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A. Cabaton 1926 | Dans le sous-continent indien. L'Inde, mère des religions et des philosophies paraît avoir rendu, dès la plus haute antiquité, un culte à l'Eau, en particulier à l'eau courante. Ce culte n'a jamais eu l'éclat de celui qui fut rendu au Feu (Agni) ou au Soleil (Sûrya), il y a des milliers d'années, dans la religion védique, la première de cette région sur laquelle nous ayons des données certaines. Pourtant, il l'a précédé et dans l'écheveau profond, obscur et souvent inextricable et contradictoire des vieux Purânas, les Eaux sont la matrice première des dieux et des mondes. C'est ce que conte le Çatapatha-Brahmana (XI, 16, 1) : "Au commencement, cet univers était les eaux, n'était qu'eau. Les eaux désirèrent: Comment engendrerons-nous ? Elles prièrent et s'échauffèrent et quand elles furent échauffées, un oeuf d'or naquit. A cette époque, l'année n'existait pas : cet oeuf flotta pendant un an. En un temps d'un an un homme naquit d'un oeuf : c'est pourquoi la femme, la vache, la jument, mettent bas au bout d'un an... ». Prajâpati, d'un mot, crée ensuite la Terre, puis l'air, puis le ciel, puis les dieux .... Mais ceci ne nous intéresse pas pour le moment. Le Rig Véda, X 21, dans l'Hymne au dieu inconnu, célèbre ainsi celui-ci : "Lorsque les larges eaux vinrent, portant le germe universel, engendrant le feu, alors il prit naissance, souffle vital des dieux. » Il est vrai que ce même dieu innommé, porté par les eaux, est loué deux stances plus bas d'avoir engendré " la terre, le ciel, les eaux brillantes et larges". Il ne faut pas demander la parfaite logique à la cosmogonie hindoue, ni sans doute à aucune cosmogonie. Le trait le plus net en est que les eaux paraissent être l'élément primordial de la création indienne, Sûrya, le Soleil, et avec bien plus d'importance Agni, à la fois feu terrestre, feu du ciel et feu du soleil, sont les grandes divinités védiques, mais l'un et l'autre passent pour avoir été engendrés par l'eau. Agni, d'ailleurs, est appelé Apam-napat, "fils des Eaux ". Cette étrange filiation vient sans doute de ce que l'éclair paraît jaillir des nuées de pluies, d'où l'eau est devenue Mère du Feu. Vénérée, mais éclipsée par la gloire d'Agni et de Sûrya dans la période védique, l'Eau, dans le panthéon brahmanique, voit son prestige diminuer sans perdre aucunement de son importance. L'Inde a ceci de particulier que les formes religieuses chez elle se succèdent sans vouloir s'exterminer; elle procède par adjonction, non par élimination; à la divinisation des forces mystérieuses de la nature qui, avec le culte domestique du feu sacré et la vénération des mânes, compose essentiellement la religion védique, le brahmanisme superpose son panthéisme mystique où la multiplicité des dieux n'est le plus souvent que les aspects multiples du divin et où le ritualisme le plus savant et le plus formel met toute la religion dans les mains d'une caste privilégiée, celle des brahmanes. Les Eaux, génératrices des mondes et des divinités, passent dans le domaine de Varuna, le dieu du ciel, et de beaucoup le plus moral du védisme, mais qui, dans le brahmanisme, prend une attitude dure et cruelle. Seulement dans cette religion brahmanique, où le sacrifice et les rites tiennent la première place, l'eau requise pour les ablutions et les purifications devient une nécessité et, par suite, l'objet d'un autre culte. D'autre part, l'esprit utilitaire ne pouvant s'éliminer d'aucune métaphysique, dans l'Inde au climat excessif, où la famine ou l'abondance dépendent de la régularité des moussons, l'eau fertilisante des pluies sera régulièrement implorée des dieux ou de tel grand ascète, et son absence ou son insuffisance considérée non seulement comme une catastrophe, mais comme une punition des dieux. Enfin, cette eau vivante, courante, qui purifie l'homme pieux quand il cherche à s'approcher des divinités, n'est pas seulement bonne à son âme, elle peut très souvent guérir son corps; de là, un nouveau culte rendu aux vertus curatives de l'eau de certains