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L'illusion

On donne le nom d'Illusion à une erreur des sens qui nous fait percevoir les objets autrement qu'ils ne sont en effet, ou qui nous fait prendre l'image, c.-à-d. les apparences de l'objet, pour la réalité

L'illusion et l'art
Cette dernière sorte d'illusion est particulièrement celle que peuvent produire les oeuvres dramatiques et les oeuvres de la peinture. Selon la remarque de Marmontel, l'illusion, dans la tragédie, ne peut pas être complète, parce qu'il nous est impossible de faire abstraction du lieu réel de la représentation, des invraisemblances forcées du spectacle qui se déroule sous nos yeux, du jugement que nous portons et sur l'oeuvre soumise a notre appréciation et sur les acteurs qui en sont les interprètes.

L'illusion ne doit même pas être complète, car alors elle serait révoltante et péniblement douloureuse; il faut qu'une réflexion tacite nous avertisse, par exemple, que le meurtre de Camille ou de Zaïre, les convulsions d'Inès empoisonnée, ne sont que des fictions, et modère par là l'impression de la terreur et de la pitié, Dans le comique, rien ne répugne à une pleine illusion, et l'impression du ridicule n'a pas besoin d'être tempérée comme celle du pathétique : toutefois, des pièces comme le Misanthrope ou l'Avare sont, dans les détails et dans l'ensemble, dans le caractère et dans l'intrigue, des compositions plus achevées qu'on n'en peut voir dans la nature; et l'illusion théâtrale, si elle était complète, empêcherait de voir cette perfection qui décèle un art suprême, et dont le sentiment est un des plaisirs du spectacle.

L'illusion semble aux esprits grossiers le principal ou même l'unique but de la peinture. Mais l'imitation exacte de l'objet, la reproduction identique des apparences est fort loin d'être la perfection de l'art, soit que l'on considère dans une oeuvre la difficulté d'exécution, ou les effets qu'elle produit. Que l'on cite les raisins de Zeuxis, becquetés par les oiseaux, et le rideau de Parrhasius, qui trompa Zeuxis lui-même : cela prouve le peu de fondement de certaines admirations, et la disposition qu'on a eue de tout temps à s'enthousiasmer pour les puérilités de l'art. Qui ne sait à quels leurres grossiers les animaux se laissent prendre? II n'est point de grisaille, point de peinture de décor quelque peu soignée, qui ne fasse illusion, même aux gens les mieux instruits des procédés et des effets de l'art. D'un autre côté, cette imitation exacte d'où résulte l'illusion des sens, par cela seul qu'elle exclut le beau idéal et tout idéal, ne saurait exercer sur l'esprit qu'un charme très borné. 

Si une symphonie qui imite un orage était prise pour un orage véritable, elle n'exciterait aucune admiration pour le musicien et pourrait même faire naître un sentiment désagréable; si, dans un passage de musique qui imite le bruit de marteaux tombant sur l'enclume, l'illusion était telle qu'on crut entendre de véritables marteaux, on ne s'aviserait pas d'applaudir, et l'on éprouverait tout aussi peu de plaisir que lorsqu'on passe devant l'atelier d'un forgeron. De même, en peinture, qui soutiendrait le spectacle du massacre des Innocents, si le tableau lui causait une entière illusion? Quel homme verrait sans horreur Judith tenant la tête sanglante d'Holopherne? Si l'imitation pouvait et devait être portée jusqu'à l'illusion complète, on frémirait au lieu d'éprouver du plaisir. Si l'illusion était la première partie de la peinture, les premiers peintres seraient ceux qui ne traitent que les plus petits détails de la nature, et le dernier de tous les genres serait celui de l'histoire, parce qu'il se refuse plus que les autres à la parfaite illusion. Des objets de peu de saillie, tels que des moulures et des bas-reliefs, parfois aussi des fleurs et des fruits, pourront tromper les sens, au point de mettre les spectateurs dans la nécessité de recourir au toucher pour s'assurer de la vérité : mais l'illusion s'affaiblit à mesure que les objets sont plus grands, et il est sans exemple qu'un tableau composé de plusieurs figures ait jamais fait croire au spectateur qu'il voyait des hommes véritables. 

L'illusion, qui ne naît souvent que de l'inattention et de la surprise, peut être produite par les plus mauvais ouvrages, et ce n'est point l'illusion causée par les ouvrages de Raphaël ou de Michel-Ange qui leur a obtenu l'admiration des siècles. Les coloristes sont, parmi les peintres, ceux qui arrivent le plus aisément à produire l'illusion, et cependant on ne leur donne pas le premier rang parmi les artistes. L'imitation la plus prochaine de la réalité n'est pas le seul but de la peinture : il y a des beautés d'un genre différent et supérieur, qui font la grandeur de l'art, telles que l'abondance, l'originalité et la hauteur des conceptions, le choix des attitudes, l'agencement ingénieux des groupes. La seule illusion que l'art doive toujours se proposer d'atteindre, c'est que le tableau puisse rappeler si bien le vrai par la justesse de ses formes, par la combinaison de ses tons de couleur et de ses effets, que l'image fasse tout le plaisir qu'on peut attendre d'une imitation de la vérité.

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