésent.
Dans la modernité, les conséquences négatives sont de plus en plus attribuées
à des choix humains. Cela implique une responsabilité accrue pour les
décideurs.
Le
rôle de la communication dans le risque.
Luhmann insiste
sur le fait que le risque est toujours une question de communication. Les
risques ne sont pas des réalités objectives, mais des phénomènes construits
à travers les discours et les interprétations. Par exemple, un événement
peut être considéré comme risqué dans une culture, mais pas dans une
autre. Les risques sont perçus, évalués et discutés à travers des
systèmes sociaux, comme les médias, les sciences ou le droit. La
communication sociale oscille constamment entre la reconnaissance des risques
et la recherche de solutions pour les minimiser, ce qui reflète une tension
permanente entre incertitude et contrôle.
Le
risque dans la théorie des systèmes.
Dans sa théorie
des systèmes, Luhmann décrit la société comme un ensemble de systèmes
autopoïétiques (autonomes), tels que l'économie, le droit, la politique
ou la science. Ces systèmes fonctionnent de manière différenciée et
communiquent selon leurs propres logiques. Le risque prend différentes
formes en fonction de ces systèmes. En économie, le risque est lié aux
investissements, aux marchés financiers et aux décisions économiques
incertaines. Dans les sciences, la recherche implique toujours un risque,
car elle explore l'inconnu et peut produire des résultats inattendus ou
controversés. Dans la plitique, le risque se manifeste dans les
décisions stratégiques qui peuvent avoir des conséquences imprévisibles
pour la société. Chaque système gère le risque en fonction de ses propres
codes et mécanismes internes.
La
gestion du risque dans la société moderne.
Luhmann étudie
la manière dont les sociétés modernes tentent de gérer les risques,
notamment à travers des institutions, des normes et des mécanismes de
contrôle. Les systèmes modernes mettent en place des régulations (juridiques,
économiques, scientifiques) pour minimiser les risques, mais ces mécanismes
ne peuvent jamais éliminer totalement l'incertitude. La gestion des risques
elle-même peut générer de nouveaux risques (les « risques de second
ordre » ). Par exemple, des réglementations trop complexes peuvent
entraîner des effets secondaires imprévus.
Le
paradoxe du risque.
Luhmann met en évidence
un paradoxe essentiel : plus une société devient consciente des risques,
plus elle en crée. La modernité produit une accumulation d'informations
sur les risques, ce qui conduit à une perception accrue de l'incertitude.
Cela peut renforcer un sentiment d'insécurité. Les décisions rationnelles,
basées sur des calculs de probabilité et des anticipations, ne garantissent
pas toujours un résultat sûr. Elles peuvent conduire à des conséquences
imprévues.
Le
risque et la temporalité.
Le risque est intimement
lié
à la temporalité dans la pensée de Luhmann, comme dans celle des Existentialistes.
Il implique une projection vers le futur et une tentative de contrôler
ce qui est incertain. Les sociétés modernes orientent leurs actions vers
l'avenir, mais cet avenir est par définition incertain. Le risque naît
de cette tension entre anticipation et réalité. Toute décision humaine
est un pari sur l'avenir, car elle repose sur des informations limitées
et des prévisions souvent incomplètes.
La
responsabilité et l'attribution du risque.
Dans les sociétés
modernes, le risque est ordinairement associé à la notion de responsabilité.
Luhmann analyse comment les acteurs sociaux attribuent la responsabilité
des risques. Les conséquences négatives sont généralement imputées
à des individus, des organisations ou des systèmes, ce qui reflète une
dynamique sociale de recherche de coupables. Les désaccords sur la gestion
ou la perception des risques peuvent générer des conflits sociaux, par
exemple autour des questions environnementales ou technologiques.
Le
risque technologique et écologique.
Luhmann accorde
une attention particulière aux risques technologiques et écologiques,
qui représentent des défis majeurs pour les sociétés contemporaines.
Les technologies modernes, comme le nucléaire ou l'intelligence artificielle,
impliquent des risques dont les conséquences sont difficiles à prévoir.
Les risques écologiques, comme le changement climatique, transcendent
les frontières et nécessitent une coordination mondiale, ce qui complexifie
leur gestion. |
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