puits, tels celui du fameux temple d'or de Çiva à Bénarès, dont le contenu croupi et malsain est disputé par des pèlerins. Nous avons ainsi le triple aspect du culte de l'eau depuis l'époque brahmanique, qui s'est maintenu sous le bouddhisme plus ou moins athée et qui a refleuri quand le néo-brahmanisme vishnouiste ou çivaïte, ayant résorbé le bouddhisme dès le quatorzième siècle de notre ère, eut repris tout son empire sur les millions d'Hindous qui le professent encore dans l'Inde. Le culte de l'eau le plus facile à expliquer justement par son caractère utilitaire, celui qui implore la pluie fécondante, est encore aujourd'hui très répandu dans toute l'Inde. Un voyageur note qu'en 1922, il a assisté à Katmandou, capitale alors farouchement fermée du Népal, à une grande procession en l'honneur du petit Matsyendra Nath ou petit Dieu Blanc, grand ascète, très puissant par ses mérites sur les eaux et les nuées, afin d'obtenir des pluies qui, d'ailleurs, ne manquèrent pas de tomber quelques jours après, à la grande satisfaction de la multitude. Mais bien plus important est le culte rendu, dès la plus haute antiquité, par l'Inde aux eaux courantes considérées comme purificatoires. Les gués des fleuves ou tîrthas, les seuls points où l'on pouvait justement descendre pour se plonger et prendre l'eau nécessaire aux ablutions et au sacrifice, sont tenus pour sacrés et l'on y vient de tous les points de l'Inde en pèlerinage; naturellement, la piété des fidèles distingue entre eux, et tous les fleuves ne sont pas vénérés, ce qui ferait vite tomber leur culte dans la banalité quotidienne, quelques-uns même seront considérés comme néfastes, telle cette Karma-nâçâ, «destructrice des oeuvres pies », affluent du Gange, qu'elle rejoint près de Bénarès et si dangereuse que si quelqu'un vient à toucher, même involontairement ses eaux, il perd toute la provision de mérites accumulés au cours de toute sa vie et devient impur. Les eaux stagnantes ont, de façon générale, peu ou point de pouvoir, comme impropres aux cérémonies du sacrifice; quelques-unes, toutefois, sont des lieux de pèlerinage ou yâtrâs très fréquentés : ainsi les lacs sacrés de Kailâçâ, dans les neiges de l'Himalaya aux sources du Gange, quasi inaccessibles à la masse populaire par le temps et les difficultés énormes qu'il faut pour les atteindre; le lac Mânasa au Tibet; à Mahâbaleçvar, l'étang sacré, alimenté par la Kistna, qui sort d'une roche taillée en forme de bouche de vache - la vache étant l'animal le plus saint, aux yeux des Hindous -; l'étang non moins sacré de Kumbha-konam qui, tous les douze ans, à un jour déterminé et unique, efface tous les péchés de tous ceux qui peuvent traverser son eau, tâche fort ardue, car l'étang est de dimensions limitées et des milliers de pèlerins se pressent pour y entrer. La mer aussi est sacrée, mais comme les prescriptions religieuses recommandent de ne pas tenter de traverser "l'eau noire" et l'interdisent même aux hautes castes, on ne cherche à se la rendre favorable que dans des circonstances spéciales : quand un Hindou est contraint de s'embarquer, ses proches viennent verser du lait dans la mer et déposer de menues offrandes pour les vagues. Mais rien n'est supérieur, pour la purification des âmes et des corps, aux eaux courantes de certains fleuves vers lesquelles des foules dévotes se pressent. Les degrés de sainteté assignés à ces eaux font l'objet de toute une littérature religieuse et d'écrits appelés Mâhâtmya. Dès la période védique, certaines rivières, telles que l'Indus (Skr. Sindhu) et la Sarasvatî, que le Véda appelle "la purifiante ", étaient vénérées : la Sarasvatî, divinisée, identifiée avec la déesse Vâch, le Verbe (Sarasvatî), invoqué comme patronne de la Science, était pour les anciens Hindous ce qu'est encore aujourd'hui le Gange pour les modernes. Les lois de Manou mentionnent le Kurûksêtra près de Delhi et le Gange. Le Mahâbhârata (IVe siècle avant J,-C.) énumère un plus grand nombre encore de pèlerinages aux gués des rivières qui, «sanctifiées par les sacrifices des rishis et par la présence des