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Arnold Geulincx
est un philosophe cartésien d'un
haut mérite, mais que la célébrité de Malebranche
et de Spinoza, penseurs auxquels on l'a tour
à tour comparé, rejeta, non sans injustice, dans la pénombre.
Une manière de réparation lui a été faite à
la fin du XIXe siècle, quand sa
vie et sa doctrine ont été l'objet
de patients travaux, et une belle édition de ses oeuvres a été
entreprise.
Arnold Geulincx naquit à Anvers
le 31 janvier 1624 (et non en 1625, comme portent la plupart des biographies).
De famille modeste, il put cependant pousser très avant ses études.
A l'âge de seize ou dix-sept ans, il entre à l'université
de Louvain, y étudie la philosophie,
sous des maîtres dont la docilité au péripatétisme
allait s'affaiblissant. L'un d'eux même, Guillaume Philippi, était
un cartésien déclaré, qui se vit, pour avoir indiscrètement
affiché sa foi aux idées nouvelles, condamner par l'Université.
Geulincx conquiert ses grades avec éclat, joint à la licence
ès arts la licence de philosophie; en 1646, il obtient un poste
au Paedagogium où il avait été élevé.
Promu, en 1652, à la charge de primarius, il est, deux ans
après, choisi pour doyen de la faculté des arts. Le fait
même de cette élection nous prouve que la majorité
de ses collègues adhérait à ses vues, applaudissait
à ses méthodes. Mais contre son
enseignement, trop hostile à la philosophie toute formelle qui régnait
encore dans les écoles, une opposition s'éleva. Certaines
menées ne lui permirent pas de se faire illusion sur la durée
de la tolérance ménagée à ses convictions.
Il préféra n'en pas risquer l'aventure; il abandonna Louvain
et chercha un refuge à Leyde. C'était sa fortune universitaire
à recommencer.
A Leyde, comme à Louvain et comme
dans tous les grands centres intellectuels d'Europe, la lutte était
engagée entre le péripatétisme
au déclin et cet esprit de progrès
que personnifiait le cartésianisme.
L'heure n'était qu'à demi propice pour Geulincx. L'université
nationale de la Hollande comptait des maîtres de renom qui professaient,
en diverses provinces de la philosophie,
des doctrines visiblement orientées dans le sens moderne. Au premier
rang parmi eux, Land signale un théologien éminent, Abraham
Heydanus, en qui le nouveau venu trouva un protecteur et un ami. Il n'y
a pas à douter que ce ne soit par son entremise que Geulincx ait
été gagné à la religion protestante. Quelques
mois après (16 septembre 1658), il prenait son degré de docteur
en médecine. Il serait trop long de raconter les progrès
qu'il fit dans l'estime et la confiance des curateurs. Ce n'est guère
qu'en 1662 qu'il connut autre chose que de bonnes paroles et des encouragements
platoniques. Il venait de dédier au conseil sa Logica, fundamentis
suis, a quibus hactenus collapsa fuerat, restituta. En récompense,
il obtenait une conférence assez petitement rémunérée.
L'impression causée par cette faveur dut être vive.
«
Pour la première fois, remarque Land, une chaire de philosophie,
dans l'Université, était attribuée à un penseur
indépendant. »
En 1663, nouveau succès avec sa Methodus
inveniendi argumenta. En 1664, il réédite, sous le titre
de Saturnalia, ses Quaestiones quodlibeticae de Louvain.
Vers la même époque, il donna son premier traité de
morale, publication qui lui valut de plus grands
honneurs : il fut promu au rang de professor extraordinarius. De
jour en jour sa situation grandissait, sans cependant devenir encore prépondérante.
II mourut prématurément, en novembre 1669, alors qu'il pouvait
espérer quelque brillante et définitive consécration
de sa science et de ses talents.
Les traités de Geulincx que nous
avons cités et dont il se fit l'éditeur ne constituent ni
le tout ni même l'essentiel de son oeuvre philosophique. Ses livres
les plus importants parurent après sa mort, à des intervalles
inégaux. Citons d'abord l'Ethica complétée
et la Metaphysica à laquelle une Physica était
jointe en appendice.
Nous ne saurions, dans cet article, présenter
qu'un rapide crayon des théories métaphysiques
et morales soutenues par cet émule de Malebranche
et de Spinoza. Suivant l'exemple qu'avait donné
Descartes, il demande au doute
méthodique de le préparer à recevoir la sagesse.
C'est le doute qui fera de l'humain en quête du vrai,
non certes un métaphysicien, mais un « candidat à la
métaphysique ».
Status tuus
est candidati metaphysicae seu entis ad primam scientiam, per consequens
ignorantis omnia. (Met., p. 7).
A ce scepticisme
tout provisoire et dont le dénouement dogmatique
ne fait pas doute un seul moment, des vérités survivent,
deux surtout, qui deviendront les principes
générateurs de tout un système.
La première est cette proposition
: que pour douter, il faut penser
et conséquemment exister; axiome
que l'auteur de la Metaphysica tantôt donne pour intuitif,
tantôt développe sous ferme syllogistique;
à peu près comme fit Descartes
lui-même, qui donna, comme on sait, égal prétexte à
l'une et à l'autre interprétation. La seconde vérité,
et celle-ci appartient bien en propre à Geulincx, qui lui prête,
dans tout le cours de sa dialectique, une
importance considérable, est ainsi énoncée, dans la
Metaphysica (p. 26) :
Quicumque
sit, conscius esse debet hujus negotii, facit enim [...]. Impossibile est
ut is faciat qui nescit quomodo fiat.