dieux», sont déclarés plus méritoires que les plus solennelles offrandes; les Purânas tracent une véritable géographie de toits ces pèlerinages fluviaux qui couvrent l'Inde du nord au sud d'un réseau sacré. Les ablutions dans le Gange, à Bénarès. En tête, vient le Gange (Ganga), déjà adoré et invoqué dans le Rig-Véda comme un dieu; ce n'est pas seulement le plus grand fleuve de l'Inde, mais le fleuve sacré par excellence de tous les brahmanistes ou bouddhistes de l'Inde, du Népal, du Tibet, de la Birmanie. Issu du pied de Brahmâ, tombé sur la tête de Çiva, il est censé couler au ciel, sur la terre et aux enfers; c'est la rivière des « trois mondes »; il est sacré et vénéré depuis sa source à Gangotri, dans l'Himalaya, jusqu'à son embouchure dans la mer. Il n'y a pas de péché si affreux, pas de conscience si souillée qui ne s'effacent et se purifient dans ses eaux. Aussi, tous les malades, les moribonds, tous les vieillards n'ont qu'une pensée: se faire porter quelquefois de très loin, et à très grande peine sur ses rives, s'y faire plonger, et mourir sur ses bords pour être bien sûr de gagner le ciel. Des escaliers de pierre ou ghâts conduisent des rives escarpées jusqu'aux eaux, dominées par d'innombrables temples; des armées de prêtres spéciaux, les gangâ-putras, "fils du Gange ", attendent, assis au bord du fleuve, les pèlerins, pour les aider, vérifier leur purification; des bûchers fument tout à côté, où se consument les corps, dont les cendres bienheureuses seront jetées dans le fleuve. Mourir près du Gange est un gage si sûr de béatitude que certains hauts personnages se suicident et surtout se suicidaient autrefois dans le "Fleuve des Dieux". Un certain roi Dhangâ se noya ainsi à Prayâga. Tout le Gange est sacré, mais à des degrés très divers : c'est surtout à Bénarès, la ville aux 2000 sanctuaires, qu'afflue la masse des pèlerins; ceux qui sont très pieux et très riches poussent en outre jusqu'à Prayâga, confluent du Gange et de la Jumna, aussi sainte que lui, et de la mystérieuse Sarasvatî qui passe pour venir dessous la terre s'unir à elles deux. Cette place de sacrifice par excellence s'appelle aussi Tri-venî "Triple rivière ", et quoique les très orthodoxes s'inquiètent qu'elle ait quelque peu perdu de sa sainteté, depuis que l'empereur Akbar la profana en y construisant le fort d'Allahabad, c'est un lieu de pèlerinage extrêmement vénéré : les femmes des brahmanes y viennent accomplir, après s'être baignées dans l'eau sacrée, l'offrande de quelques boucles de cheveux au fleuve. Cette cérémonie confère une grande dignité à celle qui l'accomplit, car elle ne peut être célébrée que par une femme pieuse, vertueuse, inconnue pour telle et qu'en présence de son mari. Le Gange est encore particulièrement favorable à Gangotri, à sa source, à Badrinâth où il sort (les glaciers, à Hurdvâr où il entre en plaine, mais l'oeuvre pie entre toute à son égard consiste à faire son Pradakskina, c'est-à-dire à partir de sa rive gauche, à pied, en présentant toujours la droite, à remonter jusqu'à sa source pour revenir par sa rive droite, Le pèlerinage demande environ six ans, comporte de grandes difficultés et des mérites en proportion. L'eau du Gange est l'objet d'un tel culte que certains rajahs ou gens très riches de l'Inde ont établi une sorte de service à Bénarès pour qu'on leur en envoie constamment à domicile; les prêtres en vendent, d'autre part, aux pèlerins qui la rapportent pieusement chez eux; cette eau sert non seulement pour certains sacrifices, des ablutions solennelles, en cas de maladie, mais encore dans certains autres grands pèlerinages dépourvus de tîrthas. C'est ainsi qu'à Puri, dans l'Orissa, la ville sainte qui n'est à proprement parler qu'une agglomération de temples, desservie par plus de 20 000 serviteurs mâles et femelles, lors des grandes fêtes au temple de Vishnu-Jagnnàtha, qui attirent tous les ans plus de 800.000 pèlerins, en majeure partie des femmes, ces pèlerins se présentent portant presque tous dans des vases de l'eau du Gange, péniblement transportée, de très loin parfois, et qui doit servir aux ablutions. Le Gange n'est pas seul vénéré dans l'Inde : la Godâverî, appelée aussi Vieux-Gange, et ses affluents, la Kâverî, une partie du cours de la Nistna ou Krishna, la Tangabhadrâ dite aussi le Gange du Sud, où se suicida pieusement jadis le Chalukya Someçvara, la Tapti, la Sâbarmatî, et surtout la Narbadâ (proprement Narma-dâ, "celle qui bénit"), sont encore des rivales du Gange. Les fidèles de la Narbadû veulent même la mettre au-dessus du Gange. Née de la respiration du dieu Rudra, son pouvoir est tel que si une ablution dans le Gange libère du péché, la vue seule de la Narbadâ purifie d'un crime; de plus, toute eau à trois milles de sa rive nord et à huit milles de sa rive sud est sanctifiée par son seul voisinage; les morts peuvent être brûlés sur ses deux rives tandis que la chose n'est possible pour le Gange que sur sa rive gauche. En résumé, l'eau courante porte en soi une telle vertu purifiante qu'il est encore d'une pratique universelle dans l'Inde de porter toujours les mourants au bord de la rivière; s'il n'y en a pas dans le village, on creuse un petit trou d'eau dans la cour de la maison et on les laisse finir là afin qu'ils ne meurent pas impurs, Si, par hasard, ils en réchappent, ils ne peuvent plus rentrer chez eux, étant morts pour leur maison et leur famille, et ils vont attendre leur trépas définitif en quelque sainte retraite. Dans l'Archipel Indien (Aise du Sud-Est). A Java, qui a été profondément hindouisée, qui a superposé pendant une série de siècles aux croyances animistes de ses premiers occupants la religion et la civilisation de l'Inde, malgré son islamisation actuelle aussi fervente qu'adultérée, toutes les conceptions cosmogoniques relatives au feu, à l'eau, aux pluies, aux nuages procèdent visiblement des Purânas hindous, plus ou moins déformés. Voici ce que dit un texte : "L'eau et le feu logés au plus profond de la terre ont produit les métaux, le sol et les autres matières qu'on y trouve. Les montagnes sont les lieux ou reposent l'eau et le feu de la terre.Suivent ensuite des explications, encore plus embrouillées et incohérentes, destinées à expliquer l'origine des nuées, des nuages, des pluies et qui prouvent que de l'obscure, mais puissante cosmogonie hindoue, les Javanais ont surtout conservé quelques noms à figure visiblement sanscrite. C'est que l'Archipel indien a été soumis tardivement à l'hindouisme - vers le premier siècle de l'ère chrétienne - et il a donné une figure indigène en les adoptant aux principales divinités : Çiva et son énergie femelle Durgâ, Vishnu et son épouse çrî, Brahmâ le Créateur, Ganeça, le fils de Çiva, le dieu du soleil Sûrya, Skanda le dieu de la guerre, Sarasvatî la déesse de la sagesse; Kâma, le dieu de l'amour; Yama, le dieu des Morts; Kubera, le dieu des richesses; Agni le Feu, etc, De tout cela, il reste un culte à Bali, partout ailleurs quelques noms plus ou moins déformés, des monuments et des vénérations qui ont pris un caractère fétichiste : c'est ainsi que l'image de Garuda, l'oiseau qui porte Vishnu, est encore révéré des Javanais et des Balinais comme des Malais, et que, parmi les insignes royaux à Gowa (Célèbes), figure un Garuda. Aussi générale, a persisté dans tout l'Archipel indien, jusqu'à Halmehera (Moluques), la croyance indienne aux Nâgas, ou esprits des eaux dans l'Inde. Dans toutes les parties de l'Archipel, de Bornéo et Sumatra, on trouve encore des inscriptions sanscrites, les écritures sont d'origine indienne, presque toutes les langues indigènes renferment des mots ou des expressions sanscrites, presque toutes les croyances comportent, plus ou moins altérées, des survivances hindoues, mais à des degrés variables, suivant la force de l'empreinte reçue et le degré de civilisation des populations ainsi influencées. Toutefois, soit par la nature de ces peuples, soit à cause de l'influence survenue de l'Islam, le système des castes, sauf à Bali, n'a pu s'y établir définitivement, de sorte que le culte de l'eau n'a pu y prendre l'ampleur et l'importance qu'il a encore dans l'Inde. Toutefois, pour