On ne saurait faire quelque chose, qu'on ne
sache comment cette chose se fait. En d'autres termes, l'activité
digne de ce nom, celle qui n'est pas un simple canal par où circule
une force étrangère, est toujours
éclairée par l'intelligence
: elle sait qu'elle agit et comment elle agit. Ce point accordé,
l'occasionnalisme apparaît comme
une hypothèse inévitable, apte
à expliquer non seulement les phénomènes
dont le monde naturel est le théâtre, mais ces opérations
mêmes dont une grossière illusion
me fait reporter au corps l'origine : mouvements des organes, jeu des sens,
disposition des membres en vue de telle ou telle fin. Ce sont là
des effets dont je ne suis pas l'auteur, puisque j'ignore comment je les
accomplis. J'assiste, passif, à ce qui se passe dans ma machine,
alors même que je subis ce mirage de la diriger :
sum
nudus spectator hujus machinae.
Mais, alors, quel sera l'agent véritable
auquel il convient de faire honneur de ce concert d'actions et de mouvements?
Alléguera-t-on le monde extérieur? Par lui-même pure
étendue, il ignore ces agencements de
propriétés secondes, images et phénomènes,
grâce auxquels se manifeste à nous sa présence. Il
n'en est donc pas la source. De cause véritable,
il n'y en a qu'une : Dieu. Dieu est, selon lui,
le moteur premier, de qui tous les autres prétendus agents dérivent
leur apparente inutilité. Mais cette première cause n'annihile
pas les causalités secondes que constituent
les esprits. Elle détache en eux quelque
chose d'elle-même et rend efficaces les volontés. Ce trait
de doctrine suffit à instituer, comme le remarque Van der Haeghen,
une distinction profonde entre l'occasionnalisme de Geulincx et celui de
Leibniz, duquel tout d'abord on serait tenté
de le rapprocher. Ajoutons que le même principe, en vertu duquel
une causalité d'où l'on aurait banni l'intelligence
ne serait qu'une ombre de causalité, demeure le préservatif
auquel Geulincx aura dû d'éviter l'entraînement au panthéisme.
Il s'en approche d'aussi près que possible; son Dieu est, au vrai,
l'unique esprit dont les esprits finis ne sont
que des modalités particulières.
Sumus enim
modi mentis, ut corpora particularia sunt modi corporis (Met.,
p. 56).
De même qu'il est l'unique esprit,
il suffirait que le Dieu de Geulincx fût,
par surcroît, le corps unique, pour que le spinozisme
n'eut plus rien à nous apprendre. Mais non, notre philosophe ne
peut se laisser entraîner à ces conséquences extrêmes
l'irrationalité de la matière est
un éternel obstacle à ce qu'elle trouve place dans l'essence
de l'omniscient auteur des choses.
L'espace nous manque pour développer
la physique de cet auteur qui a porté si loin le culte de l'intelligence.
Indiquons seulement qu'il professa un mécanisme
radical et qu'à cet égard encore, il ne s'écarte point
de la tradition cartésienne.
Nous nous arrêterons un peu sur son
éthique, cette part de la philosophie
étant celle que Descartes avait le moins
explorée. Pour Geulincx la morale tient
à la philosophie première par le plus étroit lien;
elle n'en est même que le prolongement. Entièrement rationnelle,
elle exige de l'âme, tout comme avait fait
la métaphysique, un vigoureux effort
de réflexion et une préalable
enquête intérieure. Or, quel sera le premier résultat
de cet examen? La découverte de cette loi d'occasionnalisme
qui nous gouvernera absolument et dont la suite immédiate, dans
l'ordre de la pratique, sera la mélancolique conviction que, par
nous-mêmes, à strictement parler, nous n'avons aucun
pouvoir, si ce n'est toutefois la faculté de conserver toujours,
dans notre vie, la raison, cette image immanente
de la divinité en nous. Mais, pour se régler sur la raison,
il faut l'aimer et l'aimer d'un amour agissant
et courageux. Là se trouve le principe
des vertus ou pour mieux dire la vertu elle-même.
Virtus est
rectae rationis amor unicus.
D'on suit, ce que le Portique
avait admirablement compris, que les formes de la vertu peuvent bien comporter
une certaine pluralité; mais qu'elle est, en elle-même, une
et indivisible. Au reste, un accent stoïcien caractérise le
langage de ce philosophe profond et original, qui a mieux valu que sa fortune,
qui a le premier conçu des pensées auxquelles d'autres donneront
leur expression définitive. On a dit de sa conception de la vie
qu'elle était un « optimisme résigné
». Cette résignation ne paraît pas lui avoir coûté
beaucoup. Il avait le dédain de tous ces petits biens que le moi
ambitionne et dont la perspective amuse la sensibilité-égoïste.
Plaisirs et passions, tout cela n'avait pas d'être
à ses yeux, non pas même cette passion de la gloire qui n'est
qu'une vanité plus emphatique : un seul attrait était digne
de guider cette volonté constante et fière
: celui de l'impersonnelle raison. (Georges
Lyon). |
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