tous les peuples de l'Archipel indien, l'eau reste empreinte d'un caractère surnaturel qui tourne vite au grossier animisme : pour les Javanais, toutes les rivières sont habitées par des esprits qu'il est bon, de temps à autre, de se rendre propices par des offrandes; dans l'île de Bocroc, non loin d’Amboine, les embouchures des fleuves passent pour la demeure des « Sananés », ou bons esprits, auxquels on rend un culte; les Macassars et les Bouguis, peuples de pêcheurs et de marins, croient que chaque cours d'eau possède un esprit à qui il est bon de faire chaque jour des offrandes, sous peine de se voir un jour englouti dans ses flots. Cet esprit prend parfois la forme d'un crocodile : ainsi l'administrateur indigène, le « régent » de Gantarang, ayant négligé de rendre un culte à la rivière de Sapiri, fut dévoré par le crocodile qui en était l'esprit, et ses sujets se hâtèrent d'apaiser par une grande fête sacrificielle le courroux de cet être puissant et dangereux. Les Malais regardent certaines rivières comme devant leur sainteté à une pierre, une roche qui, placée vers le haut de la rivière, est douée de propriétés surnaturelles; on l'appelle sati, déformation visible du sanscrit Çakti, désignant la femme, l'énergie femelle d'un dieu, spécialement de Çiva. Ici, il y a survivance nette du vieil hindouisme. Les habitants de l'île de Nias, voisine de Sumatra, croient les rivières habitées par un beklu ou vampire, qui s'attaque aux femmes enceintes. Pour ne pas être tuées celles-ci vont lui sacrifier une poule au bord même de la rivière. L'eau étant ainsi puissante, les mortels qui se la rendent propices peuvent en tirer les meilleurs effets pour se préserver de la maladie et des malheurs. Chez les Alfourous de Minahasa (Célèbes), l'eau est si bonne protectrice contre l'adversité que même les habituels bains de propreté prennent un caractère religieux. On doit, pendant l'opération, battre la rivière de la main, dans la direction de son cours, et dire en plongeant en arrière : " Puisse l'eau emporter avec soi les maladies, la fatigue, les mauvais rêves, toutes les choses mauvaises !» Les Alfoures de Boeroe, lors d'une épidémie de petite vérole, se plongent dans l'eau pour chasser l'esprit de la maladie. Chez les Olo-Ngadju du sud-est de Bornéo, on administre aux enfants, dès les premiers jours de leur naissance, une espèce de baptême : pour cela, le balian ou prêtre asperge d'abord l'enfant d'une sorte d'eau bénite; il est ensuite conduit en pompe au fleuve et immergé dans l'eau. On pense ainsi éloigner de lui tous les dangers. Un pareil bain chez les Bataks de Sumatra est suivi de l'imposition d'un nom au bébé. Sous la conduite de tous ses parents, il est porté au plus proche ruisseau, baigné dans l'eau froide, après quoi le père, qui peut seul choisir le nom de l'enfant, le proclame à haute voix. Même les Malais de Sumatra, malgré leur islamisation ardente, conservent cette pratique païenne. Un baptême analogue existe chez les Noufours de la Nouvelle Guinée. Après un copieux repas qui réunit toute la famille, le roi de la fête, l'enfant, est baigné dans une fontaine; on lui met un petit pagne, les femmes le rapportent à la maison où il reçoit un nom. En Nouvelle-Zélande, le prêtre baptise avec une branche fleurie qu'il trempe dans l'eau et dont il asperge la tête du bébé en récitant des bénédictions variables avec le sexe du baptisé. Dans le nord de l'île, cependant, l'enfant est complètement immergé dans l'eau. Les Bataks de Sumatra pratiquent sous le nom de barrière d'eau, une cérémonie qui consiste à asperger avec l'eau de la plus proche rivière tous les habitants du village, afin de les protéger contre les maladies et les malheurs. Chez les Bouguis et les Macassars, de l'eau consacrée à cet effet, de l'eau bénite en somme, dans une cérémonie appelée respectivement Mapaella et Bambang, sert par aspersion à chasser la chaleur d'une maison, à la préserver des incendies. On appelle chez eux uwâë-pasîli cette eau consacrée par un shaman qui a mis dans de l'eau ordinaire divers ingrédients, dont du bétel et de parce, une espèce de jasmin; et prononcé dessus des formules magiques. On asperge de cette eau les jeunes époux afin de rendre leur union féconde, les gens qui se rendent au bain, afin qu'ils y soient préservés de tout accident : noyade, requin, crocodile, etc. Chez les Alfoures d'Halmahera, le sorcier, pour obtenir la pluie à volonté, se sert d'un petit paquet de branchettes de différents bois sur lesquels il récite des formules magiques en les plongeant dans l'eau et avec lesquels il asperge ensuite la terre. L'eau, dans l'Archipel indien, joue encore un très grand rôle pour empêcher le retour de l'esprit des morts, une des grandes préoccupations de ces peuplades superstitieuses. Les Dayaks de la Mer, à Sarawak, afin que l'esprit du mort ne cherche pas à rentrer dans sa maison, versent une cruche d'eau sur le plancher au moment où le cadavre est emporté hors de sa demeure. Même les musulmans de l'Archipel, dès l'inhumation faite, arrosent la tombe avec de l'eau apportée à cet effet de la maison mortuaire; cette «barrière d'eau», qui n'a rien d'islamique, est très probablement d'origine polynésienne. Un autre moyen efficace de se préserver de l'esprit du mort est de se plonger dans un fleuve pour le noyer s'il est après vous ou tout au moins s'en purifier : ici, peut-être, retrouverait-on, à la rigueur, une survivance hindoue. Toutefois, nous devons constater que les Papous de la baie de Goelvink prennent toujours un bain après un décès, A cet effet, toute la famille du défunt se rend à un endroit réputé sacré, y fait quelques offrandes, puis va se baigner dans la mer. Chez les Olo-Ngadjus du sud-est de Bornéo, la fin du deuil est marquée par la fête des 428 Morts qui se termine par une cérémonie appelée bakakahem. Elle consiste à faire monter toute la. famille dans un bateau poussé jusqu'au milieu de la rivière où un balian (prêtre) la fait chavirer de façon à ce que tous ses occupants tombent à l'eau. Ceci se répète à trois reprises, après quoi les parents sont considérés comme lavés de toute souillure apportée par le contact du mort et préservés de son retour. Un des côtés les plus curieux de ce culte de l'eau chez les Indonésiens est la conception que les pouvoirs surnaturels donnés à l'eau par la présence d'un génie peuvent lui être encore communiqués par un mortel dont le rang, la puissance ou le caractère paraissent le rapprocher des êtres surnaturels. Chez les Redjangs, population de Sumatra, les chefs possèdent dans leur trésor des objets qui apparaissent d'abord de nulle valeur : un vieux kriss, un canon de fusil, une bague, un bracelet, mais lesquels, plongés dans l'eau, communiquent à cette eau une vertu extraordinaire. Avant de prononcer un serment on doit boire de cette eau, dont on essuiera les mauvais effets si l'on est parjure à son serment. De même les souverains de notre Cambodge font boire à tous leurs fonctionnaires, avant de les investir d'une charge, une eau consacrée, dite du serment, qui vise su même effet. Le prince de Pasimpi, petit Etat des hauts pays de Padang, possède dans son trésor une bélière de kriss en or qui, après avoir été exposée au-dessus d'une écuelle où brûle une sorte d'encens, est plongée dans l'eau : celle-ci devient alors un excellent remède contre toutes les maladies. Mieux : l'eau dans laquelle se lavait l'aventurier anglais Brooke, devenu rajah de Sarawak, dans la grande île de Bornéo, passait pour fertilisante : quand il traversait les villages de son royaume, les femmes s'empressaient à lui laver les pieds d'abord avec de l'eau ordinaire, ensuite avec de l'eau de coco, enfin avec de l'eau très pure : toutes ces eaux, soigneusement conservées, servaient ensuite à asperger les champs qui en donnaient, croyait-on, une plus abondante récolte. En somme, si le culte de l'eau existe dans l'Archipel indien comme dans l'Inde, c'est dépouillé de sa signification sacrificielle et de sa haute valeur symbolique. L'eau puissante, dangereuse et nécessaire, y est vénérée dans un but plus utilitaire. (A. Cabaton).
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